“Rassure-toi, j’ai pas parlé à Marcus depuis qu’il a bousillé ma chicha au Nouvel An 2017 et qu’il a volé mon tabac, c’est pas à lui que j’irai cafter. T’as des nouvelles des autres ?” Tu ris doucement en l’entendant ressortir cette vieille rancoeur.

« Pas vraiment à part lui. » Des trucs que tu vois sur facebook mais sinon t’as plutôt un nouveau groupe de potes maintenant. Ceux d’avant étaient aussi beaucoup de gens liés à Rosa en premier lieu. C’est naturellement que vos chemins se sont séparés. Même si vous vous entendiez bien, la glue qui vous unissez n’était plus. “J’ai parlé de Lola à personne, non plus. T’avise pas de lui en parler la prochaine fois que vous vous voyez.” T’es même pas surpris. T’es surtout ravi de voir que ce soir, juste ce soir, vous deux vous vous êtes ouvert sur un truc important pour vous. Vos situations sont tellement similaires c’est impressionnant et ça te fait grave plaisir de partager ça avec Grace. Vous vous comprenez mieux que personne là.

« Je suis une tombe. » Ah la bonne blague. Même si t’es sincère, tu fais rire. Toi et ton obsession pour la mort et ton amour des cimetières. Y’a plus de gens que t’aimes dans les cimetières de la ville que de gens vivant. Pas tout à fait. Pas loin. “In Hearts Wake ? Sérieux ? Putain, file-moi ton carnet d’adresse.” Tu kiffes trop qu’elle connaissent. Ok ils sont de la région, mais quand même. La plupart des gens avec qui tu bosses, des artistes que tu admires plus que tout, ils sont pas mainstream. Ils passent que sur Triple J.

« Dès que j’ai le numéro de Dua Lipa je ferai super attention à ce que tu te trouves pas sans surveillance près de mon téléphone. » Ouais, tu fais une fixation sur elle. Tu veux bosser avec elle. Elle était en ville y’a quelques semaines et t’as essayer de provoquer ta chance. T’es allé à des endroits stratégique où elle pourrait se trouver mais non. Tu n’as pas réussi à la rencontrer. “D’important ? Rien. J’ai toujours mon tournage avec mon acteur chiant et infoutu de se poser plus de deux secondes sur un projet sans vouloir changer tous les détails. Les semaines sont longues.” Tu fronces le nez. Tu sais ce que c’est de bosser avec des relou. T’as eu la chance que ça ne se reproduise pas souvent parce que t’as le luxe de pouvoir dire ciao aux gens avec qui ça colle juste pas. Tu peux pas être inspiré avec des relou. Tu ferais de la merde et tu veux pas. “Et j’arrête pas de me dire que j’ai envie de reprendre mon job d’avant. Faire dans l’artistique, pour et selon moi, pas être embauchée par un réalisateur pour prendre des photos d’acteurs maquillés qui récitent un texte. Ca me fait plus vibrer.” Tu hoches la tête. Tu comprends bien que y’a un truc qui la bloque pour qu’elle ne se lance pas là dessus direct.

« Si t’as besoin d’aide… » Tu laisses ta phrase en suspens. Elle sait que t’as touché une petite fortune au poker il y a quelques années. Elle sait aussi que tu gagnes très bien ta vie. Elle sait que si elle a besoin elle peut te demander de l’aider. Tu sais qu’elle ne le fera jamais d’elle même, fière, envie de s’en sortir seule, mais ça te dérangerait pas de filer un coup de main. Au contraire. Si elle peut vivre sa meilleure vie autrement, tu sauterais à pied joint sur cette solution. “On m’a proposé de faire le prochain film de Katelyn Moyer, aussi.”

« Mais wow. » T’es plus sûr de qui c’est mais elle t’a déjà parlé d’elle par le passé. Le nom fait parti de ses réguliers. T’es content de voir qu’elle a de quoi sous le coude. Du lourd en plus. T’as un beau sourire sur tes lèvres de la voir comme ça. “Et j’ai recroisé une ex, aussi, celle avec qui je bossais après avoir quitté la fac, tu sais.” Nouveau rire parce que c’est très drôle comme elle passe d’un sujet à l’autre. C’est vrai que vous jouez sur le temps là.

« Ouais je crois que je vois. » C’est bientôt la fin du date. Mais tu sais bien que vous pouvez continuer ensuite. Tu te souviens qu’il faut que tu la notes et c’est même pas négociable qu’elle aura la note maximum partout. Si seulement tu pouvais être amoureux de Grace. Si seulement c’était réciproque de cette façon là. Mais t’as pas assez de boobs et trop de D. Ca le fera jamais. Dommage. Parce qu’elle serait parfaite.

« Et rien à signaler ? » Parce que ça t’étonnerait pas qu’un truc se soit passer ‘par mégarde’, ‘pour se rappeler du bon vieux temps.’ Tu sais pas. Mais tu l’imaginerais bien possible. “Ohmygodshereplied.”

« Oh… » Tu la regardes en train de lire à toute vitesse. “Elle fait rien ce soir !!” Sourire sur tes lèvres. Elle s’empresse de répondre, elle a l’air moins hésitante que tout à l’heure. Ca te fait trop plaisir de la voir comme ça. “Mais quel enfer, j’ai l’impression d’avoir seize ans et un crush sur ma voisine de TP en bio.” Tu lâches un gros rire fort.

« I relate to that. » Tes yeux qui se tournent vers la table de Murphy un peu plus loin. “Bon, je sais que t’es pas dispo ce soir, mais faut qu’on prévoit d’aller boire un verre, bientôt. Avec Lola et Murphy, même, si tu veux.” Tu reportes ton attention sur Grace, hochant la tête.

« Ouais, on verra. » La vérité c’est que t’es pas chaud pour qu’elle rencontre tes amis. Y’a rien de sérieux entre vous. « Plus tard. Genre. Beaucoup plus tard. Si je parle de Murphy à Lola elle va déjà nous marier alors qu’on est même pas en couple. » Tu l’imagines déjà partir au quart de tour sur cette information. N’importe qui qui te connait partirait au quart de tour en vérité. Mais pas Grace. Grace est resté chill ou en tout cas ça n’a pas été démesuré et tu lui en es très reconnaissant parce que tout ça n’était pas rien pour toi. Réaliser toutes ces choses c’est un grand pas. Un pas vers la guérison totale. Ca fait un bien fou. I’m not totally broken.

« Dès que j’ai le numéro de Dua Lipa je ferai super attention à ce que tu te trouves pas sans surveillance près de mon téléphone. » Sur le coup, ça la fait rire mais dans le fond, c’est le bonheur qui prime. Le bonheur de voir Jordan souriant, à s’être lancé dans des tonnes de projets qui l’épanouissent. Elle voit sa carrière montante comme un second souffle, plus comme une distraction du néant qui l’habitait alors, et ça lui fait du bien. Elle n’est pas si naïve, elle sait que les plaies qu’il porte sont de celles qui ne se résorbent jamais complètement, comme le bras dont elle a perdu le contrôle lors de son accident, et que l’empreinte de sa perte reste ancrée sans espoir de guérison. Mais Jordan est toujours debout, à être nommé pour des Grammys et à rencontrer quelqu’un de plus sérieux que toutes les fois où elle l’a vu avec quiconque qui n’était pas Rosa. Son coeur est une boule de chaleur en éruption et elle aurait aimé se lever en plein milieu de la pièce pour prendre Jordan dans ses bras, mais ses jambes sont trop cotonneuses. Et surtout, ils n’ont jamais été comme ça.

« Si t’as besoin d’aide… » Jordan lui propose son aide financière en connaissant déjà la réponse : Grace est beaucoup trop orgueilleuse pour accepter. Elle a surtout la chance d’avoir bien mis de côté et d’avoir eu ses parents pour payer ses frais hospitaliers à l’époque où elle passait sa vie à l’hôpital et qu’elle était incapable de se débrouiller toute seule sans mourir étouffée par un t-shirt qu’elle n’arrivait pas à enfiler correctement. Son job ne payait pas des masses, mais suffisamment pour couvrir ses frais si elle venait à se reconvertir. Un projet encore loin d’être abouti : elle est sur le point d’accepter une offre d’emploi pour un autre film. D’une femme qui la passionne, en plus. C’est principalement cet environnement stimulant qu’elle apprécie, plus que la photographie qui y est liée : pouvoir rencontrer des artistes de tous horizons avec un portfolio rempli et des expériences à foison.

Elle n’aime pas devoir regarder l’heure sur son portable, parce qu’elle prolongerait bien le moment. Ca fait un moment qu’ils n’ont pas eu le temps de se poser, tous les deux, à se raconter des choses et d’autres, des plus significatives au moindre détail oublié deux secondes après. Ca lui manque. Preuve en est : ça fait combien de temps qu’elle a croisé Jessian, déjà ? Deux mois, trois ? « Et rien à signaler ? » Jordan anticipe sur ses habitudes un peu malsaines de renouer avec des ex ou de contredire ses bonnes résolutions en recouchant avec des gens qu’elle s’était promis de ne plus voir sans y réfléchir outre mesure. C’était différent, avec Jessian. Leur relation-non-relation s’était terminée sur les meilleurs termes possibles, avec une perte de contact qui n’avait rien de surprenant et dont elle avait épongé la douleur avec quelques autres non-relations. “A part sa fille de quatre ans qui était dans le salon à côté de nous ? Rien à signaler. Puis, c’était pas l’optique. J’étais juste contente de la revoir après quasi huit ans.” Surtout, gérer la séparation d’avec Alexandria était déjà une tâche suffisamment épaisse à cette période pour qu’elle s’encombre de l’idée de renouer avec quelqu’un de façon sérieuse.

Et voilà que Lola répond, et elle est seule chez elle, à ne rien faire, ou plutôt à faire un truc typique de célibataire pour la Saint Valentin, et elle déteste que ça la rassure et que ça lui tire un si gros sourire, mais voilà où on en est : elle n’arrive pas à s’en empêcher. Et, du coup, elle se sent autant plus mal d’être venue à un speed dating pour se parer à une fatalité qui n’existait même pas. Elle n’a aucune culpabilité à ressentir, mais ça n’empêche pas celle-ci de poindre au fond de son ventre. Encore une fois, le changement de sujet est véloce : l’heure tourne et leur tête à tête touche à sa fin. “J’imagine parfaitement”, qu’elle rigole quand Jordan lui rappelle qu’il est trop tôt pour présenter qui que ce soit à qui que ce soit d’autre - encore plus à Lola. “Juste nous deux, alors. T’as pas de raisons de dire non. Et puis t’étais mon meilleur date de ce soir, ce serait trop con qu’on se revoit pas.” Elle lui offre son grand sourire d’abrutie, ravie de sa plaisanterie. Sans trop tarder, la cloche retentit et met fin au dernier rendez-vous du soir. Elle griffonne rapidement sa notation maximale sur la table et aplatit le stylo d'un air cérémonieux : “Bon, j’vais m’excuser auprès de mon date comme une grande, et rentrer. Toi, amuse-toi bien.” Elle remballe son portable dans sa poche, comptant s’excuser à Nico en face à face plutôt que par message. S’appuyant de sa main gauche, elle se redresse hors de la chaise et s’étire brièvement. Cette fois, elle se fiche de leurs habitudes ou de l’absence générique de contacts : elle s’approche de Jordan et le prend brièvement dans ses bras. “Ca m’a fait plaisir de te voir, Jor.” De te voir comme ça, content, épanoui. Elle ne le dit pas mais il saura le percevoir, elle le sait. “J’ai ton numéro, t’façon, je t’appelle. Prends soin de toi.” Un peu trop d’intimité, pour le coup. Elle agrémente son salut d’une petite tape sur le haut du bras du jeune homme et le salue une dernière fois d’une main en l’air. “Stay awesome, possum”, qu’elle lance en se mêlant à la foule jusqu’à la sortie, espérant y trouver Nico.