Première montée sur scène.

La.

Première.

Cela fait des semaines que Raphael apprend l’art du théâtre aux côtés d’une personne qu’il compte désormais comme une amie, pas seulement une idole. Marceline a toujours été compréhensible avec lui, malgré la gêne, malgré son manque de confiance en lui, malgré absolument tout. Elle a su lui confier des astuces pour qu’il garde le contrôle sur sa respiration et, désormais, en fixant son reflet costumé dans le miroir, X écoute les battements de son cœur percuter contre ses tympans au même rythme que la musique sur laquelle Bea se déhanche sur scène.

X.

Pourquoi X ? Parce que Raphael a fini par s’habituer à ces X qu’il avait inscrits sur le post-it collé à son réfrigérateur à côté des termes « nom de mon persona ». Il n’avait jamais trouvé d’idées de nom. Aussi, il adore l’ironie. X se prononce ex. Il n’a jamais eu d’ex, pire, il est un type asexuel et sans expérience qui montera sur scène pour aiguiser l’intérêt de personnes qui ne pourront jamais le toucher. Il y a un côté interdit à ce qu’il va faire, et il faut dire qu’il apprécie ce que ça fait bouillir dans ses tripes. Sur sa tête, les cornes que lui a offert Kai le jour où il lui a montré sa cabane d’Alibea, et, le reste de son kit, créé par lui-même. Pioché ici et là dans des brocantes et dans les boutiques de seconde-main, la seule chose qu’il peut se payer avec son salaire très moyen. Mais il se sent fier. Il ne se voit plus sous ce maquillage inspiré du diable lui-même, du dégradé noir au carmin à ses paupières et de son rouge à lèvre parfaitement uni que lui a appliqué Kai avec sa main d’artiste. Il n’a pas encore l’habitude d’appliquer du maquillage à cet endroit-là.

Et, quand il monte enfin sur scène après avoir été présenté par son partenaire de crime, on l’acclame déjà. Des gens complètement bourrés qui lui confient les applaudissements pour qu’il les garde bien rangés au creux de sa poitrine. D’abord, il sent la timidité refaire surface, mais dès le moment où on lui tend le micro et que sa main tremblante s’en empare, il prend une grande inspiration et imagine Marceline au fond du bar. Tout va soudainement mieux. Certes, elle n’a pas pu être là, mais elle lui a promis qu’elle penserait à lui. « Merci Bea, la meilleure drag mother dont j'aurais pu rêver ! » Il s’exclame, la voix de X réverbérant contre les murs alors qu’il désigne la drag queen quand elle descend de scène en lui envoyant des baisers. C’est à son tour de briller. L’étoile morte va briller. Il se présente et même si le monologue est d’abord maladroit, il se fait constamment rehausser par les encouragements dans la salle. La communauté est soudée. On lui envoie tout le courage du monde, et il se sent à sa place. Il ne peut s’empêcher de raconter l’histoire de son nom avant de commencer son numéro de lip sync, parce qu’il la trouve complètement ironique. « Alors, vous savez, quand on m’a demandé de fournir le nom de mon drag pour m’inscrire à la liste, j’en avais aucune idée. Ça fait des mois que je cherche une idée mais rien ne reste. Puis, alors qu’ils attendaient derrière la ligne, j’ai longuement fixé tous les X que j’avais gribouillés sur mon frigo pour rayer les idées qui ne me plaisaient pas. » Il marque une longue pause ponctuée d’un suspens sans nom, soulève le doigt comme s’il avait une illumination, avant de faire une moue déconfite : « Eh bah, je leur ai dit X, et c’est resté. » Il y a quelques rires et félicitations dans la salle qui lui inspirent un sourire ravi tandis qu’il fait signe au technicien du son de lancer la musique. Bien sûr, il s’agit d’une chanson de Mamma Mia!, plus précisément Honey, Honey, qui contraste complètement avec son look diabolique. Mais c’est ça, le concept même de sa persona : les opposés, l’inattendu, aller contre le courant de la rivière, parce que Raphael n’est jamais entré dans le moule. Et ça semble d’abord surprendre, puis plaire. Toutes les années de sa vie qu’il a réservées à la danse se traduisent désormais dans son déhanché de professionnel et tout allait bien, tout va bien, et tout ira…

Bien.

Coup de poing en plein dans le foie. Son regard rouge rehaussé de lentilles s’ancre à celui d’un fantôme. Il s’immobilise sur la scène au beau milieu du refrain, la musique continuant sa course sans lui. Dans la foule, juste là, comme les deux yeux globuleux d’une grenouille qui saillent à la surface de l’étang, ceux de Kieran qui le fixent en retour. Plusieurs secondes s’écoulent avant que des interrogations ne soient soulevées. On pensait d’abord que cet élément faisait partie de son acte hors du commun, mais on voit bien qu’un malaise pèse dans le cœur fragile de X (de Raphael) et, quand il va pour faire un pas vers l’arrière, il perd l’équilibre comme le maladroit qu’il est. Il arrive enfin à détacher son regard de celui de son démon. La persona est disparue. Il n’y a plus que Raphael dans des habits qui ne lui ressemblent pas, ses côtes et ses abdominaux exposés à l’œil d’un public terriblement muet. L’excuse qu’il murmure enfin dans le micro ressemble davantage à la plainte d’un animal happé par une voiture, mais il ne peut rien offrir de mieux tandis qu’il s’élance derrière les rideaux pour disparaitre. Ses pensées se bousculent, s’agitent, il panique, n’arrive plus à respirer, et la toute première chose qui lui vient en tête est celle-ci : Kai ne doit pas le voir ainsi. Il ne doit pas savoir qu'il a aimé à s'en rendre malade. Le mode automatique désormais enclenché, il se dirige à l’opposé des loges où les autres drags s’inquiètent et il va s’enfermer dans l’arrière-boutique où sont rangées toutes les bouteilles d’alcool qui servent à garnir le bar. Il se cache derrière une montagne de caissons en bois pour que se verse toute la panique de son corps, sans jugement ni regards étrangers. Son maquillage est déjà fichu. La soirée est terminée.

Il pensait qu’il était guéri, qu’il s’était débarrassé de cette tumeur – hélas, elle avait creusé ses racines trop profondément dans la chair de l’oiseau aux ailes cassées.                

Certaines habitudes mériteraient d’être changées.

Cette affirmation n’a pas grand-chose d’étonnant quand on connait Kieran et sa volonté de sortir de la routine millimétrée qu’il s’est imposée il y a si longtemps qu’elle ne fait plus vraiment de sens pour lui. Le même café chaque matin, le même bar chaque week-end, le même cinéma le mardi, la même galerie le vendredi. Au-delà de ses activités, ce sont aussi ses gestes qui sont inlassablement les mêmes, exécutés au travers d’un mécanisme qu’il a rodé par nécessité, par sécurité, celle de prétendre avoir la maîtrise sur quelque chose à défaut que ce soit sa propre existence. Toujours dans l’anticipation, toujours dans la crainte, rien n’a le droit d’entacher cette monotonie soigneusement élaborée, rien ne peut s’écarter du chemin qu’il a précieusement construit.

Mais ça se saurait, Halstead, si les choses étaient aussi faciles, hm ?

Ça ne devait pas être une soirée différente. Il aurait terminé sa journée de travail et, comme chaque fin de semaine, serait venu décompresser comme le bon vieux cliché du gars solitaire qu’il est devenu, au comptoir d’un bar où il a tellement ses habitudes qu’il n’a même pas besoin de verbaliser sa commande pour qu’elle apparaisse devant lui. Il aurait échangé quelques mots avec les autres clients au moment où ceux-ci attendent leurs boissons, des sympathies d’usage aux réflexions liées à un détail qui lui a attiré l’œil sur eux. Puis il se serait excusé pour sa curiosité, ils ne lui en auraient pas voulu et ils seraient repartis vers leur bande d’amis sans un regard pour lui, tandis que le sien n’aurait cessé d’accrocher cette image qui représente tout ce qu’il n’a pas, avant de se retourner vers sa seule compagnie, et ce verre vide qu’il aurait demandé à remplir pour l’occasion.

Oui, les habitudes sont rondement menées, mais pas pour autant agréables.

Rien ne présageait que ses habitudes sont bouleversées de cette manière. Oh, de temps à autre il y a bien une scène ouverte qui fait grincer les dents de Kieran, ou un spectacle comique qui ne lui provoque aucun rictus. Il ne lit pas le programme même s’il se jure toujours de finir par y penser, mais quand bien même le thème de la soirée serait susceptible de l’effrayer qu’il n’arriverait pas pour autant à se trouver un autre bar – à l’exception de celui de Mickey, non loin de là. Mais parce qu’il ne veut pas investir son ancien camarade plus que de raison alors qu’il a enfin la sensation d’être son ami après toutes ces années, Kieran reste toutefois fidèle à cet endroit qui l’a accueilli à de nombreuses reprises au cours des dernières années. Il avait bien remarqué les clients plus hétéroclites ce soir que d’ordinaire, mais rien qui aurait pu alerter, et, surtout, rien dont il se préoccupe réellement. Oui, tout laissait à croire que cette soirée serait comme toutes les autres, sans réaliser à cet instant qu’elle serait la plus spéciale d’entre toutes.

Il a d’abord entendu sa voix.

Légèrement plus aigüe, nettement plus sensuelle que dans ses souvenirs. C’est d’abord une simple impression qui se concrétise de plus en plus à mesure que la personne à laquelle il tourne encore le dos évoque l’histoire derrière son… nom ? Il ne comprend pas. Il n’est pas sûr de vouloir comprendre. Il a envie de partir, là, tout de suite, de filer discrètement au travers d’un public qui n’apercevrait même pas l’air pâle de l’homme qui vient d’ouvrir un chapitre qu’il croyait refermer depuis longtemps, et dont la relecture s’annonce encore plus douloureuse que le moment de la rédaction. Retourne-toi, Kieran. Il n’en a pas envie, mais je sais qu’il a besoin d’en être sûr. Qu’il a besoin de ne pas partir avec ses regrets et sa culpabilité de n’avoir rien fait quand il en avait l’occasion, comme cela est déjà arrivé par le passé, cette même attitude de sa part qui l’a amené à renoncer à sa plus vieille amitié. À son ami le plus cher, à celui qui lui manque tous les jours malgré tout ce qu’il a pu se passer entre eux, malgré qu’il soit tristement convaincu que jamais plus il ne pourra le nommer ainsi. Il a besoin de savoir, alors je l’encourage, au détriment de cette anxiété grandissante qui s’empare des battements de son cœur et de sa respiration.   

Et il l’a vu, là, à quelques mètres de lui.

Raphael. Non.
X.

Malgré tous les artifices, malgré les lentilles, il aurait pu reconnaître ce regard au milieu d’une foule plus dense encore. Ce n’est pas la nervosité qui lui a volé son souffle, c’est la personne sur cette scène, mais pas dans la manière dont celui-ci l’a espéré pendant si longtemps. Il faut que tu réagisses, Kieran. Mais celui-ci est bien incapable d’esquisser le moindre geste, pris sur le fait accompli alors que le regard de Raphael s’est accroché au sien, et que le semble s’être figé. C’est paradoxal, en considérant le fait que cette présence sur scène renvoie à Kieran l’idée que celui-ci n’a jamais cessé de tourner, même quand il a volontairement tenté de l’arrêter. Depuis quand Raphael se produit ? Depuis quand Raphael se sent suffisamment à l’aise pour s’exposer de cette manière ? Depuis quand Raphael est devenu l’opposé du garçon pour laquelle il s’est pris d’affection ? Et, surtout, depuis quand Raphael est X ?

Tu n'auras pas de réponses à toutes ces questions, Halstead. Est-ce parce que tu ne les veux pas, ou parce que tu n’es pas sûr de pouvoir les demander ? La silhouette du Elly a disparu à travers les coulisses et la sienne, elle, est restée plantée au milieu d’une foule qui, pour une fois, a concédé à lui adresser un semblant d’attention, mais de celle dont il se serait volontairement passé. Quelques regards ont bien compris qu’un inconnu dans la foule était à l’origine – volontairement ou malgré lui – de ce spectacle inachevé, et imitant le comportement de Raphael, le dessinateur se fraie un chemin à travers la foule pour se cacher.

Sauf qu’il n’essaie pas de trouver la sortie.

Il a besoin de le voir. Il ne sait pas encore ce qu’il va lui dire, mais il a besoin de l’avoir face à lui, de s’assurer qu’il va bien. Peut-être de s’excuser. Ou d’en recevoir de sa part. Il ne sait pas vraiment ce qu’il veut ; leur amitié est entachée depuis trop longtemps pour qu’il se souvienne réellement des raisons de cette brouille pourtant jamais verbalisée. Oh, Kieran. Certains diront que c’est seulement la vie ; vous avez pris des chemins différents. Raphael a décidé d’affirmer son existence, et toi, tu as voulu renier la tienne.

Il se fraie un chemin à travers les coulisses, se heurte à un univers qui n’est pas le sien et qu’il n’est pas sûr de comprendre. Il bégaye quelques excuses, tente de quémander de l’aide. Vous n’avez pas vu passer X ? Je suis un ami. Rien ne fait sens dans ces quelques mots ; pourtant personne ne s’oppose à sa présence, mieux encore, on l’accompagne jusqu’aux arrières, là où quelqu’un a vu X claquer la porte. On l’avertit que ça n’a pas l’air d’aller, et il s’enfonce encore un peu plus sous le poids de la culpabilité, avant que je ne le raisonne. Toi aussi, ça te fait un choc. Il n’y a pas que Raphael dans toute cette histoire.

Son index frappe contre la porte, sans qu’il n’ait pu anticiper la suite. Il pourrait lui demander si ça va. C’est évident que ce n’est pas le cas. S’il peut entrer. Il n’acceptera jamais. S’il veut en parler. Il n’est pas en état de le faire. S’il veut qu’il parte chercher quelqu’un. Il ne connait personne. S’il peut faire quelque chose. Il en a déjà assez fait. Il insiste un peu, frappe à nouveau, puis, sans vraiment réfléchir, se contente de demander, d’une voix peu assurée, dans une vaine tentative d’être présent sans mettre les pieds dans le plat, en s’adressant à la personne qu’il a fait fuir et non pas à un ami qui ne l’est plus : « X ? »

@Raphael Elly

Il aurait préféré se prendre une balle en plein cœur. Il paraît que la douleur est moins difficile à gérer. Un organe percé envoie un signal tout particulier dans le cerveau de la victime; on exige au cortex cingulaire d’inhiber ses réactions et de couper les liens entre lui et la blessure. C’est alors une sensation de froid, d’engourdissement, qui prend le dessus, et soudain la mort ne paraît plus si effrayante.

Mais Raphael a toujours eu envie de vivre. Rectifications : il a toujours eu envie de vivre une autre vie, mais jamais il n’a pensé à rompre la sienne. Un univers s’est ouvert à lui le jour où il a décidé d’accepter le changement. Un goût, une passion s’est développée, quelque chose qui n’était pas déjà acquis à sa naissance mais qui a puisé son inspiration du désir de la scène. De danser, il a toujours su faire. Ses parents disaient qu’il était inarrêtable, qu’il brisait des meubles en leur envoyant son pied par mégarde, et qu’il a cassé des dizaines de statuettes de poules que son père collectionnait à l’époque. Une façon pour lui de se trouver de bonnes raisons de voyager. Raphael devrait faire la même chose et entamer la sienne, de flamants roses. Ça lui donnerait une occasion de se sortir de ce Brisbane oppressant qui ne cesse de lui rappeler ses échecs et ses malheurs. Sauf qu’il a d’autres projets en ce moment. Il n’a pas quitté la ville : il y a introduit une nouvelle personne. X. Et, à travers son regard à lentilles, il peut redécouvrir l’endroit comme s’il n’y était jamais né.

C’est un fantasme qu’il vit, à défaut d’en posséder d’autres. Non, Raphael ne se délivre pas des chaînes par sa sexualité comme certains le font, à succéder les partenaires sans se rappeler leur visage, et à toucher toutes les morphologies pour se donner une impression de nouveauté. Lui il doit trouver autre chose. Plaire à sa manière parce que, au fond, il doit bien s’avouer qu’il a toujours apprécié l’attention quand il a quelque chose de beau à offrir. Sur scène, il sent son persona lui faire revivre sa naissance. Il se laisser aller à ses désirs, ne réfléchit pas plus que nécessaire en suivant le rythme de la musique, et comme s’il avait bu de l’alcool, son cerveau s’allège. Il a presque envie de fermer les yeux pour revivre le moment simultanément, mais par le biais d’un autre sens. Son ouïe, qui accueille chaleureusement les encouragements dans la salle ainsi que les mains qui claquent. Mais il ne ferme pas les yeux assez vite, et il croise le regard d’un crochet qui se cramponne à Raphael et le fait sortir de son costume de X. Ça aura été tellement facile, de casser la stabilité. Il n’y a qu’une personne qui arrive à le faire. Celui qu’il a aimé, puis détesté, puis aimé, jusqu’à ce que tous les sentiments du monde s’entremêlent et transforment sa perception en un cocktail des plus dérèglant. Parfois il se demande s’il aurait préféré ne jamais rencontrer Kieran, ou s’il n’aurait jamais dû attendre son retour le soir où il a mené bataille contre le miroir de la salle de bains. Ce serait un gros sacrifice, de retourner en arrière et de ne pas croiser son chemin ; il le sait, parce que c’est bel et bien la seule raison pour laquelle il n’a jamais réussi à faire son deuil. Malgré les faux pas et malgré la souffrance, son ami lui avait apporté quelque chose de grand.

De beaucoup trop grand.

Retour à la case départ à travers les caisses de Whisky et de Vodka, que Raphael ne consomme jamais malgré l’autorisation qu’ont tous les queen et kings. La plupart ont besoin de se bourrer la gueule pour se sentir complètement à l’aise sur scène, mais Raphael a trouvé un cheat code. Et heureusement ! Qui saurait comment on le retrouverait, à se lamenter dans l’arrière-boutique, s’il avait bu plus de trois verres ? Il se croit d’abord caché et, tandis que les larmes décomposent son joli maquillage rouge et noir et que ses lentilles deviennent inconfortables à force d’agglutiner le sel. Puis trois petits coups à la porte d’entrée l’immobilisent. Que ce soit Bea, Scarlett Red, Poison Livy, il n’a pas envie d’ouvrir et de révéler sa fragilité. Puis, une voix, aucunement modifiée par un persona quelconque, celle qui le hante et qu’il croit entendre à la radio, dans les films, à la place de celle de Link dans Hairspray. Kieran est là, il veut finir de l’achever. Il ne l’a pas appelé Raphael alors ce dernier préfère s’armer de X, même s’il en a perdu quelques morceaux dans sa course. Son dos se redresse, épousant droitement la ligne du mur. Il lève le menton et déglutit, ravale la boule d’angoisse qui compressait son œsophage. Il doit puiser dans toutes ses forces restantes pour employer le ton confiant de son persona, derrière lequel il se cachera si ça peut rendre l’exercice plus facile : « Qu’est-ce que tu veux ? » Il le dit assez fort pour que sa voix transcende la porte qui les sépare. « Tu n’es pas à ta place. » Dans l’arrière-boutique réservé, ou dans cette foule de personnes queer ? Après tout, Kieran n’a jamais été à l’aise avec ce concept, alors il n’a aucune raison de perdre son temps auprès d’une communauté que son père lui a conseillé de ne pas approcher.

Et il sait. À la minute où il croise ce regard, il reconnaît la personne qui se cache derrière celui-ci. Bien qu’ils aient rayé l’existence de l’autre dans leur vie respective, le pressentiment qui envahit Kieran est bien trop grand pour être renié. C’est Raphael qui se trouve face à lui, s’adonnant à une passion qu’il ne lui connaissait pas, et dont la révélation est quelque peu brutale. Non pas que son ami lui doit des comptes ; à vrai dire il n’est même pas certain de pouvoir le nommer ainsi, et rien que pour cette raison celui-ci n’a absolument rien à lui expliquer. Pourtant… pourtant, il ne peut s’empêcher de se questionner, Kieran, et, surtout, de prendre conscience de la durée de son absence et de leur silence respectif. Où est passé son ami, si timide et si effacé, qui peinait à articuler la moindre phrase ? Celui qui était son miroir, dans un sens, celui qui lui faisait croire qu’il existait d’autres gens comme lui, foutrement à part, incapable de trouver un sens à leur vie et leur place dans ce monde. La personne qui se trouve face à lui n’est rien de tout ça, alors qu’elle a pris possession de la scène avec une aisance qu’il ne lui reconnaît pas, pas plus que l’affirmation dans sa voix quelque peu modifiée pour l’occasion. Pendant un instant, il en vient même à douter de sa certitude, convaincu qu’il s’est fait des idées ; que son désir plus si enfoui de recroiser le chemin de Raphael l’amène à l’imaginer, d’une façon surprenante. Car tout ça l’est. Il n’arrive pas à décoller ses yeux de la silhouette désormais si efféminée du Elly, de son accoutrement coloré, de son maquillage outrancier. Et lorsque celui-ci le reconnaît, qu’il en perd ses moyens, il sent le poids de la culpabilité l’envahir d’autant plus.

Mais tu n’as pas à la subir, Kieran. Pas autant, du moins. Je sais que la flagellation est comme une seconde nature, que tu te crois et te sens responsable de tout ce qui touche aux gens qui te sont proches. Que dès qu’il y a une fissure dans votre relation, une brèche à travers laquelle s’immisce le mal, il n’est pas difficile d’en désigner un responsable. Toi, toujours toi. Jamais les autres, jamais Raphael. Pourtant, même si je ne peux nier que tu n’as certainement pas fait tout juste, il faut être deux pour en arriver-là. Et tu as bien trop longtemps porté le poids de cet échec sur tes seules épaules ; tu ne devrais pas t’en vouloir de lui avoir causé une réaction d’une telle intensité. Est-ce qu’il s’est excusé, lui, ou même expliqué d’avoir couru après un amour que tu ne pouvais pas lui donner, au point d’avoir cru que ce serait possible ? Mon point de vue, celui de Kieran, celui de Raphael sont sans doute voués à se mélanger, à se confondre, à s’opposer. Peu importe, malgré toute l’affection qu’il ressent encore pour Raphael, à laquelle je suis sensible, il faut bien que quelqu’un tente de raisonner notre protagoniste. Sans quoi la sortie de scène précipitée de Raphael l’obligerait à perdre totalement ses moyens – et c’est déjà un peu le cas, suffisamment pour que j’essaie de restreindre tout ça. Ressaisis-toi, Kieran. N’est-ce pas ce que Raphael lui a reproché ? D’exploser plutôt que de parler ? De tout garder pour lui, s’en fichant bien de blesser les autres ? Alors il va lui montrer ; il va lui prouver qu’il a changé et qu’il se trompe – qu’il s’est toujours trompé, même.

Il se fraye un chemin à travers cet univers qu’il ne connaît pas, une drôle de métaphore qui n’est pas si éloignée de la réalité. Quand il retrouve la trace de Raphael, de X, il ne sait plus vraiment comment le nommer, mais il essaie en se basant sur cet endroit où ils se sont retrouvés. Le silence qui s’ensuit lui semble interminable et si Kieran a envie de fuir, je le lui interdis. Alors, ainsi, Raphael gagnera ; et même si ce n’est pas une bataille, il veut qu’ils soient sur un pied d’égalité, enfin. L’index de Kieran vient à nouveau frapper cette porte avec autant d’hésitation que la première fois. Il ne veut pas te parler, il veut encore moins te voir. Mais il ne veut pas partir sans avoir prouvé à Raphael qu’il a essayé, lui, au moins, après ce si long silence. « Qu’est-ce que tu veux ? » Le soupir qui s’échappe d’entre ses lèvres démontre de son soulagement. C’est bien, Halstead. C’est quoi l’étape d’après, hein, dis-moi ? Vous voyez, il n’a rien préparé, et il est encore moins en mesure de le faire quand Raphael ajoute : « Tu n’es pas à ta place. » Ces quelques mots ne manquent pas de le déstabiliser, alors qu’ils sont loin d’être innocents. Il n’avait pas prévu tout ça, il n’a certainement pas voulu venir chambouler l’existence de Raphael plus qu’il ne l’a déjà fait, s’immiscer sur son terrain et mettre à mal la tranquillité qu’il a retrouvée au cours des derniers mois. Aussi surprenantes qu’elle puisse être en comparaison de son attitude passée, ses intentions étaient sincères et louables ; mais Raphael s’y oppose d’une manière brutale, en appuyant là où ça fait mal, en retournant ce couteau dans une plaie qu’il connaît ; et une fois encore Kieran comprend qu’il aurait tout intérêt à ne jamais s’épancher sur quoi que ce soit le concernant. Sauf que tu n’as pas à t’en vouloir, Kieran. C’est Raphael qui devrait se sentir coupable, de te reprocher un jour de ne pas assez t’ouvrir, et pour retourner contre toi l’argument qui t’empêche de le faire. Tu ne sais pas où est ta place et tu ne le sauras sans doute jamais ; c’est une confession qui n’avait pas pour vocation à devenir une agression. Va te faire foutre. C’est ce qu’il aimerait lui hurler à travers la porte ; non, mieux, il voudrait forcer celle-ci, et s’empresser de secouer les épaules de son ancien ami pour lui faire réaliser que pour quelqu’un qui prône toutes les nuances de l’arc-en-ciel, il ne voit qu’en noir et blanc, incapable d’admettre ses propres fautes quand Kieran a essayé de travailler sur les siennes. « Et comment c’est devenue la tienne ? » Comment, quand, pourquoi, il y aurait tant de questions à poser ; et dans une tentative de ne pas envenimer les choses, Kieran préfère se concentrer non pas sur sa place toujours inexistante, mais sur celle, trouvée, de Raphael. C’est un récit certainement plus doux, plus agréable, plus touchant, s’il concède à lui le partager.

@Raphael Elly  

De longs mois avaient été nécessaires pour que Raphael sorte les pieds des sables mouvants. Chaque pas en avant avait semblé l’enliser davantage. Il ne se passait pas une journée sans que les sentiments qu’il éprouvait envers un garçon qui devait absolument s’enfermer dans le passé ne refassent surface au détour d’un souvenir commun. Un plat qu’ils avaient déjà mangé ensemble, une publicité qui passait à la télévision quand les deux s’entraidaient pour préparer un dîner presque correct. Les chemins empruntés pour aller faire les courses, l’école qu’ils fréquentaient et qui se trouve à quelques rues de l’endroit où travaille Raphael désormais. Kieran n’était pas seulement un souvenir. Il faisait vivre la ville, transformait chaque recoin en un chapitre. Au détour du parc, il se trouvait-là à la place d’un étranger, et autant Raphael tentait d’éviter son regard, autant il le cherchait.

De longs mois seront encore indispensables pour que Raphael cesse de fixer le nom de Kieran dans les contacts de son téléphone. Parfois, il fantasme à l’idée de voir rebondir les trois petits points annonçant l’arrivée imminente d’un message. Il s’en gruge les ongles, oublie tant de cligner des paupières que des hallucinations lui font penser que Kieran, lui, pense à lui. Mais, à chaque fois, il se retrouve seul avec une conversation morte depuis plus d’un an. Il maudit le garçon de faire semblant de ne plus exister alors qu’il est bien présent dans les regrets et les remords d’un Raphael au cœur piétiné. Pas une fois il ne songe qu’il pourrait être le premier à reprendre contact parce qu’il sait au fond, bien au fond, que son ami ne serait plus bon pour lui. Il y a des rencontres qui sont vouées à n’être que des passages éphémères.

Sauf quand la vie décide d’écrire une comédie romantique. Il n’y a que dans les films que le destin ramène deux protagonistes sur un chemin commun. Raphael le sait bien, ça, du haut de la pile de films qu’il a vus et revus dans le confort de sa bulle. Grand amateur des contenus gnan-gnan, il ne les a pourtant jamais confondus avec sa réalité. Même en montant sur scène ce soir, il ne se prenait pas pour le personnage principal de la dernière sortie Netflix. Il fallait que Kieran lui impose une autre direction.

X a envie de prendre le contrôle. Ce serait tellement plus facile si le persona de Raphael était assez fort pour sortir de sa poitrine. Il est encore en pleine construction ; se fait lentement apprivoiser. À travers les bouteilles d’alcool qu’il ne touchera pas, le garçon mène la plus grande bataille contre son cœur. Revoir le visage de son ami à travers la foule d’inconnu lui a remis un pied sur terre – dans le sable mouvant. Il a envie de savoir ce qu’il devient, envie de se livrer à lui aussi, mais l’absence de messages a lui-même envoyé un message. Pourquoi Kieran court-il derrière lui comme un grand imbécile, ce soir ? Ça n’efface pas le silence, la privation, le manque et les manquements aussi. Ainsi, pour se protéger, Raphael opte pour l’agressivité, et quand il adresse la parole à Kieran, il le fait d’une voix accusatrice. Même les centimètres de bois de la porte ne filtrent pas sa tonalité. « Et comment c’est devenue la tienne ? » Dans la réserve, Raphael décide de flirter avec le danger. Il se rapproche de la porte à pas lents, sans bruit. Perché sur ses converses à talon, il a l’impression d’être plus grand que la voix de Kieran et ça lui donne le courage de confronter cette réalité qu’on lui impose. Son maquillage tombe en grosses gouttes sur ses joues et ses yeux plein de sel lui brûlent. Tant pis. Et tant pis pour ce qu’il dira. « Ça t’intéresse vraiment ? » Il souffle entre ses dents serrées. Il enchaîne sans le laisser répondre : « Parce que moi j’ai l’impression que t’essayes de me taper la conversation pour te donner le bon rôle dans l’histoire. » Il fixe l’entrebâillement entre la porte et le plancher, s’imagine se pencher pour observer ses pieds.

« T’as l’air moins mort. À moins que ce soit la lumière dans le bar qui a caché ta gueule cernée habituelle. » Une vulgarité qui ne le ressemble absolument pas mais qu’il juge nécessaire pour traverser cette épreuve. Une manière de prendre des nouvelles sans se montrer vraiment intéressé alors que… Il n’y aura jamais plus intéressé que Raphael (et X) lorsque ça concerne les fantômes.