La journée au poste, semblable à beaucoup d’autres, a été longue et éreintante. Les jours se ressemblent parfois un peu de trop, les affaires s’accumulent et peinent à se résoudre, le manque d’effectif a de lourdes conséquences sur le cœur des familles endeuillées sans qu’ils n’aient le pouvoir de changer les choses de leur côté. D’un mouvement de l’index sous ses yeux, elle cache les traces d’un mascara qui risque d’avoir coulé après autant d’heures. « Salut, beauté. Surprise ! Comme ça fait un petit moment que tu ne m’as pas donné de nouvelles, je me suis dit que j’allais venir directement te trouver pour être sûre que tu ne te défiles pas. » Elle redresse aussitôt la tête, ayant à peine eu le temps d’allumer sa voiture qu’elle est assaillie par le flot de paroles venant de Zoya. Sa présence lui aurait fait plaisir en temps normal mais ce soir Charlie jure qu’elle avait uniquement hâte de retrouver son lit pour un temps de calme et une nuit de sommeil qu’elle espérait réparatrice. « Depuis combien de temps tu m’attends dans l’ombre telle une stalkeuse ? » Elle demande avec un sourire au moment d’ouvrir la portière conducteur de sa voiture et de poser son avant-bras dessus, son poing posé contre sa tempe. « Je suis pas du genre à me défiler, tu le sais. » Elle l’est totalement depuis quelques semaines, et ça elle le sait elle-même aussi.

Elle ne cherche pas à l’accabler en lui disant ça et vient d’ailleurs l’étreindre doucement « Comment tu vas ? Oh et tiens, je t’ai amené… un donut. » - « Comme quelqu’un à qui son médecin parlera des dangers du diabète d’ici six mois. » Elle ne veut pas répondre à la question et c’est à peine si elle sait quoi faire de l’offrande de Zoya, n’ayant aucune envie d’avaler quoi que ce soit pour le moment. Les cafés qu’elle ingurgite deux par deux lui suffisent amplement pour passer les journées et, le soir venu, elle n’a pas envie de perdre du temps à avaler quelque chose de solide. Pour ce soir, en revanche, il est plutôt évident que Zoya a pour but de l’entraîner avec elle et que cette dernière ne compte pas suivre le plan initialement imaginé par la blonde: ne rien faire, absolument rien. « Non je commence tôt demain, je vais pas m’embarquer là-dedans. » Pas de soirée rooftop, pas de soirée tout court, pas de plan qui finit en boîte de nuit jusqu’à pas d’heure. Pas de plan qui finit dans le lit ou le canapé d’un autre non plus. Pas de plan tout court, en réalité, voilà comment elle pourrait se porter au mieux. « I'm all yours tonight, babe. » Les mots la font sourire et l’expression de son visage se fade uniquement au moment où elle lui dérobe un bout de son donuts, qu’elle n’avait de toute façon pas pour intention de manger.

« Je te ramène chez moi si tu veux. » Elle n’a pas le coeur à repousser en bloc toutes les idées de Zoya, mais elle a encore moins le coeur à véritablement sortir, alors elle tente de s’adapter autant qu’elle en a le courage. « J’ai toujours de quoi préparer des cocktails maison, si tu veux t’amuser à ça. » Sous-entendu qu’elle ne boira pas de son côté, mais elle n’empêchera pas Zoya de le faire si le cœur lui en dit. « Mais je te préviens, j’ai un dossier à boucler, alors si tu veux une compagnie amusante pour la soirée, je suis pas le meilleur choix. » Elle réitère, sans doute avec l’espoir égoïste de finir par décourager Zoya pour qu’elle préfère plutôt s’amuser ailleurs, avec un ou une autre.

Après avoir refusé la proposition à sortir de Zoya, Charlie s’attendait bel et bien à ce que cette dernière lui rétorque des mots du genre, et elle ne faillit effectivement pas à la tâche. Elle est souvent pleine de curiosités et représente parfaitement le terme même d’imprévu, mais il existe aussi parfois des exceptions à cette règle. Celle-ci en est une, et Charlie sourit doucement, ses yeux éternellement rieurs se voulant cette fois-ci un peu plus fatigués qu’autre chose. « Je savais pas que t’étais devenue rabat-joie, toi aussi. » - “« Tu es si nuancée, c’est ce que j’aime chez toi. » Charlie lui rétorque donc dans un sourire amusé et un regard en biais parfaitement entendu: non, elle n’est pas devenue rabat-joie. Elle observe simplement les problèmes d’un œil différent, maintenant. Le donut se retrouvé dévoré par la Lewis sans que la blonde ne ressente le moindre regret, l’estomac noué et l’esprit ailleurs. « Qu’est-ce que tu peux être boring à souhait quand tu t’y mets, Fawcett. » Les mots nuancés, donc, une fois de plus. Elles en reviennent sans que Charlie n’en soit étonnée, bien au contraire: si elle sourit, ce n’est que parce qu’une part d’elle reste orgueilleusement fière d’avoir eu raison.

Malgré toutes les remarques de la brune, elle se fait tout de même une place côté passager et Charlie en déduit donc qu’elles passeront donc ensemble la soirée chez elle. « Tu croyais tout de même pas que j’allais te laisser tranquille ? C’est mal me connaitre. » - « Non, j’en doutais effectivement pas un seul instant. » Elle l’annonce sans mal au moment de presser le bouton pour allumer sa voiture. Zoya est têtue, elle le sait bien, et lorsqu’elle a décidé une chose elle ne risque pas un seul instant de revenir en arrière ; ça aussi Charlie le sait bien. Elles sont faites d’un bois particulièrement similaire, et c’est aussi pour cette raison que la blonde se prépare mentalement à un interrogatoire plus poussé de sa part, lequel ne tarde pas à arriver. Si elle avait observé son amie éteinte, elle l’aurait aussi interrogée jusqu’à obtenir quelque chose d’elle, et ce peu importe les moyens employés. L’inverse semble tout aussi vrai. « Bon, tu veux bien me dire sinon ce qui ne va pas. Je te trouve éteinte et j’aime moyennement ça. Qu’est-ce qui se passe ? C’est le boulot ? » Au moins sa première pensée ne concerne pas Cameron et cela a quelque chose d’apaisant pour Charlie, de ne pas penser qu’elle est résumée à ses liaisons avec la gente masculine. Sans doute que le prénom de son frère n’est pas bien loin dans ses pensées, évidemment, mais au moins il n’est pas en tête de liste. « Tu comptes être celle qui me fait passer un interrogatoire, donc ? » Puisque comme le laisse penser l’uniforme que la blonde portait encore il y a peu, elle est la plus vraisemblable des deux à conduire un interrogatoire. Mais face à Zoya, l’argument n’aura sans doute aucun poids. « Je sors pas du boulot dans le but de subir ça, Zo. » En d’autres termes, elle n’a pas réellement pour intention de répondre à ses questions, ni même de faire perdurer la discussion en tant que tel. Ses yeux se concentrent sur la route, ses doigts pianotent sur le volant à chaque feu rouge croisé. Elle finira par avoir gain de cause, et cela agace déjà Charlie. « Dis moi plutôt pourquoi tu tenais autant à sortir ce soir. » Il y a une chance sur deux pour que ce soit simplement à cause d’une envie soudaine, mais sait-on jamais, peut-être qu’il y a aussi un sujet que Zoya voudrait aborder avec elle et qui pourrait repousser de quelques minutes supplémentaires le dossier portant le nom de la blonde.

"Tu ne m'en laisses pas le choix, tu ne me dis rien autrement." Et certes, sur ce point Charlie est obligée de concéder le point à son ami: elle ne compte pas réellement lui lâcher toutes les explications d’un seul coup, et même en étant sous le coup d’un interrogatoire elle n’a pas le coeur à s’épancher sur sa situation et tout ce que cela nécessiterait d’expliquer. Plus que tout, elle ne se sent simplement pas légitime à se sentir ainsi, et l’expliquer lui donne davantage encore cette impression. "T'es une chieuse, Fawcett. Me sors pas ce faux argument pour y échapper." Sa maigre tentative pour échapper à l’interrogatoire retombe tel un soufflé, et Charlie resserre ses doigts autour du volant de sa voiture. Si seulement elle pouvait raccompagner Zoya chez elle et oublier cette histoire, tout serait sans doute bien plus simple, mais elle sait déjà que la brune ne sortira jamais de cette voiture sans avoir obtenu ce qu’elle désire.

La blonde tente de donner le change et de l’interroger à son tour, tentant par ce biais d’en apprendre plus sur ses intentions initiales, lesquelles ont sans aucune doute été mises à mal par l’humeur passablement massacrante de Charlie. Ca, ni Zoya ni personne n’aurait pu l’anticiper ni même le prévoir, pas alors que Charlie est d’une éternelle bonne humeur. "J'avais une soirée de libre et pas de motivation particulière si ce n'est m'amuser. Je pensais que tu étais un bon choix…" - « Oh je te vois venir, t’avise pas de me sortir un “apparemment j’avais tort”, Lewis. » Mi-amusée et mi-sérieuse, Charlie la prévient tout de même sur ses propos. Elle a changé, certes, mais elle jure que ce n’est que temporaire et uniquement dû à ce qu’il se passe au travail. Elle n’a pas le genre de travail derrière un bureau qui lui demande son attention en journée seulement et qu’elle peut oublier ensuite. Quand il s’agit de vie et de mort, littéralement, le cerveau ne se met jamais réellement en pause. "Mais tant pis, même si on passe notre soirée à se regarder dans le blanc des yeux. Tu finiras bien par craquer à la longue" Elle est têtue, Charlie. Terriblement têtue. Et pourtant elle a eu un don certain pour se trouver des amies qui sont sur la même longueur d’onde qu’elle à ce niveau-là, ce qui n’est en rien un compliment: Zoya et Jo sont de beaux exemples en la matière, c’est-à-dire de véritables épines dans le pied, pour ne pas dire autre chose. "Et preuve que je suis sympa, je peux même te préparer un petit repas, à moins que tu ai décidé de te laisser mourir de faim aussi." - « Tu vois, là tu m’intéresses. » Charlie n’est pas réellement gourmande ni même affamée mais elle fait de son mieux pour donner le change, bien consciente qu’être dans la position de Zoya n’a sûrement rien de simple ou bien d’amusant. Elle fait face à un bloc d’impassibilité sans comprendre comment il s’est formé, mais elle trouve encore l’énergie de tenter de la percer à jour sans jamais se fatiguer. « Tu te souviens du South Coast Monster ? » La question n’en est pas vraiment une, elle se contente surtout de paver le chemin pour la suite de ses annonces. Elle en profite pour être encore en voiture, ce parfait petit endroit où regarder la route lui donne la bonne excuse pour ne pas croiser le regard de son amie. « On lui a trouvé une autre victime cet hiver. Une affaire sur laquelle j’ai travaillé. » Il n’y a pas de nom de divulgué, pas de détails non plus: ce n’est pas une histoire pour se faire peur mais bel et bien la réalité et Charlie s’est toujours promis d’épargner ses proches au sujet de son travail. « Et l’an passé, j’ai appris qu’un très bon ami à moi était un proche parent du tueur. Proche, proche. » Pas le cousin au dix-septième degré, voilà ce qu’elle entend. Elle ne précise pas que Colin est son fils, ni même qu’il s’appelle Colin, mais elle fait au moins comprendre à Zoya qu’elle n’exagère rien, même si cette dernière va devoir la croire sans preuves. « Les deux ensemble, ça a fait beaucoup. Le père de la victime a cherché ce qui était arrivé à sa fille pendant vingt ans, et moi j’ai passé des années avec mon ami sans me douter de rien. » Elle n’est pas celle qui a tué sa fille, elle n’est pas non plus la proche parente du tueur en question, et pourtant elle se sent coupable à ainsi se retrouver au coeur de toutes ces histoires. « Je peux pas faire comme vous et me dire que les problèmes du boulot restent au boulot, Zo. » Elle souffle simplement, ses paroles étant sans doute un peu injustes. Mais elle voulait savoir, alors maintenant elle sait.