La piscine, c’est le pire endroit pour un enfant introverti. Tous les autres gamins hurlent, courent sur le bord en béton qui entoure le rectangle d’eau turquoise et se font avertir par les maîtres-nageurs qui leur ont pourtant dit cinquante fois qu’ils pourraient glisser et se casser quelque chose. Les plus populaires s’inventent des jeux d’eau avec un ballon gonflable, les jolies filles se trouvent recoin plus calme pour flotter à la surface en discutant de trucs de jolies filles. Les sportifs font des concours de vitesse, à la brasse ou au dos crawlé. Et, Raphael, minuscule Raphael intimité par la moindre gouttelette, reste sagement assis sur sa serviette inconfortable en observant les autres en silence. Le soleil lui tape sur la nuque et c’est pour cette raison qu’il est accompagné de son fidèle tube de crème solaire qu’il utilise à toutes les quinze minutes. Sur le dessus de sa tête, il a posé son petit chapeau blanc qui lui donne une allure de scout. S’il est vêtu de son maillot de bain, il n’a pas eu l’envie de retirer son t-shirt – parce que jamais il ne se dénude en public, quelle horreur. « Hey, Raph ! » Lance un surveillant d’une voix beaucoup trop enthousiaste qui fait sursauter le petit garçon. « Tu ne viens pas te baigner ? C’est rafraîchissant ! » Il continue en croisant ses deux bras sur le rebord de la piscine, le reste du corps submergé par l’eau chlorée. Hébété, le jeune garçon secoue la tête de droite à gauche en se cherchant une énième excuse pour ne pas mettre un seul pied dans la piscine. La dernière fois, il disait avoir une migraine féroce, l’autre d’avant il prétendait être trop fatigué. « J’ai un peu mal à la gorge… » Il couine en tâtant son cou, l’air concerné, s'improvisant médecin spécialiste. Le surveillant ricane puis hausse les épaules, préférant abandonner tout de suite : aucun adulte n’a réussi à le faire changer d’avis, de toute façon. Il est le timide reconnu de tous les professeurs et de tous les surveillants. Celui qui vomit trois fois avant de faire un oral devant la classe. « C’est toi qui décide ! » Il finit par lancer après avoir frotté sa barbe avant de se retourner pour nager jusqu’à l’autre côté de la piscine, là où Rudy s’est installé lui aussi sur le béton brûlant qui encadre la piscine. Raphael baisse tout de suite le regard pour contempler une fourmi transportant une minuscule pierre. Il récupère le petit insecte en posant son doigt devant lui et l’observe de près. « Je sais que tu es déçu de ne pas pouvoir te baigner. Ne t’inquiète pas, une otite ne dure jamais trop longtemps. Tu pourras replonger dans l’eau très bientôt. » L’adulte dit à Rudy. Le bouclé relève légèrement le regard pour discrètement espionner le jeune à la peau plus bronzée que la sienne. « Il y a Raphael, là-bas (il le pointe) qui aurait peut-être besoin de compagnie. Il ne peut pas se baigner lui non plus. » Il propose, enthousiaste, n’aimant pas voir deux élèves seuls. Aussitôt, le petit danseur écarquille les yeux et se cache derrière son chapeau blanc pour faire comme s’il n’avait rien entendu. Rudy ne viendra pas, il le déteste. C’est le parfait moment pour remettre une couche de crème solaire et prier pour que cette foutue sortie scolaire se termine rapidement.    

Je sais que tu es déçu de ne pas pouvoir te baigner. Ne t’inquiète pas, une otite ne dure jamais trop longtemps. Tu pourras replonger dans l’eau très bientôt. Rudy fixe le professeur, il n’a pas envie de replonger très bientôt. Il veut y aller maintenant. Tout de suite. Il se dit qu’une otite n’est pas le problème de son enseignant mais le sien : s’il souffre, ça ne regarde que lui. Le vieux ne semble pas l’entendre cette oreille – la preuve que lui aussi, il a des problèmes à ce niveau-là – et l’oblige à aller s’asseoir. Il y a Raphael, là-bas, qui aurait peut-être besoin de compagnie. Il ne peut pas se baigner lui non plus. Ce prénom le fait frissonner. Il sait de qui il s’agit et pourtant, il fait semblant, innocemment, de regarder en sa direction pour découvrir de qui il s’agit. Il n’y a qu’un seul Raphael dans leur classe, il n’y a qu’un seul Rudy, et les deux jeunes hommes se connaissent déjà très bien. Rudy le déteste. Il ne sait pas vraiment pourquoi, c’est le cas depuis le premier jour. Dès qu’il a posé ses yeux sur lui, il a ressenti une énorme sensation de répulsion, une envie gigantesque de lui cogner dessus. Et Rudy, il n’a rien trouvé de mieux à faire que de répondre à ses pulsions, d’obéir aux ordres qu’il se donnait intérieurement : il l’a attrapé plusieurs fois à la sortie de l’école pour lui voler son goûter, pour se moquer de ses cheveux, pour rire de ses vêtements. Il a usé de toutes les insultes qu’il connaît, des pires des expressions, des surnoms les plus ridicules et humiliants. Visiblement le professeur n’est pas au courant de toutes ces histoires-là – Rudy sait être discret dans son harcèlement et Raphael n’est pas une victime expressive. Mouais, non, ça va aller. Le gamin hausse ses épaules et regarde à nouveau le professeur qui n’a pas l’air ravi de cette réponse-là, ce n’était pas une véritable suggestion mais un ordre : il doit aller voir Raphael et s’installer à ses côtés. Peut-être parce que ce sera plus facile de surveiller deux enfants s’ils sont côte à côte. Vas-y, Rudy, que dit le professeur alors qu’il lui fait un nouveau signe de tête en direction du bouclé. Oui, oui, j’suis en route là. Il traîne des pieds et commence à faire le tour du bassin, tout en se disant qu’il aura moins de mal à les surveiller si l’un des deux se noie accidentellement. Il l’a répété plusieurs fois à Raphael et à tous les autres enfants qu’il aime terroriser : un accident est très vite arrivé, peu importe où, peu importe quand, peu importe la raison. Le faire tomber à l’eau et appuyer sur sa tête jusqu’à ce que ses poumons se remplissent d’eau, oui, il en serait capable. Il en a même presque envie, alors qu’il arrive à la hauteur du bouclé. Il le regarde un instant et tape dans sa main pour tuer la fourmi qu’il venait de recueillir. Attention, t’es en train d’pourrir de l’intérieur, les insectes te grimpent dessus et vont te dévorer. Il fallait qu’il lui glisse un mot agréable dès son arrivée, sinon, ça n’aurait pas été marrant. Le brun s’installe à ses côtés, peu enthousiaste à l’idée de partager l’heure à venir avec lui. C’est clair qu’il ne parlera pas énormément, qu’il fera de son mieux pour être discret, mais le simple fait de l’avoir et de le savoir à ses côtés l’agace énormément. Il faut qu’il s’en aille, sinon, il le fera partir de lui-même.

@Raphael Elly

« Mouais, non, ça va aller. » Ils ont pour avantage de se comprendre, tous les deux, faute de ne pas se supporter. Rudy n’a pas envie de joindre Raphael dans sa solitude et c’est tout à fait réciproque. Il préfère la compagnie des fourmis à celle des garçons aussi cons que le mexicain. Alors il est rassuré pendant une seconde et se permet de relever les yeux pour observer discrètement sa silhouette de l’autre côté de la piscine, toujours dissimulé derrière son chapeau blanc qui semble pouvoir le protéger du monde entier. « Oui, oui, j’suis en route là. » Hein, quoi ? Les yeux gros comme des melons, il observe la démarche lente et ennuyée du jeune qui contourne lentement l’eau turquoise pour venir de son côté. Son cœur se met à convulser dans tous les sens, à se taper contre sa poitrine et sa cage thoracique pour sortir et changer de corps. Il ne lui reste que quelques secondes de paix alors il pose son attention sur la petite fourmi qui a descendu jusque dans sa paume pour tourner autour de celle-ci. Il vaut mieux pour lui de faire comme s’il n’avait pas remarqué que la compagnie s’approchait. Peut-être que Rudy fera semblant de ne pas le voir, lui non plus, et tout se passera bien.

CLAC.

L’insecte tout plat se colle dans le fond de sa paume au passage de la main rapide du mexicain. Tous les membres de Raphael se crispent mais il ne cesse de fixer la fourmi tristement décédée dans sa main, les lèvres pincées, les sourcils froncés par son envie de riposter – mais il ne peut pas faire ça, pas avec Rudy. Un tel acte lui coûterait bien trop cher et il n’a pas envie de passer le reste de sa vie avec un bras en moins. « Attention, t’es en train d’pourrir de l’intérieur, les insectes te grimpent dessus et vont te dévorer. » Il avale difficilement sa salive et se résout finalement à décoller la tartine d’insecte du fond de sa main, la retirant avec une feuille morte qui traînait par là. Il reste silencieux le plus longtemps possible, fixant les élèves qui se lancent un ballon gonflable dans la piscine. « C’est pas drôle. » Il couine faiblement en espérant que Rudy ne l’entendrait pas. Il ferait mieux de ne pas prononcer un seul autre mot, d’ailleurs : mais il est impulsif, Raphael, et sa langue boue. Il a envie de l’insulter, de lui faire savoir qu’il ne mérite qu’une place en Enfer mais il ne peut pas. Il n’a jamais pu. Il attend qu’un jour la justice se fasse d’elle-même. « On est pas obligé de parler. » Il ajoute, toujours sans adresser le moindre regard au garçon assis à quelques centimètres de lui. Il pose ses doigts sur la serviette en dessous de lui pour la plier, la déplier, la replier, tout en faisant claquer sa langue contre son palet en espérant que cela fasse passer le temps plus rapidement. Il se décide finalement à empoigner son tube de crème solaire pour couvrir ses bras et sa nuque une centième fois. Il ne réalise qu’à cet instant que ses mains sont complètement moites. Mais qu’est-ce qu’il le déteste, Rudy. Il l’a trop souvent imaginé se faire renverser par une des voitures qui roule trop vite près de la cour de récréation. Il ne serait probablement pas le seul à rire de ce miracle, Rudy est l’une des pestes les plus reconnues des élèves. Il doit avoir un complexe d’infériorité pour s’attaquer à tout le monde de la sorte.    

Rudy n’est pas un garçon agréable, tous les professeurs de l’école l’ont remarqué et sa mère s’en excuse constamment. Elle cherche à lui expliquer ce comportement par ses frères et sœurs qui prennent son temps et son énergie – l’aîné se sent souvent exclu – ou par le mal du pays, même s’ils sont dans le coin depuis un petit bout de temps maintenant. Parfois, quelqu’un peut se sentir chez soi dans un endroit où il n’a vécu que quelques mois et étranger là où il a déposé définitivement ses valises. Rudy, lui, ne s’excuse jamais. Il est même du genre à passer derrière sa génitrice pour dire qu’il n’est pas désolé de ses actes et qu’il recommencera très certainement. On le prend pour un gamin perturbé, il est en réalité très lucide et très fier de ses exploits – aussi mauvais soient-ils. Rapidement, les professeurs ont compris qu’il était inutile de le punir des activités en groupe et l’ont autorisé à venir à la piscine avec eux. Ce n’est donc pas à cause de son comportement qu’il n’a pas le droit de rejoindre le bassin, aujourd’hui, mais seulement à cause de lui-même et de son corps qui refuse de coopérer. L’homme en dehors de l’eau, qui surveille les autres élèves, sait déjà qu’il trouvera un moyen de faire une bêtise à un moment donné. Le shampooing dans l’eau, ça a été déjà fait : que fera-t-il cette fois-ci ? À vrai dire, il ne cherche pas à le savoir plus que cela puisque, après l’avoir envoyé aux côtés de Raphael, son regard ne s’attarde plus sur lui. Grave erreur, et Rudy l’a remarqué, c’est pourquoi il se permet de taper dans la main du bouclé pour écraser la fourmi qui marchait dessus avant de s’asseoir à ses côtés. Ce geste étant suivi d’une remarque qui se veut, évidemment, plus qu’agréable. C’est pas drôle. Et pourtant, ça a l’air de l’être, puisque les quelques mots de Raphael font rire Rudy. Moi j’trouve que si. Il réplique, piquant. S’il veut que ce soit drôle, ça le sera. S’il avait voulu que ce soit triste ou dégoûtant, ça l’aurait été également. Qu’est-ce qu’il va faire pour aller à l’encontre de ça ? Le dire aux professeurs ? Ils préféreront laisser un enfant se faire embêter qu’en laisser un autre se faire noyer et ne donneront aucune importance à cette petite querelle, Rudy ne le sait que trop bien, Raphael n’est pas sa première victime aux abords des bassins. On est pas obligé de parler. Il lui dit, finalement. Et Rudy est d’accord avec cette proposition, désormais assis à ses côtés. Alors pourquoi tu le fais ? Il est d’accord, oui, mais même si les professeurs ont dit le contraire, à ses yeux, ils ne sont pas non plus obligés d’être côte à côte. Tu t’en vas ? Il lui demande d’un ton presque étonné qu’il n’ait pas encore pris l’initiative de bouger par lui-même. J’veux pas t’voir ici. Et même s’il regarde en face de lui, s’il ne le regarde pas réellement, il sait que Raphael comprend ses propos. Il ne veut pas de sa présence à ses côtés, il ne veut pas être vu avec un gringalet comme lui. J’sais pas ce que t’as fait pour pas aller dans l’eau mais va dire au prof que finalement t’veux bien, ça nous arrangera tous les deux. Et cette dernière phrase sonne – non étonnement – comme une menace, car s’il décide de rester ici malgré ses demandes et ses avertissements, il le paiera tôt ou tard. Et tôt semble être toujours le mieux, pour Rudy.

@Raphael Elly

« Moi j’trouve que si. » Répond Rudy au milieu des éclaboussements d’eau incessants. Il n’y a que lui que ça fait rire et c’est parce qu’il a l’humour d’un boulet. Il a besoin de s’attaquer aux autres pour se sentir supérieur : c’est ce que les papas de Raphael lui disent sans arrêt lorsqu’il revient en pleurs à la maison. Ils lui promettent aussi que le harcèlement cessera bientôt parce qu’il deviendra plus mature, ainsi que tous les autres élèves qu’il côtoie tous les jours. Seulement, le jeune bouclé n’a pas l’impression que Rudy s’améliorera dans un futur proche. Il semble condamné à être un gros connard et c’est peut-être qu’on devrait plaindre, au fond. Il doit énormément souffrir s’il a besoin d’attaquer Raphael pour se sentir mieux. Le pauvre. Bien qu’il ait envie de lui dire tout ce qu’il pense, de l’informer qu’il est le pire d’entre tous, il préfère se taire et proposer qu’aucun des deux ne parle. Ils ont été placés ensemble contre leur gré et ils ne devraient pas se laisser marcher sur les pieds. « Alors pourquoi tu le fais ? » Le mexicain renchérit sous le regard perdu de Raphael qui secoue la tête de droite à gauche en le dévisageant. Il a parlé simplement pour proposer de ne pas parler. Ça ne compte pas comme de la discussion. « Tu t’en vas ? » Serrant la serviette en dessous de lui avec ses doigts, il repose son attention vers la piscine dans le but d’ignorer son agresseur qui se permet d’ajouter qu’il n’a pas envie de le voir dans le coin. Tétanisé, il baisse les yeux pour fixer la tartine de fourmi sur la feuille morte, se disant que son destin ressemblera probablement à celui de l’insecte s’il ne bouge pas. Pourtant, ils sont entourés de nombreux témoins, professeurs, même. Il ne risque, rien. Alors aucun de ses muscles ne s’ébranle et il replace fièrement son chapeau sur sa tête, dos droit, regard sûr, bien qu’il soit sur le point de renverser le contenu de son estomac dans l’eau chlorée. « J’sais pas ce que t’as fait pour pas aller dans l’eau mais va dire au prof que finalement t’veux bien, ça nous arrangera tous les deux. » Il inspire doucement pour se calmer et réussit à répondre d’un ton presque serein : « Justement. Il y a des profs dans le coin. Tu ne peux rien me faire alors arrête de faire semblant d’avoir de l’autorité. J’étais là avant. » Là, il est fier le petit idiot. Comme s’il venait d’avoir le meilleur argument du monde, il esquisse un sourire qu’il cache avec ses doigts, détournant la tête pour empêcher Rudy de voir son expression. Certes, il y a des adultes responsables autour d’eux qui pourraient lever le ton à n’importe quel moment mais il préfère éviter de montrer au monstre à sa droite son sourire. Perdre ses dents ne compte pas parmi ses objectifs aujourd’hui. Mais il ne faut pas se cacher : ça l’amuse un peu de savoir que Rudy ne peut pas lui faire la misère ici. Et puis, demain il aura oublié leur petite discussion autour de la piscine, pas vrai ? Il doit avoir une toute petite mémoire s'il a un cerveau aussi minuscule.

Le problème avec Rudy, c’est qu’il ne fait jamais ce que l’on attend de lui. Quand on pense à la bêtise qu’il prépare secrètement, il fait toujours de son mieux pour faire pire. Quand on pense qu’il se calme, il s’énerve. Quand on pense qu’il va s’énerver, il reste de marbre et laisse planer le doute. Il est un mystère pour toutes et tous et c’est quelque chose qu’il adore. Raphael ne peut pas prévoir ce qu’il a derrière la tête et, même s’il imagine quelque chose, ce sera forcément pire d’une manière ou d’une autre. Après tout ce temps à être détesté par le Mexicain, il devrait déjà le savoir. Il prend pourtant le risque de lui adresser la parole pour lui dire que ça ne sert à rien qu’ils parlent. Il n’en avait pas l’intention, mais puisqu’il le propose, autant le faire et lui demander de s’en aller. De rejoindre l’eau, les élèves et les professeurs. Il lui donne une échappatoire, presque gentiment : s’il s’en va de lui-même, il ne sera pas forcé, il devrait en prendre conscience dès maintenant. Mais il ne s’y applique pas, le bouclé, il préfère rétorquer, refuser. Justement. Il y a des profs dans le coin. Tu ne peux rien me faire alors arrête de faire semblant d’avoir de l’autorité. J’étais là avant. Le brun fronce les sourcils. Il se demande s’il plaisante ou s’il rigole. Est-ce qu’il est sûr de lui ? L’autorité ne fait pas peur à Rudy, ça n’a jamais été le cas. S’il craignait les punitions et les réprimandes, il n’aurait pas cette réputation dans l’école. S’il avait peur des répercussions, il ne tenterait jamais rien de négatif à l’encontre de ses camarades. Alors qu’il y ait des témoins ou non, qu’il soit pris sur le fait ou non, ça ne change rien. Si j’m’en prends à toi ailleurs, t’ira le répéter dans tous les cas. Il ouvre finalement la bouche pour dénoncer une vérité : il ira rapporter ses méfaits aux professeurs si jamais il s’attaque à lui loin d’eux. S’il n’y a aucun témoin, il y aura le discours de la victime et on ne croira pas l’agresseur. Comme toujours avec Gutiérrez, on ne lui laisse même plus le bénéfice du doute. Alors j’ai rien à perdre. Et c’est triste d’avoir cette manière de penser à cet âge-là, tous les adultes dans l’entourage de Rudy se le disent. S’ils n’arrivent pas à le mettre sur le droit chemin, plus tard, ce gamin sera ingérable. Le gros du travail est à effectuer maintenant, mais il semblerait que beaucoup aient déjà abandonné avec lui. Il est dans les ténèbres, intérieurement, et c’est impossible de l’en faire sortir, même avec toute la bienveillance du monde. Il se lève du petit banc et se tourne vers Raphael. Et c’était pas une question, t’sais. Il attrape son bras et tire dessus pour le faire se lever. Tu pars, maintenant. C’est ce qui ressemble à un dernier avertissement : mais en fait, il en a marre de l’avertir. Alors Rudy tire une fois de plus sur son bras pour le faire aller vers l’eau et l’y pousse, sans attendre une seconde de plus. Et face au fracas du corps de Raphael dans l’eau, le professeur lève la tête vers eux. Rudy lève les mains en l’air, innocemment, et retourne s’asseoir. Il a glissé, m’sieur ! Il ment et tout le monde le sait, mais ce n’est qu’un détail aux yeux du jeune homme.

@Raphael Elly

Il faut dire que Rudy n’a pas tort lorsqu’il affirme que Raphael irait crier ses méfaits s’il s’en prenait à lui à un endroit où personne ne pourrait être témoin de la méchanceté du mexicain. Il ne s’est jamais gêné pour informer son enseignant lorsqu’un élève lui fait la vie dure – même si, malheureusement, l’intimidation reprend de plus bel seulement quelques jours plus tard parce que l’autorité à l’école ne possède pas vraiment le pouvoir de changer les choses. Ce sont des enfants qu’ils doivent éduquer et ils n’ont pas le droit de les punir sévèrement, encore moins un petit garçon qui n’est pas né en Australie (tout le monde a peur de se faire traiter de raciste et de perdre leur emploi, il faut croire…). Mais, qu’il soit d’ici ou de l’autre bout du monde, Rudy reste Rudy : la petite peste indomptable qui hante les cauchemars de Raphael. « Alors j’ai rien à perdre. »  Il déteste savoir qu’il a raison parce que le temps a fait ses preuves. Il n’écope jamais rien de plus qu’une heure de colle. Le danseur a toujours trouvé cela injuste mais, dans le présent, il préfère ne rien faire et réajuster son chapeau pour couper l’autre enfant de sa vision. S’il ne le voit plus, il disparaîtra, c’est la science. Mais il faut croire que la science n’a pas envie de lui venir en aide aujourd’hui parce que Rudy se lève et s’approche dangereusement du danseur sans qu’il ne puisse s’en rendre compte. Ses doigts s’enroulent autour de son avant-bras et une sorte de gémissement de surprise s’échappe de ses lèvres quand il se fait tirer vers le haut. Il tente de s’accrocher à sa serviette mais elle ne fait que suivre le mouvement (ça aussi c’est de la science). « Hé ! » Il lance, vif, fort, comme si son instinct de survie venait enfin de s’allumer. Il s’enflamme, ses muscles se transforment en braise, mais cette chaleur montante se faire rapidement calmer par la froideur de la piscine dans laquelle il et injustement poussé. Il ressort rapidement la tête de l’eau, les yeux attaqués par le chlore, son chapeau tenant de justesse à ses bouclettes trempées. Sa respiration est rapide et saccadée ; il sent la rage prendre le dessus sur le reste des émotions qui se confrontent dans son cerveau. Plus question de peur ou de tristesse, il n’a qu’une seule envie : se venger. Alors, quand Rudy explique au professeur que c’était un accident provoqué par Raphael lui-même, il sort de la piscine sans réfléchir, ses coudes s’éraflant contre le béton piquant encadrant la piscine et il s’empare de son pot de crème solaire pour le balancer violemment en plein entre les deux yeux de Rudy. Miracle : le contenant s’ouvre est la crème blanche et gluante s’en échappe pour s’étendre dans le visage du visé (oui j’ai fait exprès). « RAPHAEL ! » S’exclame l’enseignant qui sort aussitôt de la piscine sous les regards ahuris des autres enfants qui se sont immobilisés dans l’eau. Il se dirige vers le mexicain pour lui tendre sa serviette afin qu’il s’essuie les yeux. Complètement tétanisé par ce surplus d’adrénaline qui l’a emporté dans cette rage inhabituelle, Raphael reste planté sur le sol comme un piquet, les yeux gros comme des melons et la tête baissée pour disparaître. De ses fringues trempées s'écoulent des gouttes d'eau chlorée.    

Il ne faut pas chercher Rudy. Il ne faut pas essayer de ne pas chercher Rudy. Il ne faut pas ignorer Rudy. Il ne faut pas donner de l’attention à Rudy. Autrement dit : tous les moyens sont bons pour qu’il s’en prenne à vous, peu importe ce que vous étiez en train de faire, ce que vous comptiez faire et ce que vous ne vouliez pas faire. Ses désirs sont  des ordres, c’est tout, ça s’arrête là. Et aujourd’hui, à côté de Raphael, il a envie de l’embêter. Parce qu’il ne l’aime pas, parce qu’il n’est pas content de ne pas pouvoir être dans l’eau, parce qu’il est une proie facile et qu’il pourra recommencer autant qu’il le voudra. Il a beau être dénoncé et être partiellement puni, ça ne l’empêche pas de réitérer. Et Raphael agit toujours comme s’il ne s’y attendait pas, comme si ça tombait du ciel, comme si Rudy pouvait… changer ? Sauf que le temps prouve, petit à petit, que ce gamin ne changera pas, qu’il continuera encore et encore d’évoluer dans la mauvaise direction. L’idée lui passe derrière la tête et il l’attrape au vol : et si Raphael allait faire un petit plongeon ? Il n’a pas le temps d’y réfléchir plus longtemps que le mal est fait : le bouclé fait trempette, Rudy se justifie, les autres rigolent. Est-ce qu’il culpabilise ? Non. Est-ce qu’il rêve de recommencer et de le pousser d’encore plus haut, encore plus fort ? Oui, très clairement. Le professeur s’approche d’eux, doucement, et Rudy a les yeux rivés sur lui : il ne voit pas son adversaire de toujours remonter sur le côté et lui envoyer un projectile encore inconnu. C’est quand celui-ci s’ouvre en heurtant son visage qu’il comprend ce que c’est, entre la texture et l’odeur, il ne peut pas se tromper. RAPHAEL ! Le professeur hurle et ce n’est pas sur le Mexicain, pour une fois. Un sourire se dessine sur ses lèvres alors que le jeune homme lui tend la serviette pour qu’il s’essuie, est-ce qu’il a déjà des remords ? Il faut, oui, parce que Rudy ne compte pas laisser ça passer. Il attrape la serviette d’un geste qui se veut violent et s’essuie les yeux mais… le fait que ça brûle, il ne s’y attendait pas. Il entre ouvre un œil et regarde Raphael puis le referme aussitôt, c’est bien trop douloureux pour agir. Il se recule d’un pas, puis d’un autre ; l’idée est d’aller se réfugier aux douches et de s’essuyer à l’eau claire. Sauf que derrière lui ne se trouvait pas la sortie mais une serviette qui traînait et il glisse, se rétame par terre, fesses les premières. Il ouvre les yeux sous le choc pour se rendre compte de ce qu’il vient de se passer et, effectivement, il est par terre devant Raphael, le professeur, et tous les élèves le regardent. Il ferme à nouveau ses yeux, les poings également : là, il est réellement en colère. M’sieur, il m’a rendu aveugle ! Qu’il dit pour faire comprendre qu’il a mal aux yeux et que rien ne sert de se relever, seul, il n’arrivera pas à aller se rincer. C’est bien trop loin, bien trop compliqué et bien trop humiliant.

@Raphael Elly

C’est Rudy qui a commencé. C’est sa faute s’il s’est retrouvé avec de la crème solaire dans les yeux. Il a été le premier à lancer les hostilités alors il devait payer. Et, même si Raphael semble être le premier fautif dans l’histoire, il ignore complètement l’enseignant qui a hurlé son nom. Il se contente de fixer le mexicain et sa gueule couverte de crème blanche parce que cette vision est particulièrement jouissive. Il est encore trempé d’eau chlorée mais il semble avoir oublié. « C’est lui qui a commencé… » Il murmure finalement quand l’adulte tend une serviette à Rudy afin qu’il essuie son visage. Il n’est pas certain d’avoir été entendu mais ça ne le dérange pas. Il n’aime pas trop avoir toute l’attention rivée vers lui et voilà que des dizaines d’yeux de gamins se baladent entre lui et son pire ennemi. Au moins, la plupart des élèves préfèrent poser toute leur attention sur celui qui trébuche quelques secondes plus tard sur la serviette et qui tombe brusquement sur le béton. Instinctivement, Raphael se crispe en grimaçant, s’imaginant la douleur de la chute mais, rapidement, c’est un discret sourire qui étire ses lèvres derrière la paume de sa main. Qu’est-ce que ça l’amuse de voir qu’il n’est pas celui qui souffre le plus. « M’sieur, il m’a rendu aveugle ! » Aussitôt, le professeur s’abaisse à sa hauteur et l’aide à se rasseoir, jugeant les dégâts. « Calme-toi, ce n’est rien tu verras. » Il dit fermement pour le calmer, avant de pivoter la tête vers Raphael pour le pointer du doigt : « Va te sécher. Je t’amène chez le directeur. » Sourcils froncés et bouche entrouverte, Raphael beugle assez fort, cette fois : « Mais c’est lui qui a commencé ! » Il n’est plus question d’être le timide petit garçon, maintenant. Le brasier a été réveillé en lui et il serait prêt à lutter jusqu’à ce que justesse soit faite. « Peut-être. Mais, en attendant, c’est lui qui doit aller à l’infirmerie. Pas toi. » L’autorité répond sur un ton austère, aidant Rudy à se relever, tenant fermement son bras contre lui pour ne pas qu’il tombe une deuxième fois. « Va te sécher, j’ai dit. » Il répète, sur un ton plus fort, pointant les vestiaires du doigt. Il jette un coup d’œil à l’autre professeur pour lui faire comprendre d’un seul regard qu’il devra s’occuper du reste de la classe sans lui. Ce dernier hoche la tête avant de claquer des mains pour attirer l’attention de tout le monde : « Allez, retournez jouer ! Il n’y a rien à voir. » Quelques enfants hésitants détournent finalement leur attention vers la piscine, le ballon de plage et les jouets jonchant le sol sous leurs pieds. Raphael, bras croisés sur sa poitrine, boudeur, se dirige finalement vers les vestiaires en ayant soufflé tout son air par ses narines. En passant près de Rudy, il lui lance un regard noir et, s’il se le permet, c’est bien parce que l’autre est temporairement aveugle.