Brisbane, 31 décembre 2019.

La soirée bat son plein. Le pub a été décoré pour l'occasion. Itziar avait passé une bonne partie de l'après-midi avec Jenna et Josh à retirer les décorations de Noël pour installer des décorations plus festives. La nouvelle année n'allait pas tarder à pointer le bout de son nez et même s'ils n'avaient rien prévu de particulier pour cette soirée de nouvel an, le club n'échappait pas à leur esprit festif. Ils étaient partis sur un esprit ballon, cotillons et serpentins prenant bien soin de dissimuler derrière le bar des canons à confettis qu'ils ne manqueraient pas de dégainer à minuit. Le patron avait autorisé quelques offres spéciales pour ce soir. Deux pintes pour le prix d'une jusqu'à 23h30. Ou encore, une coupe de champagne offerte pour l'achat de tout cocktail. Les clients semblaient s'amuser, la musique rassemblait bon nombre d'entre eux sur la piste de danse improvisée pour l'occasion. Quelques tables avaient été mises de côté pour permettre à tout le monde de circuler plus librement. C'était le troisième nouvel an d'Itziar à Brisbane. Cela faisait donc bientôt trois ans qu'elle avait quitté Madrid, sa ville natale, pour commencer une nouvelle vie à l'autre bout du monde. L'occasion pour elle de faire une rapide rétrospective de tout ce qui avait changé pour elle. En presque trois ans, elle avait commencé à s'accommoder de sa nouvelle vie. Elle s'était fait de nouveaux amis, avait des colocataires adorables avec qui la cohabitation se passait à merveille. La fac n'était pas aussi ennuyeuse que ce qu'elle avait pu imaginer au début et même si elle ressentait toujours un certain décalage avec ses camarades de promo, un peu plus jeunes qu'elle, ça ne l'empêchait pas de s'être bien intégrée. Elle travaillait beaucoup. Elle était au bar aussi souvent que possible car elle avait besoin d'argent. Elle avait l'impression que cela partait bien plus vite qu'elle ne l'imaginait. Peut-être parce qu'elle avait encore du mal à se séparer de certaines habitudes qui n'était plus en adéquation avec ses finances. C'était sans doute quelque chose sur quoi elle devrait travailler durant cette année à venir. Cependant, elle prenait de plus en plus de plaisir à travailler au bar. Elle était bien plus à l'aise, bien plus dans son élément qu'elle ne l'était l'année dernière, ou même l'année d'avant, quand elle avait débuté.

C'était donc avec un large sourire sur les lèvres qu'elle s'affairait derrière le bar. Les gestes étaient maîtrisés. Elle tendait l'oreille pour entendre la commande, attraper un verre d'une main et la bouteille d'alcool de l'autre, mélangeait les boissons avant de servir de verre puis elle encaissait. Elle prenait le temps de discuter avec les habitués, avait un mot amical pour ceux qui se montraient un peu plus avenants, puis elle passait au client suivant. A la cliente suivante, pour être plus précise. Le traitement est le même pour tout le monde, du premier au dernier client de la soirée, même quand ses pieds commencent à lui faire mal et que son dos la supplie de s'asseoir quelques instants. “Je te sers quoi ?” Demande-t-elle donc à la jeune femme, un sourire aux lèvres. La jeune femme lui parait familière, cependant, elle n'a pas forcément le souvenir de l'avoir croisée ici auparavant. Il était parfois compliqué de bien voir le visage des gens avec l'éclairage tamisé du bar, cela dit. Elle avait pourtant bonne mémoire repérait facilement les personnes qu'elle avait croisées au bar auparavant et avec lesquelles elle aurait pu échanger quelques instants. Pourtant, elle avait bien l'impression que la jeune femme mettait les pieds ici pour la première fois. “Tu connais un peu le pub et sa spécialité ou c’est la première fois que tu viens ?” Lui demande-t-elle ensuite. Un moyen à la fois de satisfaire sa curiosité, mais également, de pouvoir renseigner la jeune femme si besoin.

Travailler dans un bar demandait bien plus que ce qu'Itziar aurait pu imaginer quand elle avait poussé la porte de ce petit établissement de Fortitude Valley deux ans en arrière. Elle imaginait qu'elle allait passer son temps à servir des verres. Ou plutôt, à servir verre après verre à longueur de soirée. Elle s'était rendue compte que c'était bien plus que cela. D'ailleurs, la réalisation était vite arrivée. Elle avait vite compris que oui, servir des verres allait être ce qu'elle allait faire, le plus clair de son temps quand elle serait à son poste, cependant, travailler dans un bar, c'était bien plus que cela. Elle avait appris qu'il fallait savoir observer. Repérer en un coup d'œil les personnes qui pourraient créer de potentiels problèmes afin d'alerter l'agent de sécurité pour empêcher tout débordement qui viendrait perturber la soirée. Il fallait également garder un oeil sur les personnes un peu trop alcoolisées. Celles qui continuent de commander alors qu'elles peinent à se tenir assises sur leur tabouret, accoudées au bar. Il fallait apprendre à repérer les habitués. Il fallait aussi se montrer amicale et sympathique, bien qu'en option, cela permettait toujours de gagner quelques pourboires bienvenus. Un lieu de travail rêvé pour les personnes sociables et curieuses. Le lieu de travail qui collait comme un gant à une Itziar qui avait pourtant vécu la plus grande partie de sa vie persuadée qu'elle n'aurait jamais besoin de travailler. Elle était à l'aise ici, comme un poisson dans l'eau. Il avait fallu maîtriser ses divers outils de travail, apprendre à préparer les diverses boissons que les clients pouvaient commander et pour le reste, c'était naturel pour elle. Elle avait un œil observateur, elle savait reconnaître les gens pour qui ce n'était pas forcément un lieu de prédilection et son instinct la trompait rarement.

Alors, il ne lui en faut pas beaucoup pour deviner que la jeune femme de l'autre côté du bar n'a jamais mis les pieds ici auparavant. L'hésitation, bien que brève, est un indicateur plutôt parlant. Une pensée d'ailleurs confirmée par la jeune femme. “C'est ce qu'il me semblait.” Répond l'espagnole, un sourire dessiné sur les lèvres. “Bienvenue du coup.” Ajoute-t-elle. Car il fallait bien une première à tout. Elle ne demandait pas ça pour se moquer ou quoi que ce soit du genre, bien au contraire, son but était de la conseiller, de lui faire un peu découvrir la vibe du bar. Elle se retrouve cependant coupée dans son élan. Elle ne s'attend pas à entendre son prénom sortir de la bouche de la jeune femme. Elle ne lui a pas dit comment elle s'appelait. Elle n'a pas non plus de badge avec son prénom qui aurait pu le lui indiquer. Elle est donc surprise, Itziar. Encore plus surprise quand elle entend la suite. “Hein ?” Laisse-t-elle échapper. Se décalant légèrement pour que l'éclairage ne vienne plus partiellement lui cacher le visage de la jeune femme. Jeune femme qui semble bien la connaitre et ne semble pas la porter dans son coeur. “Halston ?” Réalise-t-elle. Halston Hargreeves, un lointain souvenir. Souvenir d'une vie qui n'est plus la sienne. Un nom qu'elle n'a pas prononcé depuis plusieurs années. Depuis la faillite de la chaîne hôtelière. Ca avait été leur pied-à-terre à elle et sa famille, pendant de nombreuses années, chaque fois qu'ils venaient poser leurs valises à Los Angeles. Les relations entre les deux familles n'étaient pas des plus cordiales. Les patriarches influençant grandement ces dernières. “Je savais pas que t'étais en Australie. Qu'est-ce que toi tu fais là ?” Déclare-t-elle. Parce que finalement si elle avait dû quantifier la probabilité de croiser l'américaine de ce côté de la planète, elle n'aurait pas parié beaucoup, mais après la probabilité qu'elle soit elle-même ici n'était pas plus évidente. A moins que le destin ne soit un sacré farceur comme l'annonce la brune. “Je sais pas si on a la même définition du mot ‘farceur'.” Parce qu'elle ne trouvait pas ça très drôle. Qu'elle se serait bien passée de croiser la jeune femme ce soir. Certes, elle avait accepté sa nouvelle vie. Avait accepté l'idée qu'elle n'aurait probablement plus jamais le train de vie qu'elle avait connu avant l'arrestation de son père, mais elle avait également pris grand soin de couper tout lien restant avec sa vie d'avant. Croiser Halston sur son lieu de travail n'était pas quelque chose qu'elle avait envisagé. Elle avait presque une impression de déjà vu sauf que les rôles étaient inversés, c'était Halston qui faisait preuve de sarcasme et elle était le dindon de la farce. “Tu comptes commander quelque chose ?” lui demande-t-elle, d'un ton un peu moins enjoué que les premières qu'elles avaient pu lui adresser. Elle était maintenant sur la défensive et si la jeune femme ne l'avait pas reconnu, elle aurait tout fait pour ne pas avoir à la croiser ou à lui adresser la parole. “Ou t'es là pour jubiler ? Histoire de bien finir l'année ?” Elle marque une courte pause avant de reprendre. “Si c'est ça, vas-y, dis ce que t'as à dire et on en parle plus, je te sers un verre puis on oublie qu'on se connaît et qu'on s'est croisées.” La ville était grande, elles n'avaient pas à se côtoyer et encore moins à interagir l'une avec l'autre.

Elle lui offre un signe de la tête en guise de réponse. Puis elle s'agace. Sans aucune raison particulière. Halston n'a rien dit de mal. En réalité, elle ne s'est même pas moquée d'elle. Elle a juste relevé un détail. Rien de méchant. Rien qui justifiait une telle réaction. Cela faisait deux ans qu'elle était en Australie. Deux ans qu'elle avait changé de vie. Ou tout du moins, qu'elle avait dû changer de vie. Si elle avait eu du mal avec cela au début, elle s'y était faite. Elle n'avait pas honte. Ne cachait pas d'où elle venait. Ne cachait pas non plus que sa vie était très différente quelques années en arrière. Après tout, ce n'étaient pas ses erreurs qui l'avaient menée là, ce n'était pas non plus une défaite. Finalement, elle n'était qu'un dommage collatéral. Elle subissait les conséquences des actes de son père. Elle avait réussi à se relever, à recommencer sa vie ailleurs et elle ne comptait plus sur personne pour venir remplir son compte en banque quand elle en avait besoin. Alors, certes, la vie était peut-être un peu moins facile, elle devait faire attention à ses dépenses et réfléchissait à deux fois quand elle voulait s'acheter quelque chose d'un peu cher, mais elle n'avait aucune raison d'avoir honte. Aucune raison de ne pas être fière de là où elle était actuellement. Elle n'était pas la plus riche, mais elle s'en sortait bien. Alors, elle aurait pu prendre la réplique d'Halston d'une toute autre manière et acquiescer quant au fait que le destin était farceur ou à la limite, qu'il avait sa propre manière de faire les choses. Quelques années en arrière, les rôles étaient inversés et c'était la famille d'Itziar qui commandait quelque chose à boire dans l'hôtel des Hargreeves. Mais il s'agissait d'Itziar. Elle était impulsive et avait le sang chaud. Ajoutez à cela le fait qu'elle ne s'attendait pas à croiser l'américaine et s'en suit donc un échange complètement sur la défensive de la part de l'espagnole. “Je suis pas sûre qu'on se serait croisées si les rôles avaient été inversés, hein !” lui répond-elle. Elle était réaliste, ce n'était pas le genre de bar qu'elle avait eu l'habitude de fréquenter par le passé. Elle avait toujours eu un faible pour les endroits chics et branchés ou tout était dans l'apparence ainsi qu'à celui qui dépenserait le plus d'argent. Les pubs populaires, repère des habitués du quartier, très peu pour elle. Cependant, ils n'embauchaient pas n'importe qui pour bosser dans les bars branchés de la ville. Une nana qui venait de débarquer, sans aucune expérience professionnelle et avec un anglais des plus bancal doublé d'un accent à couper au couteau ? Non ce n'était pas très vendeur et elle s'était rabattue sur ce qu'elle avait pu trouver. Elle était loyale, elle ne cherchait pas ailleurs. Elle s'était habituée à cet environnement. Avait appris à l'apprécier. C'était chez elle maintenant. Elle avait eu besoin d'un peu de temps pour se faire à ce nouveau mode de vie, comme l'appelait Halston. “Ca fait quand même plus de deux ans déjà, on est plus trop sur de la nouveauté. J'imagine que t'as pas découvert cette histoire hier.” Lui répond-elle. Le ton est toujours sec, nonchalant, mais elle est un peu redescendue, parce qu'elle est sur son lieu de travail. Elle a besoin de ce job. Elle ne peut pas se permettre de la perdre à cause d'une nana qu'elle n'avait pas vu depuis des années. Elle était là pour servir des verres, peu importe qui le commandait. Alors, elle attrape un verre, un shaker et les ingrédients pour préparer le cocktail commandé par Halston. Elle ne fait pas d'écart parce qu'il s'agit d'elle. Elle le prépare comme elle l'aurait préparé pour n'importe qui avant de venir déposer le verre devant elle. “Voilà pour toi. Ça fera 15$.” déclare-t-elle ensuite avant d'ajouter. “Et tu peux bien évidemment le boire sans crainte, je l'ai pas empoisonné ni même mis quelconque ingrédient bizarre. Non pas que l'envie manque, mais bon … Je tiens à ce job et j'en ai besoin.” Oué, car ça aurait pu lui faire plaisir de la voir tirer la tronche en buvant sa première gorgée et tomber sur une boisson des plus amère, mais elle est mature tout de même, malgré ce qu'on pourrait en penser. “Au cas où tu te posais la question.” Ajoute-t-elle ensuite en l'encaissant.

Avec des si, on pourrait effectivement refaire le monde. Elle changerait probablement les dernières années. Qu’on se le dise, même si elle avait réussi à s’en sortir, elle avait perdu un niveau de vie qui lui était confortable. Un confort de vie qu’elle donnerait beaucoup pour retrouver. Il était plus facile de dépenser sans compter que de devoir faire attention pour ne pas se retrouver à découvert pour la fin du mois. D’autant plus quand on découvre ça une fois la vingtaine passée. Elle avait découvert tout un monde qu’elle ne connaissait pas. Elle avait découvert la réalité du commun des mortels, et même si elle n’avait pas d’autres choix que de s’en accommoder, il serait mentir de dire qu’elle ne regrettait pas un peu son ancienne vie. Elle avait au moins la maturité de l’avouer. Elle ne se morfondait pas pour autant. Plus maintenant du moins. D’ailleurs, elle avait bien vite arrêté de se placer en victime ayant bien vite compris que l’histoire de la gosse de riche qui découvre la vraie vie ne faisait pas pleurer dans les chaumières et ne l’aiderait pas à avancer. Elle s’était donc mis un sacré coup de pied aux fesses. Elle s’était débrouillée, avec les moyens du bord. Finalement, ça lui importait peu que Halston se soit intéressé ou pas à ce qu’il était advenu de sa famille à la suite à l’arrestation de son père. Leurs deux familles n’avaient jamais été réellement proches et elle n’aurait pas espéré qu’une quelconque aide soit venue d’eux. “Au moins, il a rendu service à ta famille, dans un sens.” Il était vrai qu’il n’avait emmené personne dans sa chute, si ce n’était l’entreprise et sa famille. Il avait toujours été du genre solitaire en affaires et il fallait croire qu’il était également solitaire dans les magouilles. C’était comme ça. Itziar n’y pouvait rien. Victime collatérale des vices de son paternel.

Elle ne cherchait pas à ce qu’on s'apitoie sur son sort. Elle ne cherchait pas non plus la sympathie de Halston. C’était sans doute très clair. Elle n’avait qu’une envie, c’était qu’elle prenne son verre et qu’elle aille le boire ailleurs. Malheureusement, elle ne faisait pas tout ce qu’elle voulait ici et les interdits incluaient le fait de mettre quoi que ce soit d’illégal dans les verres, mais également de décider où les clients pouvaient apprécier leurs boissons. Pour le reste, elle avait tout de même un peu plus de marge de manœuvre. “Une médaille, non. J’aurai dit un pourboire plutôt, mais je pense avoir compris que c’est mort d’avance.” Ose-t-elle répondre. Parce qu’elle est culottée quand même, Itziar. Réaliste aussi et elle manque cruellement de filtre. Elle avait également gagné en maturité, il n’y avait pas de doute. Elle avait dû apprendre à se débrouiller seule. Il n’était plus possible d’appeler papa au moindre désagrément. Il fallait donc agir en adulte, autant que possible tout du moins. Elle n’en maîtrisait pas pour autant tous les tenants et aboutissants, mais elle travaillait dessus. Chaque chose en son temps. “Des propos de quel genre ? Je t’assure juste que tu peux boire ton cocktail sans crainte.” Répond-elle en haussant les épaules, ses yeux suivant le regard de l’américaine. “Dean. Le gérant. Celui qui m’a proposé de bosser là alors que je savais pas servir une bière. Crois-moi, il connait le personnage et ne va pas s’énerver pour deux mots de travers.” Qu’elle ajoute. Qu’est-ce qu’elle croyait, Halston, qu’elle allait se faire virer pour si peu ? C’était bien mal connaître la relation que l’espagnole entretenait avec le boss du pub.