T’as un pote qui t’envoie la story d’une meuf en train de faire un live. C’est Wednesday son nom de scène. Tu la connais depuis plusieurs années. Une meuf qui tente de percer dans le milieu de la musique et qui parfois chante bien mais là, tu sais pas ce qu’il se passe. C’est horrible. T’es arrivé en cours de son live stream, elle est en train de chanter « How far I’ll go » parce qu’elle est fan de Disney et la plupart de ses cover, c’est ça. Et tu fronces grave le nez en l’entendant. Tu grimaces. Tu souffres. Elle fait ça a capella et vraiment ça lui réussi pas DU TOUT. Vraiment t’aimes bien la soutenir dans ce qu’elle fait pour lui donner des coups de pouce et juste une vue de plus ici et là mais tu peux pas rester connecté à regarder ça. Tu coupes. Vraiment, t’as carrément une grimace sur le visage tellement t’as été en souffrance. T’étais sur le point de partir de chez toi de toute façon alors tu chopes tes clés et tu sors, à pied, comme d’hab. Tu en as pour une heure à rejoindre le centre ville. T’es pas dérangé, il fait beau en plus. T’as ta musique dans les oreilles, d’ailleurs t’as mis un Daily Mix parce que t’as pas su te décider. Trop de musique que tu veux écouter et tu sais qu’il serait un peu plus saint de changer de chanson parce que t’as eu ‘everything i wanted’ de Billie Eilish en repeat pour les dernières 72 heures. C’est donc le Daily Mix 3 que tu lances, avec principalement du métal. Ca te fait un bien fou. T’as pas arrêté d’écouter de la pop ces derniers temps. Tu as envoyé un SMS à Irina pour lui proposer de vous retrouver à King George Square.

Une fois sur la place, tu regardes autour de toi et elle est déjà là. Fuck. T’es en train de te demander si t’es en retard. Tu regardes l’heure et ouais. T’es en retard. Tu enlèves tes écouteurs, tu vas jusqu’à elle.

« Ok so you REALLY look like Dua Lipa and yeah I'm late. Not too much though. Sorry. I'm easily distracted. » Surtout quand t’es en train d’écouter de la bonne musique. Les gens qui t’ont croisé sur le chemin, si tant il y en avait, on eu le droit de te voir en plein pas de danse et t’as même pousser la chansonnette parfois. T’en as tellement rien à foutre qu’on te voit, tu vis ta meilleure vie. La vérité c’est que tu ressens tellement la musique que tu peux pas faire autrement que danser, chanter, marcher en rythme. T’as limite fait un show à absolument personne qui était autour de toi quand Popular Monster s’est lancé dans tes oreilles. Tu connais tellement toutes les paroles par coeur. Mais ouais, ça explique que t’es en retard sur ce que t’avais prévu pour venir.

@Irina Nesterova

Caillou la fixe de ses yeux remplis d’amour et d’une totale incompréhension pour ce que sa grande propriétaire toute pâle est en train de lui enseigner. “You’re nakey”, lui murmure-t-elle avec le plus grand des sérieux, collier à la main, comptant bien lui faire comprendre la différence entre le revêtement d’un collier et pas de collier du tout. Nu veut dire maison. Collier veut dire “allez, on prouve au reste du monde qu’on se comporte bien et que des fois, on ne pisse pas partout”. Bien malheureusement, le berger australien d’un an et demi la regarde avec la plus grande attention, sans toutefois sembler comprendre où Irina veut en venir. Il se dit sûrement qu’elle est jolie, parce qu’il pousse un petit gémissement compatissant et plein de douceur, mais ni l’anglais, ni le russe, ni l’azéri ne semble lui monter au cerveau. La démonstration de la jeune femme, qui enlève son haut et le brandit à côté du collier du chien pour les comparer (“naked”, répète-t-elle à nouveau), ne semble pas non plus faire mouche. Lourd soupir : elle abandonne et Caillou part pisser dans sa gamelle d’eau.

Rapide coup d’oeil à son horloge murale : dix minutes avant de devoir partir pour Spring Hill. Ca fait trois minutes pour se changer, trois minutes pour plier les fringues de façon satisfaisante et les ranger dans le placard accordé, trois minutes pour essayer de faire coucher Caillou sur sa couverture plutôt que sur le canapé, et une d’avance pour marcher jusqu’à l’arrêt de bus en bas de chez elle en toute tranquillité. Un timing précis et calculé à la seconde près, parce qu’Irina déteste le retard. Autant le sien que celui du bus, qui descend tranquillement la grande allée avec ses trois minutes de retard, et attend la grande Russe armée de ses sourcils et de son nez froncés. Ca y est : journée ruinée. Elle avait hâte, pourtant ; plus par curiosité que par enthousiasme, parce qu’elle devait rencontrer ce mec étrange auquel elle avait envoyé un message par accident et qui l’avait accusée d’être une chanteuse anglaise de YouTube peu entraînante. Elle avait trouvé la comparaison outrageuse. Elle avait, à son humble avis, bien raison.

Mais le fameux Jordan est lui aussi en retard, et ça finit de la renfrogner complètement.  « Ok so you REALLY look like Dua Lipa and yeah I'm late. Not too much though. Sorry. I'm easily distracted. » Il l’aborde comme ça, avec une simplicité qui la dépasse, elle qui n’est toujours pas familière des coutumes locales (ou des coutumes partout, à toute époque) : elle qui s’attendait à devoir se présenter, devoir fournir des explications pour une faute qu’elle ne s’est pas encore trouvée, se retrouve simplement à répondre “It’s fine. I came just to meet you.” Sa voix est plate, égale, se bat de façon très visible pour trouver l’once d’enthousiasme qui existe en elle, puis abandonne. “I googled this Dua Lipa woman again right before I came and I still don’t think we look alike at all. And she’s British. What made you think of her?” Elle ne sait même pas pourquoi c’est un défaut.

“Should we go get some coffee, stranger danger?”

@Jordan Fisher

“It’s fine. I came just to meet you.” Win. T’aurais pu tomber sur une meuf chiante très à cheval sur les horaires ou tout autre excuses juste pour te mettre dans la gueule que t’es en retard. Que tu lui fais perdre son temps. Que tu peux donc rentrer chez ta mère parce qu’elle a perdu assez de temps comme ça. That escalated quickly.

“I googled this Dua Lipa woman again right before I came and I still don’t think we look alike at all. And she’s British. What made you think of her?” L’incompréhension sur ton visage alors qu’elle dit ces mots. Elle se fou de ta gueule, y’a pas d’autres explications.

« Dude. You look so much like her, you’re joking right ? »
“Should we go get some coffee, stranger danger?”
« Monster. »

Tu y tiens. C’est ton préféré de tous les termes qu’elle a utilisé, mais t’as bien compris qu’elle est bloqué à Stranger Danger et peut être bien que c’est pas si mal au final. It is pretty dope. Tu kiffes.

« You really want coffee? » T’as pas cru du tout que vous alliez aller quelque part pour passer du temps. Dans ta tête c’était deux minutes sur la place là et puis basta chacun chez soit. T’as tellement cru que tu la saoulais la meuf, mais non. Elle est ok de passer du temps avec toi. That’s cool. « Let’s go this way. » Tu sais que y’a pas mal de trucs fermés en ces temps de covid mais vous n’êtes pas encore en confinement total en Australie. Starbucks sont tellement des tortionnaires qu’ils sont toujours ouvert. Tu le sais. T’as un pote qui bosse là bas.

« Where are you from? Wait wait, Irina hmmm… » Parce que t’as pas loupé son accent quand elle parle. Tu marches en la regardant donc tu regardes pas où tu vas. T’as de la chance parce que tu tombes pas ou quoi. Rare. « Russia ? » Tu connais quelques Irina personnellement ou non et elles viennent toutes de Russie. C’est un easy guess. T’as bien envie de lui demander ce qu’elle vient faire ici mais ça fait déjà beaucoup de questions alors que t’étais sûr qu’elle voulait pas voir ta face. Tu vas pas essayer lui donner envie de partir en courant. Elle t’intrigue et elle ressemble tellement à Dua Lipa. Vous arrivez dans la rue avec toutes les boutiques, mais y’en a effectivement pas mal de fermés.

« Dude. You look so much like her, you’re joking right ? » La jeune femme se renfrogne au surnom dude, mais ne pipe mot. Est-ce qu’il pense encore qu’il s’agit d’une blague super élaborée et qu’elle porte en fait un masque de latex censé la faire ressembler à son idole ? Ou pense-t-il même qu’elle est en fait vraiment Dua Lipa, en train de le piéger pour faire une vidéo virale sur MTV ? Irina se bat avec le concept. C’est vrai, en plus : elle ne ressemble pas tant à l’intéressée que ça, et d’ailleurs, elle trouve son accent turcophone bien plus séduisant que le sien, banalement british (fun fact : c’est complètement faux, parce que quand c’est Ginger qui parle, elle trouve tout de suite ça incroyablement plus séduisant). Elle élude la question en proposant plutôt un café par acquit de conscience, parce qu’elle ne se voit pas simplement prendre une photo ici et repartir chez elle après tout ce chemin, et Jordan la corrige immédiatement d’un monster que, bonne joueuse, elle s’empresse de reprendre : “Stranger danger monster.” Tant pis si ce n’est pas ce que Jordan lui demande, c’est le dernier compromis qu’elle fera.

« You really want coffee? »

Elle hausse les épaules : il fait beau, ils ne sont pas encore morts du coronavirus et certains commerces continuent de fonctionner, pourquoi pas ? N’importe quel autre jour, elle se serait empressée de retourner lire un vieux bouquin chez elle devant une énième connerie télévisée, mais il faut croire que la garde à vue lui a remis quelques idées en place sur le fait de profiter de l’extérieur. La jeune Russe laisse Jordan la guider jusqu’au café le plus proche et n’embraye pas sur la conversation : le grand blond le fait avant elle.

“Oh, so you finally believe me?”

Il paraît trop occupé à réfléchir quant à sa nationalité pour y répondre mais c’est clair et net : il a bien différencié Irina et Dua dans sa tête, bien que les deux riment et que la tâche ne soit pas forcément aisé pour tout le monde. « Russia ? » Il semble tellement fier qu’elle a presque envie de lui mentir et de s’afficher comme Chilienne, mais elle ne le fait pas. Elle se concentre plutôt sur l’idée de trouver un café ouvert, et ils tombent sur le Starbucks le plus proche - une valeur sûre, de celles que le capitalisme valorise plus que la vie de ses propres employés. “Good guess”, congratule-t-elle en prenant le lead pour l’y amener. La rue, en-dehors du Starbucks, est presque déserte, digne d’une ville fantôme. L’épidémie de covid lui rappelle son enfance à Baku, et plus que tout son voyage bien plus récent en Moldavie, ou rien ne semble vivre hors des grandes artères de la capitale, sauf quelques gamins SDF prêts à vous payer pour une pipe comme s’il s’agissait d’un réflexe de survie sorti spontanément et non bercé des pires entrailles de l’humanité. “I’m also Azerbaijani. It is a small country south of Russia, we’re popular for hating Armenians and praising the genocide.” Et surtout pour être pauvres et séparatistes, et un peu pour Icheri Seher. “Are you from Brisbane?” retourne-t-elle par habitude. La peur d’être taxée d’étrangère l’a toujours poussée à renvoyer la question, comme si l’ethnie de chacun était un mystère complet. Et ce même si, blanche comme elle l’était et armée d’un accent tenace, sa provenance faisait peu de doutes.

“So you’re a musician, right?”

Simple supposition à la suite de ses messages vocaux. Au-delà de ça et du prénom du jeune homme, elle n’avait toujours aucune idée de la personne à qui elle avait envoyé un message par erreur la veille. Le duo incongru entre dans la queue du Starbucks, visiblement dépassé par le nombre de commandes : le café est lui aussi passé en formule à emporter, maximum dix personnes à l’intérieur. Ils ont le temps de mourir avant de passer la leur. Et éventuellement, d’apprendre à se connaître.

@Jordan Fisher

“Oh, so you finally believe me?” Tu hoches la tête. Elle chante beaucoup trop mal pour être Dua Lipa. Tu es encore traumatisé du clip audio qu’elle t’a envoyé. Tes oreilles ne seront plus jamais les mêmes. Un autre élément important c’est qu’est ce que Dua Lipa viendrait foutre à aller prendre un café avec toi ? Elle a des trucs bien plus intéressant à faire. Although I’m sure she’d enjoy my company. Et la bave que tu laisseras tomber sur tes chaussures à sa vue aussi. Mais Irina a un tout autre accent que celui de la Brit. Elle est plutôt Russe. “Good guess” Tu te sens puissant quand ça arrive. It was easy tho. T’as toujours du mal à accepter tes victoires. “I’m also Azerbaijani. It is a small country south of Russia, we’re popular for hating Armenians and praising the genocide.” Cool man. Tu trouves ça super bizarre la façon dont elle te dit ça au calme. I also love it ffs. Tu aimes beaucoup trop ça effectivement. “Are you from Brisbane?” Tu hoches la tête.

« Born and raised. » Façon de parler parce que ton père t’as pas vraiment élevé. Ou plutôt élevé comme une merde ouais.  “So you’re a musician, right?” Tu te souviens pas avoir mentionné ça. En même temps, t’étais high.

« I am yeah. Are you playing good guess game? We could call it triple G. » Ca te fait grave kiffer parce que Triple J est une station de radio super populaire et t’as l’impression d’avoir inventé un truc de fou. T’aimes trop jouer sur les mots, c’est littéralement ta vie de songwriter. Tu risques même d’ajouter tout ça dans une de tes notes sur ton téléphone. Ca peut être une idée pour une future chanson que tu n’as pas encore écrit. Un bout d’un puzzle que tu termineras plus tard.

« Ok my turn. » Vous êtes à présent dans le Starbucks. Y’a du monde mais tu t’en fou. T’es pas venu pour ton café, t’es surtout là pour passer du temps avec Irina. « You fled your country and you’re an escort. You married an old Australian dude to have a permanent visa to stay. » Tu te sens tout fier de tes suppositions. C’est pas tout à fait gentil certains trucs mais elle a l’air d’avoir de l’humour et… c’est vraiment ce qui t’es venu en tête en premier lieu en la voyant comme ça. C’est cliché mais les filles de l’est… Voilà voilà.  « How many good guess do I have? »

Jordan est exactement comme elle l’avait imaginé à travers les quelques SMS échangés : dynamique, voire surexcité, mais d’une façon relativement composée et harmonieuse, comme si sautiller en marchant faisait partie de sa personne et que c’était un trait immuable. Il a l’air ravi de la retrouver, en tout cas, autant qu’elle est confuse de sa propre présence - à quoi pense-t-elle, à proposer à des inconnus de la rejoindre chez elle en pleine nuit ? A moins que ce ne soit une nouvelle pulsion d’auto-destruction prise à rebours, trop tard pour être combattue ? Elle pensera à ne plus s’autoriser à répondre à des SMS de la part d’inconnus en plein milieu de la nuit, la prochaine fois. A moins que ce soit elle qui cherche à s’introduire dans la maison du premier venu, parce que franchement, elle n’était plus à ça près.

« I am yeah. Are you playing good guess game? We could call it triple G. »

Jordan - stranger danger monster - a également l’air d’avoir une étrange lubie pour les surnoms dédiés à des choses qui n’ont aucune importante, comme à un jeu de devinettes. La jeune Russe n’a pas d’autre choix que de se prendre au jeu, de toute façon ; ils étaient déjà dans la file d’attente du Starbucks et elle avait du temps à tuer avant de retourner à sa tanière et prétendre avoir quelque chose de mieux à faire, maintenant qu’elle était quasiment au chômage. “I am not good at guessing at all. You were just a good singer, and you know Lady Gaga.” Et aussi, elle ne voyait pas un mec debout et défoncé en plein milieu de la nuit se lever tôt pour un métier de bureau le lendemain matin. Quoique ça semblait être le programme favoris de son collègue de laboratoire, Matty, mais elle soupçonnait que c’était davantage pour regarder du porno que pour fumer avec des potes et chanter Monster à des inconnues qui ressemblaient à Lady Gaga.

« Ok my turn. »

La foule, autour d’eux, absorbe presque le bruit de leur conversation - noyée dans le flot de personnes, Irina se sent bizarrement enveloppée d’un sentiment de sécurité. Elle prête désormais une oreille plus attentive à Jordan, prête à entendre ses tentatives sur sa vie privée tout en étant quasi sûre qu’il serait au moins extrêmement loin du compte. Ca ne rate pas. « You fled your country and you’re an escort. You married an old Australian dude to have a permanent visa to stay. » Elle fronce les sourcils : bizarrement, c’est le genre de clichés qui reviennent assez souvent pour elle et ses comparses. Que ce soit la confusion avec les Roms, ou la généralisation des Svetlana blondes et bimbos. “I am not a whore”, qu’elle répond sans ambages ni honte, toujours une moue sur le visage, à peine vexée. “And this is kind of racist.” Surtout au compte de toutes lesdites Sveltana qui fuyaient la pauvreté et la persécution et se retrouvaient prises dans les mailles d’un système abusif. Heureusement qu’elle est riche et qu’elle s’en fout.

“Only one good guess : I fled my country.” De la meilleure des façons, en plus : “Putin threw us out because it was trendy.” Elle n’est pas sûre du mot, mais elle le dit quand même ; il a tant l’air de la voir comme une petite ruskov perdue qu’il ne tiquera sûrement pas. “We arrived when I was eleven and I haven’t left the country since. I am not married but I have many lovers.” TMI ? Elle s’en fiche, il a demandé. A son tour de réfléchir, tout en contemplant le tableau de menu du Starbucks d’un oeil distrait. Que pouvait-elle bien deviner sur Jordan avec ce qu’elle avait appris de ses messages ? A part le métier dans la musique, pas grand-chose ; et même ça, c’était large. “Okay, so I would say you were a bass player in a band that only played in shady bars. One day, all your teammates signed a contract with a big music agency, they became the Jonas Brothers, and you cut off all contact with them. Since then, you became a bitter music producer for Chica Vampiro and Glee.” Un peu vexée, vous dites ? Pas du tout.

“I am not good at guessing at all. You were just a good singer, and you know Lady Gaga.” Ca te fait grave rire qu’elle ait déduit que tu bosses dans la musique juste avec ces éléments là. She is good at guessing. Nan elle a juste joué sur les clichés et tu en fais de même en retour. “I am not a whore” Ca lui fait pas rire. “And this is kind of racist.” Obviously.  Les clichés envers toi y’a pas de soucis mais à l’inverse ça passe pas. Tu retiens que Irina a moins d’humour que tu ne le pensais. “Only one good guess : I fled my country.” Holy fuck. “Putin threw us out because it was trendy.” Damn fuck. “We arrived when I was eleven and I haven’t left the country since. I am not married but I have many lovers.” Ca te fait sourire la façon dont elle dit les derniers mots. Elle t’intrigue de fou cette meuf. C’est pas commun comme début de vie de se faire virer de son pays. Pas dans les gens de ton entourage en tout cas.

« That’s quite something. » T’as aucun commentaire constructif à faire sur ce qu’elle vient de te raconter parce que c’est sa vie. C’est des faits. C’est carrément pas discutable. Par contre c’est complètement intéressant et t’aurais bien envie d’en savoir plus. La vie des gens c’est une passion chez toi, mais y’en a pas beaucoup qui se laissent prendre au jeu. C’est pas le plus facile de s’ouvrir à ce point là à quelqu’un et de tout raconter. Tu comprends. Tu juges pas. Tu profites de ce qu’on te donne pour découvrir mieux les gens, à leur dose.  “Okay, so I would say you were a bass player in a band that only played in shady bars.” Partially true. “One day, all your teammates signed a contract with a big music agency, they became the Jonas Brothers…” They wish.  “…and you cut off all contact with them. Since then, you became a bitter music producer for Chica Vampiro and Glee.” Tu lâches un rire en entendant la fin.

« You’ve got a few things kinda almost right there. » Et comme elle, tu vas lui donner plus d’explications. « I did play bass in a band but it was just to fill in on a tour. They got signed and they certainly wish they had the success of the Jonas Bro. » Parce qu’ils ont break up depuis. « They’re still my mates. And I am a music producer yeah. » Tu hoches la tête en la regardant. « I’m quite impressed with your skills or maybe my life is just very cliché… » Tu fais une moue pensive en ayant cette réalisation. Toi qui a toujours voulu te fondre dans la masse en étant jeune, avoir une vie comme tout le monde. Ce serait grave drôle de te rendre compte que tu n’es qu’un cliché en fin de compte. « Anyway you win on that one. Coffee is on me. » La vérité c’est que tu allais lui offrir quoi qu’il arrive. C’est votre tour de commander et tu prends un Ice Caramel Macchiato.

« That’s quite something. » Elle hoche la tête, contente que le jeune homme la rejoigne sur ça. Elle aurait pensé avoir plus de mal à le convaincre qu'elle n'était pas une prostituée slave mariée à un vieil australien dégueulasse parti rechercher une femme docile et désespérée sur un autre continent parce que ses propres concitoyennes n'étaient pas assez désespérées pour ignorer les gros signes STOP qu'il arborait. C'était monnaie courante ; plus en Asie qu'au Caucase et en Europe de l’Est, mais quand même suffisamment prégnant dans sa région de naissance pour que le cliché la suive. L'avantage de l’ancienne URSS, c'était que la diversité était si large qu'on entrait dans pleins de catégories : sales communistes déterminés à anéantir la civilisation occidentale, sales arabes déterminés à anéantir la civilisation occidentale, ou putes désespérées. Avoir l'opportunité de nuancer ce tableau fort americanocentré était une opportunité qu'elle ne voyait pas souvent. Il lui laisse tout de même l'occasion de retourner l'offense, et Irina ne s'en prive pas, gratinant bien son analyse : elle le voit bien vieux chanteur ringard et laissé de côté par son groupe, tombé en déchéance jusqu’à être réduit à composer les génériques des pires abominations du vingt-et-unième siècle.

« You’ve got a few things kinda almost right there. »

Sous le masque impassible, son regard pétille : incroyable, mais vrai, ses suppositions au moins aussi foireuses que celles du jeune homme sont vraies. En tout cas, elles ne sont en partie. Il s’explique : il a joué dans un groupe, mais seulement pour une tournée, et le groupe n’est pas si populaire que ça (voire pas du tout). Il produit de la musique, surtout ; un art subtil et nuancé auquel la bourrine Irina ne comprend rien - comme tous les arts, au demeurant, mais au moins est-elle capable d’apprécier la musique à défaut de la comprendre dans ses mécanismes intrinsèques. Elle se sent capable de discuter de ça avec lui, beaucoup plus qu’elle ne l’était à la galerie avec Ginger, sûrement abasourdissante de débilité avec ses questions. “No Chica Vampiro, then?” C’est peut-être le point le plus négatif du résultat de l’analyse à ses yeux. “I don’t know if I would say that’s cliché. I don’t know that many music producers”, réfléchit-elle. Il fallait dire que son entourage ne gravitait pas tellement dans le milieu, puisque celui-ci était majoritairement composé de coléoptères. « Anyway you win on that one. Coffee is on me. » Elle le remercie d’un bref hochement de tête et commande la même chose que lui, à défaut de savoir à quoi correspondent tous les parfums. Ils ressortent prestement, pressés par la foule impatiente qui faisait la queue derrière eux, cafés à la main. Dans le centre-ville, le monde est à l’arrêt ; les quelques badauds se pressent sans tarder et s’évitent soigneusement. Au milieu de la masse, le duo dénote.

“I’m an entomologist”, Irina relance en relâchant sa paille : il faut rétablir la vérité. “I study insects. For the police, mostly.”

Façon polie et délicate de dire qu’elle est accomplie, diplômée, et surtout absolument pas une pute slave. Le laisser-couler n’est pas son fort. “So what kind of music do you produce?” Encore une chose sur laquelle elle n’est absolument pas au fait, trop pragmatique pour ce genre de délicatesses. “And what does producing entail? Like, do you start with the music or the lyrics? Do you even write lyrics? Do you get a full band into a tiny room and make them record?” Britney n’écrivait pas elle-même ses chansons ? Toxic n’avait pas été enregistrée avec de vrais instruments physiques ? Impossible.

“No Chica Vampiro, then?” Elle te fait rire. Elle doit être fan. “I don’t know if I would say that’s cliché. I don’t know that many music producers” Thank you. Tu pensais pas non plus être cliché avant qu’elle te mette tout ça en pleine face. She’s just really good at guessing. Une nouvelle confirmation de cette affirmation que tu as déjà exposé. Tu vois qu’elle commande comme toi et tu te dis que soit elle a la flemme de faire un choix, soit elle est déjà tombé amoureuse de toi et veut tout comme toi. The first one.

“I’m an entomologist” Vous voilà dehors avec vos boissons. Y’a pas grand monde mais tu regardes pas les gens autour. T’as jamais été du genre à faire attention aux autres si t’as pas prévu de retrouver quelqu’un. “I study insects. For the police, mostly.” « Wow ok. » Tu t’attendais pas à ce que ça veuille dire ça. Tu sais pas à quoi tu t’attendais au fond parce que t’avais jamais entendu ce mot avant. “So what kind of music do you produce?” Mais apparemment elle va pas en dire plus parce qu’elle te questionne sur ton boulot. “And what does producing entail? Like, do you start with the music or the lyrics? Do you even write lyrics? Do you get a full band into a tiny room and make them record?”

« I can feel you work with the police. » Parce qu’elle est en train de te faire passer un big ass interrogatoire. « Most of the albums I’ve produced are alternative rock and metal. Depends on the people you work with for the process. Truth is, there is no process when you create a song. You just do the fuck you want. Some starts with the melody, others with the lyrics. It doesn’t matter. It’s art. » Doux jésus ce que tu parles Jordan. Et t’as pas fini. T’as juste fait une pause pour pas qu’elle pense que tu viens d’entamer un Ted Talk. Tu bois une gorgée de ton café. « You do get a full band into a room for them to record, but not all at the same time. I mean. Some just sent me their part by email because they’ve got all equipment at home but yeah. That’s basically it. You make a board of progress to make sure we haven’t forgotten any parts. When it’s all complete, I can start mixing it all together. » Tu hoches la tête en la regardant, t’as un peu peur qu’elle se soit endormi au milieu de ton long monologue. « Back to you. What’s with the insects and the police ? Is this a full time job? » Y’a autant de crimes liés à des insects ?

On ne dirait pas, comme ça, mais sortir de chez soi et faire la connaissance de quelqu’un, c’est un exercice, et pas des moindres. Il faut savoir sourire, juste ce qu’il faut pour paraître poli mais pas trop pour ne pas que l’autre pense que vous avez l’intention de l’enlever et de l’épouser contre son gré ; ça, ce n’est que la première étape, et Irina la foire déjà assez souvent comme ça. Parce qu’une fois celle-ci passée, si l’interlocuteur n’est toujours pas effrayé ou dégoûté par votre regard fixe et absolument pas souriant, il faut encore savoir se présenter. Trouver quoi dire, généralement. Et ça, ça lui pose une colle, parce qu’en-delà de sa curiosité innée pour tout ce qui puisse exister sur terre, Irina n’a aucune idée de comment se présenter, elle. Comment parler d’elle, de ses passions, de son quotidien...tout ça d’une manière intéressante, qui marque, et qui ne retire pas tout intérêt à la rencontre. Voilà l’écueil de taille : la plupart des gens s’en foutent, au fond, de ce que vous faites ; c’est davantage par politesse et pour que la conversation ne soit pas entretenue uniquement d’immondes blancs tendus qu’ils demandent. Si Irina marque, c’est souvent pour son boulot hors norme et souvent, c’est comme cela qu’on la situe ; ses passions, en revanche, passent vite à la trappe et ses capacités conversationnelles ne dépassent que rarement les banalités, si elle ne trouve pas d’intérêt manifeste à ce que l’autre lui raconte.

Jordan a de la chance, en soi, parce qu’il fait un métier intéressant dont elle n’a jamais entendu parler. Irina s’émerveille certes de tout et de rien, pose autant de questions qu’il en existe sur terre s’il le faut, mais ses tentatives tombent souvent à plat, faute de connaissances précises sur l’articulation d’une conversation sociale normale. Aujourd’hui, ce n’est visiblement pas le cas. « I can feel you work with the police. » Elle ignore si la remarque est censée être un reproche ou une plaisanterie, mais ne s’en formalise pas : ça veut dire qu’elle enquête bien, quelque part. “So you don’t know where to start then? It just does?” retourne-t-elle, confuse. Voilà tout le problème entre Irina et l’art : elle a besoin de logique, d’étapes, idéalement d’un mode d’emploi. Elle est proprement incapable de comprendre quelque chose d’aussi abstrait. « You do get a full band into a room for them to record, but not all at the same time. I mean. Some just sent me their part by email because they’ve got all equipment at home but yeah. That’s basically it. You make a board of progress to make sure we haven’t forgotten any parts. When it’s all complete, I can start mixing it all together. » La jeune femme se raccroche désespérément au board of progress dont Jordan parle, parce que ça, au moins, c’est concret. Le reste ne lui donne que l’impression d’un vaste bordel sans queue ni tête dans lequel elle n’a aucune envie de se plonger. Elle fronce ostensiblement le nez, et ça ne doit pas passer à la trappe pour le jeune homme :

« Back to you. What’s with the insects and the police ? Is this a full time job? »

Retour au royaume du concret, du compréhensible, du facile à expliquer. Les yeux d’Irina retrouvent leur éclat, ses mains s’activent à leur tour pour expliquer. “Well, when someone dies, their body rots. Right?” Right. De la connaissance commune, jusque-là. “So there is a very precise, intricate process of decomposition during which different squads of insects come and either feed on the flesh, or lay their eggs inside it.” Ses sourcils se froncent sous la concentration. “Examining the body and knowing which insects are on it allow us to know the exact time and place of death. We can also deduce the cause of death, depending on where the insects choose to lay their eggs, for instance, or if the killer returned to the crime scene.” Elle passe encore deux bonnes minutes à expliquer que leur boulot complète celui des légistes, mais n’intervient que lorsque la mort est suspecte, et que leur job est très rare dans le monde, puis elle s’arrête soudainement et ses bras retombent le long de ses flancs.  Et soudain, elle se sent mal. Triste, de n’être capable d’englober dans son univers à la fois si dense et si petit que des données parfaitement rangées et claires ; sans savoir comprendre un traître mot des domaines les plus abstraits. L’art lui échappe, la musique lui échappe, le cinéma est souvent confus. Combien d’opportunités de belles connaissances a-t-elle loupées en se tenant incapable de saisir proprement ce que ses interlocuteurs voulaient lui transmettre ? Elle repense à Ginger, à ses questions sûrement incroyablement stupides sur la peinture : où est-ce qu’elle allait, avec ça ? Où allaient-elles pouvoir se connecter, sinon en-dehors de sa zone de confort ?

“Show me how to create music”, lâche-t-elle d’un coup, sans préavis, son gobelet aux trois-quart vides maintenant complètement pressé dans sa main droite. Elle semble se rendre compte de l’abrupt de sa demande, l’adoucit avec une proposition qu’elle estime très alléchante : “And I can show you a...a body. Or insects. It will help you with writing metal lyrics.” Elle hoche la tête pour appuyer ses dires : elle en est absolument convaincue. “You have my number, in case you’re interested. You let me know, I’ll be around.” En vérité, il n’a pas tellement le choix.

“Well, when someone dies, their body rots. Right?” Holy shit. Tu hoches la tête. Avec cette simple phrase t’as à présent une idée du genre d’insect qu’elle étudie. T’es fasciné avant même qu’elle continue son explication. Tu la regardes, oubliant complètement ton café, attendant la suite de ses explications avec impatience. “So there is a very precise, intricate process of decomposition during which different squads of insects come and either feed on the flesh, or lay their eggs inside it.” Oh my god. Tu bois ses paroles. “Examining the body and knowing which insects are on it allow us to know the exact time and place of death. We can also deduce the cause of death, depending on where the insects choose to lay their eggs, for instance, or if the killer returned to the crime scene.”

« Holy shit this is insane. » C’est limite du porn ce que tu viens d’entendre. Tu aimes trop. Beaucoup trop. T’avais aucune idée de tout ça et tu pourrais l’écouter parler de ça encore longtemps. “Show me how to create music” Mais visiblement elle revient sur toi. C’est carrément moins intéressant de parler musique que des insectes qui composent un corp une fois qu’on est mort. “And I can show you a...a body. Or insects. It will help you with writing metal lyrics.” Tu veux tout à fait faire cette expérience. Tu veux voir un corps en décomposition et tout ce qui en découle de ce qu’elle peut y lire. Clairement là t’as l’impression Irina est le père noël. “You have my number, in case you’re interested. You let me know, I’ll be around.”

« Yeah ok deal. » T’as pas perdu une seule seconde avant de conclure ce marché. Tu vas essayer de pas la harceler de message tout de suite, mais tu vas pas oublier ce plan qu’elle vient de mettre en place. « I’ll call you. » Et tu vas aussi penser à tout ça jusque là. Tu vas rentrer chez toi et faire des recherches pour en savoir plus sur le sujet. Voir des photos. Des explications. Même si c'est mieux de sa bouche à elle. She hot. She Dua Lipa ouais ouais. On sait. Mine de rien tout son porn talk sur les corps en décomposition ça t'as inspiré pour écrire... Pas une chanson, juste un poème de plus, spontané que tu inscrits dans un de tes notebook qui se trouvent chez toi.