Si l’ambiance chaude à l’intérieur du pub est à la fête, la température extérieure dresse les poils sur les bras. Encore ce matin, une pluie à l’allure d’encre noire s’abattait sur le village, refroidissant les cœurs de toutes les créatures qui arpentent les environs, même de celles qui n’ont connu que la noirceur. Vers vingt-heures, Joseph s’est rendu au Nemrod pour profiter de l’alcool, des belles femmes et des histoires qui se racontent ici par les voix étourdies des plus aventureux. Et, quel personnage qui s’élance sur scène, la barbe fournie, les poils des sourcils qui pointent aux extrémités, et l’entrain dans le ton, tandis qu’il se met à vanter la fois où il a vu un loup-garou se faire transpercer de balles d’argent. Rares sont les hommes assez bêtes pour aborder ce genre de sujet dans un lieu aussi bondé, et aussitôt les mots prononcés, aussitôt des regards noirs sont posés sur lui. Une femme, visiblement bourrée, l’insulte et il se fait jeter hors de la scène par un homme et sa guitare qui reprend le show avec entrain. Silencieux, Joseph glousse et avale le fond de son verre en faisant signe à la dame derrière le bar qu’il prendra une autre consommation.  

Relevant le nez, il croise le regard d’une demoiselle installée à l’autre bout de la salle, seule à sa table elle aussi. On aurait dit qu’elle l’observe, alors il penche la tête sur le côté. Gardant son dos droit, il la suit des yeux tandis qu’elle s’approche de lui, cherchant visiblement à venir à sa rencontre. Un instant, il pense qu’il vaudrait mieux pour lui de foutre le camp, mais il se laisse charmer par l’idée qu’elle puisse le trouver à son goût. Et, quand elle arrive à sa hauteur, il lui adresse une interrogation silencieuse, soulevant les deux sourcils en attendant qu’elle lui fasse part du fond de sa pensée.

Peut-être qu’elle allait un peu loin avec ces histoires de chasseurs et de créatures surnaturelles. Peut-être qu’elle commençait à jouer un peu trop avec le feu. Peut-être qu’elle devrait faire comme toute personne censée de Brisbane et rester sagement chez elle à attendre que la nuit laisse place au jour. Cependant, elle n’avait jamais fait comme tout le monde, Itziar. Elle avait toujours eu cette fascination pour l’occulte et les événements inexpliqués. Elle aimait se faire peur et c’était sans doute pour compenser un quelconque manque dans sa vie, ou quelque chose du genre. Il n’y avait pas d’autre explication quant à sa présence ce soir au Nemrod. Pas d’autre explication non plus pour justifier qu’elle ait accepté de servir d'appât. Cela faisait des jours et des jours que le chasseur qu’elle avait payé une petite fortune était sur le coup. Des jours qu’il traquait dans l’ombre cette créature. Elle lui avait demandé un vampire. Lui avait également demandé de ne pas le tuer avant de le lui amener. Une simple capture. Elle avait des idées, des choses qu’elle voulait expérimenter avant que le jour ne revienne et ne réduise en cendres la créature. Si ce qu’elle avait pu lire était bel et bien vrai. S’il ne s’agissait pas seulement de légende. Le chasseur avait repéré un homme, étrange, singulier, qui correspondait au profil, mais qui en même temps, semblait avoir des comportements en inéquation totale avec sa condition.

Son rôle était de faire la belle, de le tenter. De s’assurer qu’il était bien le vampire que le chasseur avait repéré. Elle avait donc été envoyée là dans ce seul et unique but. Elle dénote un peu, avec ses longs cheveux blonds et ses vêtements colorés alors que la ville est plongée dans la pénombre et dans les ténèbres. Seule à sa table, elle observe l’homme. Elle n’est pas discrète et n’a pas l’intention de l’être. Elle compte bien qu’il la remarque. Quand leurs regards se croisent, elle lui adresse un sourire et arque légèrement un sourcil avant de se lever. Elle marche vers lui. Lentement, délicatement. “Bonsoir.” Dit-elle, repoussant ses mèches blondes par-dessus son épaule. “Vous attendez quelqu’un ? Je peux m'asseoir ?” Lui demande-t-elle ensuite, prenant place en face de lui, n’attendant pas sa réponse.

C’est une belle femme qui le rejoint. La jeunesse impétueuse de Joseph aurait profité de cette compagnie pour en tirer un peu de plaisir – dans tous les sens du terme. Il paraît que les vampires sont dotés d’un magnétisme irrésistible mais cela fait une dizaine d’années que Joseph n’abuse plus de ses dons pour abuser de ces demoiselles. De temps en temps, l’envie lui revient, prenant la forme d’une boule de magna au creux de son ventre, mais il a su y résister depuis la promesse qu’il s’est faite. Il a fait couler trop de sang. Une dernière erreur aura causé la perte de la personne la plus précieuse qu’il chérissait jadis, et aujourd’hui il déambule en solo, de ville en village, de rue en ruelle, sans vraiment chercher à retrouver ce bonheur qu’il a déjà brisé une fois. Il craint de refaire les mêmes erreurs alors il s’est ceinturé d’une barricade invisible qui dicte ses gestes et ses propos. Ainsi, lorsque la jeune femme lui adresse la parole, il se contente d’abord de lui répondre d’un simple hochement de la tête entendu. Il replonge aussitôt ses lèvres dans sa pinte, au gout aussi fade que l’est l’atmosphère depuis que le monde est plongé dans une nuit éternelle.

“Vous attendez quelqu’un ? Je peux m'asseoir ?” Prudemment, il la lorgne du coin de l’œil. Ses cheveux, tombant en cascade sur ses épaules, emprisonne une saveur exquise. Un mélange de parfum artificiel et d’effluves tout à fait naturelles : son épiderme et le sang qui palpite en-dessous de cette chair rosée et tendre à vue d’œil. Il ferme les paupières pour se punir d’y avoir pensé. Rompre avec ses instincts bestiaux s’avère plus compliqué. « Je n’attends personne. » Il fait d’une voix austère. « Mais je ne pensais pas trop tarder. Ce spectacle est un somnifère. » Il précise pour lui faire savoir que ses avances ne viendront pas le chercher et qu’elle ferait mieux d’aller à la pêche aux hommes ailleurs.    

Elle n’avait pas réellement discuté de la marche à suivre avec le chasseur. Il lui avait fait part de ce qu’il avait pu découvrir. Lui avait indiqué avoir des doutes quant à l’identité de l’homme. Certains de ses comportements étant des plus troublants et elle, elle s’était proposée. Sans qu’il ne lui demande quoi que ce soit. Elle s’était portée volontaire. Parce que jouer à l'appât était vraiment une idée de génie selon elle. Qu’est-ce qu’elle avait à y perdre ? Se faire mordre ? Se faire tuer ? Ce n’était que le pire qui pouvait arriver et elle partait du postulat qu’elle allait forcément mourir un jour, alors, autant ne pas mourir avec des doutes. Cependant, ils auraient peut-être dû discuter des détails. Notamment, pour que son approche ne paraisse pas trop forcée, que la rencontre soit la plus naturelle possible afin de n’éveiller aucun soupçon. Ça aurait été si elle n’avait pas été si impatiente. Si elle n’avait pas décidé de se jeter dans la gueule du loup si vite. Si elle était allée s’installer discrètement à la table du chasseur avant d’approcher sa cible. Quand il ouvre la bouche pour lui répondre, elle réalise que la mission va peut-être être un peu plus compliquée que prévu. Il annonce la couleur tout de suite. Il ne compte pas rester. Elle va donc devoir improviser et lui donner l’envie de s’attarder un peu. “C’est dommage.” Lui répond-elle. Puis elle sert une moue boudeuse. “Vous savez que ce n’est pas poli de s’éclipser quand une dame s’invite à votre table.” Ajoute-t-elle. Elle invente. D’autant plus que c’est elle qui s’est imposée à sa soirée et qu’elle partage son avis quant au spectacle qui se joue actuellement au Nemrod. A croire que depuis l’éclipse, toute créativité s’était évaporée. “Comment je pourrai vous faire rester ? J’ai besoin de compagnie pour supporter ce mauvais spectacle.” Annonce-t-elle ensuite. Repoussant une fois de plus ses cheveux, exposant sa nuque de manière tout sauf subtile.

La jeune femme à l’attitude aguicheuse ne va pas le laisser filer entre ses doigts si facilement. Elle semble avoir chopé Joseph dans le filet que représente ce regard de cils battants qu’elle pose sur lui avec insistance. “Vous savez que ce n’est pas poli de s’éclipser quand une dame s’invite à votre table.” Il saurait les étiquettes si c’était dans ses habitudes, d’accueillir les demoiselles à sa table, mais c’est rarement le scénario qui se produit. C’est plutôt le contraire. Il a toujours été le chasseur qui tourne autour de sa proie. La plupart du temps, les femmes sont trop intimidées pour faire le premier pas vers le vampire. Autour de lui, une aura impressionnante rayonne. Elle provient de sa condition, qui a aussi lissé sa peau, noircit ses cils et embelli le bleu de ses yeux. La mort le rend irrésistible, mais terrifiant. Autant il crie le danger que la sensualité. « Je devrai me tenir à jour sur le manuel de règlements. » Il ironise en reposant son verre vide sur la table, son matériau solide entrant creusement en contact avec le bois. “Comment je pourrai vous faire rester ? J’ai besoin de compagnie pour supporter ce mauvais spectacle.” Il cherche d’abord à soutenir son regard invitant mais il peine à s’empêcher de baisser son attention au niveau de sa nuque dégagée. Il serre les dents pour lutter contre la sensation de chatouillis qui fourmille dans ses gencives. Ce sont ses canines qui menacent de poindre. L’alcool ne suffit pas à nourrir une créature comme celle-là. Il est loin de se douter que sa nouvelle compagne fait exprès de réveiller son instinct bestial. Ce serait du suicide de le faire en pleine conscience. Reposant les yeux sur le spectacle en question, il échappe un soupir frustré. Effectivement, ce serait irrespectueux de lui fausser compagnie. Joseph était un gentleman, avant de passer de l’autre côté de la clôture. « Nous pourrions lui lancer des tomates. » Il propose d’une voix légère qui trahit le sarcasme. Bien sûr qu’il ne ferait pas ça. Bon. Il peut au moins se montrer agréable ; de toute façon, il ne restera pas en ville longtemps. Il n’a plus l’habitude de s’établir comme les sédentaires. Il fuit chaque nouvelle destination comme la peste. Personne ne le connait plus de quelques jours. « Je ne connais pas le village. Je suis arrivé ce matin. Je suis entré dans le premier pub que j’ai vu, et je n’étais pas déçu de l’ambiance avant que des casseroles se mettent à aboyer. »        

Itziar avait une mission qu’elle comptait mener à bien, il en allait de sa crédibilité. Tout était bon, aussi, pour satisfaire sa curiosité, pour flirter un peu plus avec le diable. Zigzagant entre les tables, un serveur vient lui déposer le verre qu’elle avait commandé quelques minutes plus tôt, avant de changer de table. Itziar le tend dans la direction du jeune homme, en apparence, s’il est réellement celui qu’elle imagine, il est en réalité bien plus vieux qu’il n’y paraissait. “Avez-vous des tomates sur vous ?” Répond-elle. Comme si cela s'avérait être une nécessité. “Ou si vous n’en avez pas, j’ai bien peur qu’il faille penser à une autre idée pour rendre la soirée un peu plus amusante." Rajoute-t-elle, un large sourire dessiné sur les lèvres. Tester un vampire s’avérait ne pas être chose aisée. En effet, elle devait choisir entre deux tactiques. Soit elle y allait de manière discrète, tentant de gagner sa confiance avant de le prendre par surprise, soit elle y allait franchement, à coup de perches tendues. De ce qu’elle observait pour l’instant, cette technique n’était peut-être pas la bonne, il ne semblait pas particulièrement réagir à sa nuque découverte ou au parfum que sa camériste avait pris soin d’appliquer sur elle avant qu’elle ne sorte. En-tout-cas, elle ne se laissait pas décourager. Autant dire qu’elle était déterminée et prête à presque tout. Godiche, un rôle qu’elle endossait ce soir sans la moindre gêne. Un rôle plutôt simple à tenir. “Il arrive qu’on soit déçus, je ne peux pas dire que vous ayez choisi le meilleur pub de la ville, moi non plus d’ailleurs.” Lance-t-elle avec un rire, peut-être un peu forcé. “Aussi, je ne peux m’empêcher de me demander ce qu’un bel homme comme vous, qui a sûrement mieux à faire, peut bien trouvé d’intéressant à Brisbane, ville plongée dans le noir depuis un mois.” Rajoute-t-elle. Itziar n’avait pas dit son dernier mot, il était souvent bien compliqué de la faire taire. “Tout ça pour dire que ce n’est pas le meilleur endroit pour un peu de divertissement, mais leurs boissons sont fabuleuses, d’ailleurs, quelle est votre boisson de choix ?”

Joseph est loin de se douter que derrière cette manœuvre attendrissante se cache un piège cruel et possiblement mortel, même pour un immortel en son genre. On aurait dit, de loin, deux charmants personnages qui se découvrent pour la première fois, et entre lesquels un jeu de séduction a été lancé. Seulement, la réalité est loin d’être aussi inoffensive, mais, dans le brouhaha de la salle, les conversations se mêlent et les intentions aussi. Et, crédule pendant cet instant de naïveté, Joseph se laisse appâter par la peau lissée de cette demoiselle, ainsi que par sa chevelure ondulée. Peut-être qu’il sous-estime ce que l’humanité pourrait faire d’un monstre comme lui. Hier, il n’aurait pas baissé la garde, ce soir il se laisse tenter par ce jeu aux allures candides.  

Keegan hausse un sourcil lorsque sa compagne lui demande s’il a ramené l’allée des légumes avec lui. En souriant, il secoue la tête à la négative puisqu’il n’avait pas prévu de mépriser les mélodies que joueraient les artistes sur scène. Enclin à apprécier la majorité de la musique, il se voit fort déçu d’entendre des cordes mal accordées et un rythme irrégulier. « Gâcher de la nourriture en cette période me semble une mauvaise idée, finalement. » Autrefois, il appréciait le goût de la sauce tomate, mais avec ses canines est apparu un appétit plus sordide. Néanmoins, ils sont d’accords sur une chose : Jamais ils ne retourneront à ce pub-ci. Outremer, il trouvera un endroit où la bière est bonne et les troubadours ne faussent pas. Soupirant, le vampire hausse les épaules, ignorant volontairement le compliment que lui a glissé la demoiselle. « Et comment réagiriez-vous si je vous disais que l’éclipse a couvert le ciel à des kilomètres à la ronde, et qu’il ne me suffirait pas que d’emprunter un cheval pour l’échapper ? Possiblement, le monde entier s’est endormi comme ici. » Historiquement parlant, il ne connait pas tous les faits, mais il a visité bien assez de territoire pour tirer cette hypothèse. Kleptomanes et criminels en tout genre profitent d’ailleurs de ce voile de protection pour multiplier leurs méfaits.

En jetant un coup d’œil au fond de son verre pour s’empêcher de regarder le cou de la jeune femme, Joseph répond à sa question : « En fait, j’ai déjà vu trois pintes alors je ne vous accompagnerai pas pour la suite. » Gargouillant, son ventre ne cesse de lui rappeler que cette boisson-là n’étanchera jamais sa faim comme l’autre nectar qui hante ses rêves, ou qui embellit ses rêves, en fonction des nuits. Affronter le regard de celle dont il ne connait toujours pas le nom ne le tente pas. Naturellement, il lui propose quand même une consommation pour ne paraître aussi irrespectueux qu’elle le prétendra, ses yeux vissés sur la scène. « Je peux vous offrir quelque chose si vous insistez. » Optimiste, il ajoute même : « Si vous me donnez votre nom, avant que j’oublie de vous le demander. »          

Quand il parle de ne pas gâcher la nourriture ça la ferait presque sourire. Joseph le vampire. Joseph qui se donne bien du mal pour masquer les apparences. Joseph, la créature de la nuit qui essaye de se fondre dans la masse. Joseph dont la beauté le trahit sans même qu’il n’ai besoin de dire quoi que ce soit. Joseph qui malgré sa condition ne mérite pas ce que le chasseur a prévu pour lui. Joseph qui, si tout se passe bien, ne sera plus là demain. “Et si on utilisait des tomates pourries ? Personne ne les mangera de toute façon et ça rendrait le tout bien plus désagréable.” Un moyen rapide de mettre fin au calvaire des pauvres âmes qui étaient venues ici pour se détendre et se retrouvaient à subir le manque de talents des quelques troubadours ayant bien voulu se produire au Nemrod. Le silence aurait sans doute été plus agréable. Bien qu’il ne lui aurait sans doute pas permis de retenir son interlocuteur très longtemps. Lui qui semblait déjà pressé de partir. Elle tente la flatterie qui d’ordinaire fonctionne plutôt bien. Un sourire, un battement de cils pour compléter le tout. C’est sans doute ridicule et surjoué, mais sur un malentendu, cela pouvait passer pour du naturel. Ou alors, il pourrait se dire qu’elle est un peu maladroite. Peut-être trouverait-il ça charmant. Elle s’en moquait bien tant qu’elle pouvait le faire rester un peu plus longtemps. Juste assez pour confirmer sa condition. “Je vous demanderai donc ce que vous pensiez trouver à Brisbane si là d’où vous venez, l’obscurité règne aussi en maître. Pensiez-vous que la malédiction n’était pas arrivée jusque-là ? Où est-ce que vous cherchez quelque chose en particulier ?” Elle ne savait pas que Brisbane n’était pas le seul endroit touché. Naïvement, elle avait imaginé qu’en sortant de la ville, elle retrouverait le jour. C’était idiot, en y repensant. Tout le monde aurait déserté la ville depuis un moment si tel avait été le cas. “Ça me rend bien triste d’entendre ça. Je me serai fait un plaisir de partager un verre avec vous.” Répond-elle. Feignant la déception. Elle ne manque pas d’entendre le gargouillement émis par son ventre. S’il n’avait pas soif, peut-être avait-il faim. “Itziar et vous ?” Demande-t-elle. Répondant dans le désordre. “Et je prendrai un verre d’absinthe.” Ajoute-t-elle, marquant une courte pause avant de reprendre “Vous ne voulez pas boire, mais vous souhaitez manger quelque chose ? J’ai cru entendre votre ventre se manifester.” Elle ne croyait pas, elle en était certaine. Il ne pouvait le nier.

Quelque chose cloche, et plus le temps s’écoule, plus le radar de Joseph se met à sonner fort. Il n’est pas inconnu de son propre charme, lui qui a su appâter des centaines de femmes dans ses filets sans même les impressionner avec ses crocs ou ses pupilles charbon, mais il sent que les intentions de cette demoiselle ne sont pas tout à fait bienveillantes. C’est peut-être cette manière qu’elle a de lui tendre le cou comme un chat qui exige des caresses, ou ses cheveux, qu’elle remue sans arrêt pour délivrer le parfum qu’ils renferment. Tous les signes sont bien présents. Le vampire commence à penser qu’elle connait la créature qu’il est, et que â lui plaît peut-être de jouer avec le danger. Suicidaire ? Amatrice de sensations fortes ? Il n’a pas encore l’intention de lui offrir ce qu’elle désire sur un plateau en argent. Encore aujourd’hui, Joseph se refuse les morsures et rassasie son appétit avec des pochettes de sang volées à l’hôpital. La marchandise se fait de plus en plus rare, certes ; c’est aussi l’une des raisons pour lesquelles il se déplace autant, de ville en ville, de village en village. “Et si on utilisait des tomates pourries ? Personne ne les mangera de toute façon et ça rendrait le tout bien plus désagréable.” D’un rictus amusé, il acquiesce mais n’ajoute rien pour tourner la page de cette plaisanterie. Les artistes sur scène ne recevront aucune tomate, ni fraîche, ni pourrie. Peut-être des insultes, en revanches, s’ils continuent de s’approprier une chanson aussi mal interprétée. Ils ne font de mal à personne, après tout, et les tympans de tous les clients finiront par se soigner.

Elle l’interroge un peu plus de ces questions auxquelles il n’aspire pas à répondre. Joseph est nomade depuis qu’il a décidé de changer de vie, et ses explications ne lui suffiraient certainement pas. « Je me fais touriste. Je visite le monde avant qu’il ne soit trop tard. » Qu’il ment, les lèvres à moitié plongées dans son verre presque vide. « Rien ne nous assure un avenir. Cette éclipse n’était peut-être que la première étape d’une suite bien plus terrifiante. » Il observe sa réaction, nonchalant, cherchant à voir si elle craint la fin ou si elle fait partie de ceux qui n’en ont rien à faire, du sang qui coule dans leur veine. “Ça me rend bien triste d’entendre ça. Je me serai fait un plaisir de partager un verre avec vous.” Trop tard. Elle aurait dû approcher sa table plus tôt. Quoique, il n’aurait pas été plus chaleureux. Il n’apprécie pas cette sensation de malaise et d’incompréhension qui s’est accroché à ses tripes depuis que la demoiselle, dont il apprend enfin le nom, agit comme une gazelle saignant devant un lion. « Joseph. » Itziar en est un bien plus joli. Il sonne comme une mélodie. “Et je prendrai un verre d’absinthe.” Il plisse les paupières. “Vous ne voulez pas boire, mais vous souhaitez manger quelque chose ? J’ai cru entendre votre ventre se manifester.” Il n’a pas envie de faire durer ce jeu plus longtemps que nécessaire. Il vaut mieux lever le voile sur la situation. Ils rencontreront un mur, sinon. « À quoi jouez-vous ? » Il pose ses coudes sur la table, se penche vers elle pour sonder ses yeux desquels il veut tirer la vérité. « Vous savez, n’est-ce pas ? » Qu’il n’est pas comme elle. Qu’elle s’est installée à la table d’un monstre.  

Ces intentions sont honorables. Si elles sont réelles. Visiter le monde avant que tout ne prenne fin est louable. Cela semble également être une bonne idée pour profiter de ce que la vie a à apporter. Personne ne sait quand la malédiction va prendre fin. Quand l'éclipse a débuté, tout le monde était persuadé que c’était l’histoire de quelques minutes, puis de quelques heures. Puis personne n’était plus sûr de rien. C’était du jamais-vu. Ce n’était pas une éclipse comme les autres. Pas une éclipse comme celles que l’on connaît. Personne ne sait quand elle prendra donc fin, ni même si elle prendra fin un jour et personne ne sait vraiment ce qui se passera quand le soleil reviendra. Peut-être que ce sera la fin du monde. Peut-être que la vie reprendra son cours. Comme une mauvaise blague qui dure un peu trop longtemps. “Justement ! Pourquoi voyager maintenant ? Si ce n’est que le début d’une fin terrifiante, ne préféreriez-vous pas passer ce temps en famille, une dernière fois ?” Demande-t-elle curieuse. S’il était réellement un vampire comme le pensait le chasseur, alors, il y avait fort à parier que sa famille n’était plus de ce monde depuis un moment. S’il était un citoyen lambda, il devait sans doute avoir une bonne excuse. Elle était donc curieuse de savoir ce qu’il allait bien pouvoir répondre à ça, lui qui semblait toujours aussi mystérieux. Une forteresse impénétrable. Il a un nom, cependant, qu’il daigne lui donner. Elle n’a aucun moyen de savoir si c’est réellement le sien, mais elle s’en accommode. Ce n’est pas ce qui l'intéresse ce soir. Ce n’est pas la raison pour laquelle elle est venue s’asseoir à sa table. “Enchantée, Joseph.” Déclare-t-elle, tendant sa main devant lui, l’incitant à la serrer. Un stratagème, une fois de plus. Une manière pour elle de voir s’il osera et si sa main à lui sera froide comme la glace, malgré la chaleur ambiante à l’intérieur du Nemrod. Elle se plaisait dans ce rôle, sans vraiment se rendre compte qu’elle jouait avec le feu et que tout ceci pouvait se retourner contre elle rapidement. D’ailleurs, elle n’est peut-être pas aussi subtile qu’elle pense l’être. Ou alors, il en a vu d’autres, des comme elle, des personnes qui savent, mais ne disent rien. Qui le teste dans le but d’obtenir de quelconques aveux quant à sa condition. S’il est un vampire, il a bien plus d’expérience qu’elle dans n’importe quel domaine. Elle semblait l’avoir oublié. “Comment ça ?” Demande-t-elle. Elle feint la candeur, l'innocence. Elle n’est pas certaine que cela fonctionne. Peut-être aurait-elle dû utiliser une autre méthode pour l’aborder. Peut-être aurait-elle dû gagner sa confiance avant toute chose. Le forcer à baisser sa garde sans qu’il ne s’en rende compte. “Je sais quoi ? Excusez-moi, mais je pense qu’il y a un malentendu.” Elle continue sur sa lancée. Sur un malentendu, ça pourrait fonctionner.

“Justement ! Pourquoi voyager maintenant ? Si ce n’est que le début d’une fin terrifiante, ne préféreriez-vous pas passer ce temps en famille, une dernière fois ?” S’il lui laissait encore le bénéfice du doute, maintenant il est presque certain de faire affaire avec une personne qui a déjà vu ce qu’il se passe de l’autre côté du miroir. Les perches innocentes qu’elle lui tend, les allusions à la vie que mène un être humain tout à fait humain. La soif, l’appétit, une famille que Joseph a vu périr il y a de ça plus de cent ans. Elle veut noter chacune de ses réactions quand ses sous-entendus s’extirpent bien au-dessus de la surface de l’océan de secrets. Le vampire n’est pas du genre à vanter son état. Si les premières années de sa nouvelle vie il prenait un malin plaisir à terroriser ses victimes avant de les vider de leur sang, ce temps est révolu. Il a perdu l’attrait de la chasse même si son humanité n’est pas tout à fait revenue. Il ne regarde pas les humains du même œil qu’il observe ses comparses. Il voit davantage le sang dans leurs veines que les aspirations qui les poussent à avancer dans la vie malgré les jours malheureux. « Je n’ai plus de famille. Mais je crois que vous vous en doutiez déjà. » Ses perles bleues s’accrochent aux siennes pour mieux sonder sa réaction. Elle ne pourra plus faire semblant longtemps. Elle est tout à fait consciente de danser avec le danger et il commence à croire que ça lui plaît. En recherche d’adrénaline, ou suicidaire ? Qu’importe. Il n’apprécie pas ce petit jeu de manipulation auquel elle s’adonne. Trop d’années ont sculpté son expérience et, des gens comme elle, il en a vu des dizaines. Ça n’a jamais bien terminé. Tandis qu’elle continue à flirter avec l’insouciance, il décide de poser les points sur les i. Il ne se laissera pas porter par la partie plus longtemps et il veut connaître ses intentions. À la voir ainsi flirter, il aurait presque l’impression que ça l’exciterait, de finir la soirée dans le lit d’un suceur de sang. Ce n’est pas une idée qu’il rejette totalement, mais il préfère quand même s’assurer qu’il ne risque rien. “Comment ça ?” Elle joue la carte de l’innocence. Il n’apprécie pas la malhonnêteté. Il est trop vieux pour ce genre de dynamique. “Je sais quoi ? Excusez-moi, mais je pense qu’il y a un malentendu.” Le rire qui s’échappe de sa bouche est clair. Autant mettre les choses au clair : « Je vais bientôt souffler mes deux-centièmes bougies, Itziar. Vous n’êtes pas la première à me faire ce coup-là. L’air autour de vous pue le mensonge. » Ça aura le mérite d’être clair. Si elle insiste sur son innocence, il n’aura qu’à déserter. Il n’aime pas les menteurs. La seule raison pour laquelle il n’a pas pris la porte de sortie, c’est parce qu’il a envie de connaître les intentions derrière sa stratégie. « Alors, qu’est-ce qui vous intéresse ? Vous cherchez une façon théâtrale de mourir, ou ça vous excite de flirter avec le danger ? »

Elle n’était pas très subtile, Itziar. Elle le savait bien. Malgré elle. La subtilité n’avait jamais été son fort. Elle était trop curieuse. Elle avait la langue un peu trop pendue pour ça. Alors, même si elle tente de faire de son mieux pour que les perches qu’elle tend à Joseph ne soient pas trop évidentes, il semblerait qu’elle ne parvienne pas à atteindre l’effet escompté. Bien évidemment, elle se doute qu’il n’a plus de famille. Oh, elle ne l’avait pas deviné toute seule. Ce ne sont pas ses talents d’observatrice qui lui ont permis d’arriver à cette conclusion. C’est le chasseur qui lui a soufflé ces informations. C’est le chasseur qui lui a dit tout ce qu’il y avait à savoir sur le vampire assis en face d’elle. Il en était quasi sûr. Il n’y avait pas réellement eu de doute, seulement quelques suppositions. Un besoin de vérifier une théorie presque confirmée. Elle tente tout de même de feindre l’étonnement. Sa couverture est en train de tomber. Le piège se referme sur elle à une vitesse ahurissante et plutôt que de prendre la fuite, elle préfère encore jouer l'innocente aussi longtemps que possible. Une détermination qui allait peut-être lui coûter cher. “Non, je ne m’en doutais pas, sinon je ne vous aurais pas posé une telle question. Loin de moi l’envie de vous remémorer la perte de vos proches.” Répond-elle. Elle brode. Comme elle peut. Le fait qu’il n’ait plus de famille ne fait pas de lui un vampire à coup sûr, il pourrait être orphelin ayant grandi sans famille. Un paria qui aurait été chassé pour une raison ou une autre. Un citoyen lambda qui aurait vu sa famille périr depuis le début de cette malédiction. Les possibilités étaient nombreuses. Elle pouvait donc jouer à l’innocente un peu plus longtemps. Sachant cependant qu’il commençait à y voir clair dans son jeu et qu’elle allait bientôt devoir jouer cartes sur table. Le moment arrive d’ailleurs bien plus tôt qu’elle ne l’aurait imaginé. Il ne passe pas par quatre-chemins. Il la confronte directement. Lui avoue son âge avant de lui demander ce qu’elle est venue chercher auprès de lui. Est-ce qu’il serait judicieux de continuer de mentir à cet instant précis ? De dire qu’elle ne s’imaginait pas une telle chose et qu’elle était simplement venue chercher sa compagnie, car elle l’avait trouvé charmant ? Probablement pas. D’ailleurs, elle devrait sans doute se lever dès maintenant, sans demander son reste. Prendre ses affaires et retourner auprès du chasseur. Elle avait ce qu’elle était venue chercher : la certitude que l’homme était bien l’un de ces buveurs de sang qui terrorisaient la ville avec les autres créatures. Cependant, elle était naïve, Itziar. Un peu inconsciente du danger également. La confession ne lui suffisait pas. “Vous êtes un vampire ?” Demande-t-elle. Comme si elle ne le savait pas. Comme si elle ne s’y attendait pas. Comme si elle était étonnée par son âge. L’innocence, jusqu’au bout. “Vous avez l’air si sûr de vous. Certain que je savais qui vous étiez depuis le début.” Ajoute-t-elle en haussant légèrement les épaules. “Quand bien même je savais, est-ce que ça a une importance ?” Est-ce que ça changerait quelque chose au fait qu’elle venait d’être démasquée et qu’elle s’était approchée de lui de manière totalement intéressée ? Probablement pas. “Si je vous dis qu’il y a un peu des deux, qu’est-ce que ça fait de moi ? Et qu’est-ce que ça vous apporte. Il y a-t-il une bonne ou une mauvaise réponse ?” Continue-t-elle, sûre d’elle. Un peu trop peut-être. Mais elle était toujours un peu trop, c’était ça son problème.

Joseph n’a plus la même patience qu’une personne encore naïve et qui n’a pas vu tous les recoins su monde. Il tourne en rond depuis qu’il a dépassé le premier siècle de longévité, et désormais il sait ce qu’il veut et ce qu’il ne veut pas. Les mensonges ne lui promettent plus d’aventures à la fin desquelles il aurait appris une leçon. Les conseils de survie, c’est lui qui les donne. Il n’a plus grand-chose à apprendre de l’humanité qu’il a exploré dans tous ses recoins, d’abord quand il était humain, puis lorsqu’il s’en nourrissait. Alors il commence à en avoir marre des airs plastiques et étonnés que ce donne la demoiselle qui dérange sa tranquillité. Il ne veut plus tourner autour du pot, et, sa dernière excuse au sujet de cette famille qu’il n’a plus ne l’intéresse pas. Pour seule réponse, il lui adresse un regard muet et des yeux exaspérés. Si elle veut continuer cette discussion, ils ne passeront plus par le dédale des sous-entendus et des faux-semblants. Joseph partage son âge, une information qui épongera tous les doutes qu’il restait – s’il en restait quelques miettes. “Vous êtes un vampire ?” Il émet une sorte de grognement fatigué en se frottant le profil. Ses cils papillonnent d’impatience. “Vous avez l’air si sûr de vous. Certain que je savais qui vous étiez depuis le début.” Il la couvre d’un sourire factice. Le film est terminé et il n’y a plus aucun jus à extraire. Il aurait presque envie de prétendre pouvoir lire dans les pensées, mais il n’est pas celui qui a choisi la carte du mensonge ce soir. “Quand bien même je savais, est-ce que ça a une importance ?” À son tour d’hausser les épaules et de poser son dos contre sa chaise d’un air détaché. S’il n’a pas encore pris la fuite, c’est parce qu’il a envie de savoir ce qu’une humaine voudrait bien faire d’un monstre comme lui. L’humanité devrait le fuir. Pas elle. C’est intriguant. « Vous pourriez avoir de mauvaises intentions. Je ne suis pas né de la dernière lune. Je sais qu’il existe des organisations, du trafic, des chasseurs de prime, des collectionneurs de créatures… » La liste est longue. Au fil de sa vie, il en a vu de toutes les couleurs. « Je tiens encore à revoir le soleil. » Le comble, pour un vampire occupant une Terre où la journée ne se distingue plus de la nuit.

Et quand est-il d’Itziar ? Quelle était sa motivation en venant lui adresser la parole ? “Si je vous dis qu’il y a un peu des deux, qu’est-ce que ça fait de moi ? Et qu’est-ce que ça vous apporte. Il y a-t-il une bonne ou une mauvaise réponse ?” Lâchant un gloussement, il s’humecte les lèvres. « Ça fait de vous une suicidaire. Il n’y pas de bonnes ou de mauvaises réponses, mais je ne comprendrai jamais les gens qui n’ont pas conscience de la valeur de leur humanité. » Ses traits s’affaissent à cette confession. Il payerait un grand prix pour retrouver ce qu’il a perdu deux-cents ans plus tôt. Il méritait une belle mort. Pas une éternité tachée. « Comment imaginiez-vous la suite de cette soirée, alors ? Cessons d’user de périphrases et allons à l’essentiel, voulez-vous ? »        

Il mentionne de quelconques mauvaises intentions. Il ne pourrait pas être plus juste. Elle n’était pas venue à lui dans un élan de bonté. Ni même parce qu’elle aurait simplement eu envie d’en apprendre plus sur lui avant de rentrer chez elle. Elle avait des idées derrière la tête et quand il parle de chasseur ou de collection, tout cela raisonne étrangement comme un écho. S’il savait qu’il venait de taper droit dans le mil’, peut-être qu’il ne prendrait pas la peine d’échanger plus longuement avec elle. Cependant, il ne semble pas la mettre dans l’une des catégories qu’il mentionne. Peut-être qu’elle reste pour l’instant une énigme pour lui et qu’il lui laisse le bénéfice du doute. Elle, l’humaine des plus banales, sans aucune aptitude occulte particulière. Alors, elle ne dit rien. Elle se contente de hocher la tête de haut en bas. Ne réagissant que lorsqu’il mentionne son envie de voir le soleil. “Je croyais que le soleil n’était pas votre allié ? L’obscurité ne vous est pas plus favorable ?” Lui demande-t-elle. Elle ne s’était pas lancée dans sa quête de créatures surnaturelles sans aucune documentation. Elle avait fait des recherches, avait lu quelques ouvrages. Si ses souvenirs étaient bons, tous ceux qu’elle avait pu lire indiquaient que le soleil était mortel pour les créatures de la nuit qu’étaient les vampires. Alors, elle ne peut s’empêcher de le questionner bien que là ne soit pas réellement le sujet de leur conversation. Non, le sujet portrait plutôt sur les raisons qui la poussaient à interagir avec lui ce soir. En toute connaissance de cause. En sachant parfaitement qu’il pouvait prendre le dessus sur elle à tout moment. Que des deux, c’était elle, la plus en danger, malgré la présence du chasseur à l’extérieur du bar. Est-ce qu’elle se considérait comme suicidaire ? Non, pas le moins du monde. Elle ne tenait pas particulièrement à mourir, elle n’avait pas non plus d’idées noires. Cependant, cette malédiction, qui s’abattait sur la ville, changeait un peu la perception qu’elle avait de la vie. Elle flirte un peu avec le danger. Un moyen de combattre l’ennui à défaut de pouvoir s’adonner à ses anciens passe-temps. Tout comme la lumière, eux aussi étaient devenus plus obscurs. “Il ne s’agit pas d’avoir conscience ou non de la valeur de mon humanité. Bien au contraire. Cette obscurité qui pèse sur la ville ne fait que souligner que la vie ne tient qu’à un fil. Cependant, est-ce qu’il faudrait rester chez soi et attendre que ça passe ? Je ne pense pas.” Explique-t-elle, comme pour justifier son inconscience et sa prise de risques inconsidérés. “Eh bien, puisqu’il faut aller droit au but … Me suivriez-vous dehors pour que je vous parle plus amplement de la suite de la soirée ?” Demande-t-elle. Elle ne perd pas le nord. N’oublie pas sa mission, ni même le chasseur qui attend dehors. Est-ce que le vampire sera dupe ? Cela reste encore à déterminer.

“Je croyais que le soleil n’était pas votre allié ? L’obscurité ne vous est pas plus favorable ?” Il faut croire que quelques expressions qu’il utilisait plus de deux-cents ans plus tôt lui glissent encore des lèvres par mégarde. Des habitudes ne changent pas, surtout celles qui ne causent pas de mal. Même, il apprécie de parler du soleil car il se souvient sa chaleur ainsi que le réconfort qu’il lui prodiguait après une semaine de pluie. « Certes. J’ai dû me tromper d’expression. » Le vampire confie en détaillant toujours sa compagne de table avec perplexité. Cette obscurité permanente lui est de grande aide parce qu’il n’a plus besoin de se cacher à l’ombre, mais ce genre de danger lui manquerait presque. Il s’ennuie, maintenant. Un ennui difficile à gratter de sa peau, les bars se ressemblant tous désormais, ainsi que les femmes qui viennent à sa rencontre. Mais celle-là est différente. Elle semble cacher quelque chose. Ce pourrait être un mauvais plan, ou un fantasme. “Il ne s’agit pas d’avoir conscience ou non de la valeur de mon humanité. Bien au contraire. Cette obscurité qui pèse sur la ville ne fait que souligner que la vie ne tient qu’à un fil. Cependant, est-ce qu’il faudrait rester chez soi et attendre que ça passe ? Je ne pense pas.” Il est d’accord avec elle. D’un acquiescement de la tête, il lui fait part de l’intérêt qu’il partage pour cette théorie. Mais il en a tellement vu, de choses, que c’est devenu impossible de le surprendre. Ce doit être l’envie de nouveauté qui le pousse à continuer cette conversation même si son instinct est titillé. Alors il lui demande ce qu’elle veut vraiment, maintenant qu’il sait qu’elle sait, que sa nature de tueur n’est plus un secret, et qu’il a compris qu’elle ne craignait pas ses crocs. “Eh bien, puisqu’il faut aller droit au but … Me suivriez-vous dehors pour que je vous parle plus amplement de la suite de la soirée ?” Lâchant un gloussement, il parcourt la salle du regard. C’est une mauvaise blague, ou quoi ? Se croit-elle discrète dans son approche ? Cela ressemble à un piège, tous les signes clignotent et aveuglent le vampire mais… Étrangement, il a envie de savoir. Ça le sortira de sa routine. Il se croit trop expérimenté pour se laisser coincer le pied dans une trappe à ours. « Si la chaleur du bar ne vous convient plus, je pourrais faire l’effort de répondre à votre requête. » C’est après avoir posé quelques billets sur la table qu’il se redresse et invite Itziar à le suivre d’un geste du bras. Il ne ressent pas le besoin de chercher les témoins ; il sent déjà que tout le monde le regarde. Une si belle femme se fait remarquer à son entrée et encore plus à sa sortie. On veut savoir qui sera le chanceux. Paradoxalement, ce sera Joseph ce soir, même s’il y a anguille sous roche.

À l’extérieur de l’établissement, la température rappelle à l’humaine sa fragilité. Joseph n’a rien à lui offrir pour se réchauffer. Il ne porte pas de vestes. Sa peau à lui est déjà froide comme le marbre et il ne sent plus le mordant de la glace. « Alors, dites-moi. » Il commence, ouvrant la marche. « Vous souhaitiez vous faire plaisir un peu avant de me planter un pieu dans le cœur ? » Ils sont nombreux à vouloir tenter l’expérience de l’amour surnaturel.