Jesse s’était levé du bon pied ce matin, ce qui était assez rare pour être souligné. Il n’était pas une personne très matinale car ses nuits se révélaient souvent insatisfaisantes. Le sommeil lui manquait, et la nuit était un moment propice aux grandes ruminations sur des événements passés ou futurs. Ce moment où les regrets ou malaises prenaient de l’ampleur à la réalisation de ce qu’il avait pu dire dans la journée.
Il n’avait pas plus dormi que d’habitude - même moins d’ailleurs. Son esprit n’avait cessé de travailler, travailler, travailler. Sur une idée qui ne l’avait pas seulement traversée, mais qui était entrée et avait pris ses quartiers pour prendre de plus en plus de place dans sa tête. Après de longues semaines d'ennui, le St-Graal lui était enfin tombé dessus : une nouvelle hyperfixation. Et celle-ci, elle était ambitieuse.

Il ne s’était pas seulement levé du bon pied. Il s’était aussi levé déterminé. Il comptait d'ors et déjà commencer à construire les fondations de son projet. Très tôt la veille, il s’était rendu à l’évidence qu’il n’allait jamais pouvoir le réaliser tout seul. C’était du bon sens. Alors, il lui fallait de l’aide, des alliés. Et il savait déjà par où commencer.
Le lendemain même, il se rendit aux locaux de l’association Manzili. Ce n’était pas un de ses jours de visite habituel, mais c’était le jour où il allait plus probablement arriver à croiser Raphael. Raphael était l'un des bénévoles de l'association, et il proposait des ateliers de danse aux jeunes. Jesse avait déjà pu faire sa connaissance. Selon l’emploi du temps interne, Raphaël animait un atelier en fin de journée. Jesse décida qu’il allait venir juste à la fin de la séance.
Il fut tellement ponctuel que quand il arriva, l'atelier n’était pas encore tout à fait terminé. Il dût attendre plusieurs minutes pour que les apprentis danseurs sortent enfin de la salle de danse. Certains, en le voyant, le saluaient au passage car ils participaient aussi à ses ateliers de chant. Du potentiel de star, ceux-là. Quand tous les jeunes eurent évacué la salle, Jesse fut enfin son entrée avec un sourire avenant et une démarche résolue.
« Salut, est-ce que tu aurais quelques minutes à m’accorder ? Ou est-ce qu’on pourrait se poser, boire un truc ? J’ai quelque chose dont j’aimerais te parler. »
Droit au but. Raphaël avait l’air de bien se porter, pas besoin de lui demander comment il allait.
« J’ai pensé à quelque chose, et je me suis dit que ça pourrait t’intéresser aussi. Mais tu n’es pas obligé de dire oui. Même si j’aimerais que tu dises oui, sinon je ne te le demanderais pas. »
Beaucoup de mots superflus, se dit Jesse à lui-même.

La soirée de la veille s’était trop éternisée. Raphael avait mal dormi, une musique lui tournant en boucle dans la tête toute la nuit. Les créatures de ses rêves marchaient au rythme de la voix de la chanteuse et il s’était réveillé en sursaut à plusieurs reprises, à imaginer que l’appartement voisin avait allumé la radio pour le hanter dans son sommeil. Il n’était pas certain de s’être débrassé de tout son maquillage parce qu’il s’était douché rapidement, de peur de tomber à la renverse dans le bain tant il était fatigué. C’était un métier difficile, de monter sur scène vêtu de haut en bas d’une autre personnalité. Puisqu’il avait tout récemment commencé le drag, il n’arrivait pas encore à balancer ses trois métiers aux horaires compliqués. D’ailleurs, il ne savait pas comment Kai pouvait tenir des journées entières derrière son microscope et ses petits contenants remplis de liquides de toutes les couleurs.

Cet après-midi, Raphael gobe deux pilules pour vaincre le mal de tête persistant. Il a des cernes sous les yeux, et on lui a déjà fait remarquer à deux reprises. S’étant réveillé en retard, il n’avait pas eu le temps de camoufler les imperfections de son visage sous la crème matifiante. Il avait bondi sur son vélo avec un accoutrement dépareillé et avait pédalé jusqu’à Manzili à la vitesse des voitures sur le boulevard. Il avait battu un record, ça c’était certain ! Mais il était arrivé à l’heure pour son atelier de danse, et heureusement. On lui avait déjà reproché son manque de ponctualité alors il faisait tout en son pouvoir pour ne plus décevoir. Durant la classe, il fait de son mieux pour offrir le maximum de ses capacités. Les enfants remarquent son manque d’énergie et il prétend qu’il a simplement oublié de prendre son café – ce qui est le cas, même si l’étendue des dégâts est plus profonde que ça. Une fois que les aiguilles de l’horloge ont terminé leur course, il salue les gamins qui quittent la classe puis se laisse tomber, lourd comme un iceberg, sur sa chaise. Un long soupir s’échappe de sa bouche quand il vient se frotter les yeux. Quelques secondes plus tard, il entend des pas se rapprocher alors il redresse son dos, se remet à sourire, prétend être plein d’énergie. Il reconnait rapidement Jesse, un autre responsable d’ateliers qu’il croise souvent dans le couloir. Ils n’ont jamais eu l’occasion de parler plus amplement, se sont contentés des discussions un peu superficielles comme le font deux collègues de travail. La vérité, c’est que Raphael a toujours été un peu intimidé par l’enthousiasme et la confiance de Jesse. Ils sont deux opposés ; lui court dans tous les sens, Raphael limite ses mouvements à l’essentiel.

« Salut, est-ce que tu aurais quelques minutes à m’accorder ? Ou est-ce qu’on pourrait se poser, boire un truc ? J’ai quelque chose dont j’aimerais te parler. » Muet, il se contente d’abord de lui accorder un petit sourire en guise de salutations. Il ne lui a pas laissé le temps de répondre, qu’il reprend avec l’énergie qui le caractérise si bien. « J’ai pensé à quelque chose, et je me suis dit que ça pourrait t’intéresser aussi. Mais tu n’es pas obligé de dire oui. Même si j’aimerais que tu dises oui, sinon je ne te le demanderais pas. » Un peu mal à l’aise, le danseur jette un regard à la porte d’entrée pour s’assurer qu’il n’y a pas de caméras, qu’il ne s’agisse pas d’un prank. Ils n’ont jamais échangé plus de mots que ça, c’est beaucoup d’information que doit analyser le cerveau fatigué de Raphael. « Eum, oui, vas-y. » Il propose avant de se rappeler la toute première question qu’il lui avait posée : s’ils pouvaient se poser et boire un truc. « On peut aller à la cantine, à cette heure-là c’est carrément mort. » Le premier groupe d’enfants est parti, et le second arrive seulement après le dîner. Il y a parfois quelques élèves qui profitent du calme pour faire leurs devoirs et révisions, mais seulement un ou deux. Se relevant de son siège, Raphael récupère son sac ainsi que sa radio, qu’il coince sous son aisselle. Il aurait apprécié de prendre une douche avant de s’engager à d’autres occupations, mais tant pis pour cette fois.      

Raphaël faisait partie de ces personnes que Jesse avait du mal à cerner. Il le trouvait plutôt low energy, et timide. Ensemble, ils n’avaient échangé que quelques banalités à chaque fois qu’ils se croisaient. Du small talk peu intéressant la plupart du temps. Mais il savait quelque chose sur Raphaël qui le poussait à s’adresser à lui en particulier. Raphaël dansait. Il dansait bien. Il était habitué à travailler avec des jeunes. En plus, il était déjà bénévole à Manzili. Se diriger vers lui allait de soi pour Jesse.
Jesse n’avait aucune hésitation. Il donnait l’impression qu’il savait parfaitement ce qu’il faisait, où il allait et sur quoi ça allait déboucher. Il n’en avait, en vérité, aucune idée, et son projet était au stade zéro de l’organisation. Il connaissait la théorie de comment tout ça se construisait car il était dans le milieu depuis assez longtemps. Mais en pratique, ça promettait la roue libre.
Quelque peu déstabilisé, Raphaël bégaya une réponse affirmative, proposant de se rendre à la cantine. Jesse acquiesça, pas certain si Raphaël voulait juste s’y poser ou y manger. « Super ! » Quoiqu’il en soit, une fois que ce dernier eut fini de rassembler ses affaires, ils se dirigèrent vers le réfectoire.

Jesse ne comptait pas attendre qu’ils arrivent pour commencer à parler de son idée, marchant d’un pas énergique qui ignorait la fatigue de Raphaël.
« Je t’explique. Hier soir, j’étais dans mon bain et je regardais quelques Rusical. Vas savoir pourquoi, Youtube n’arrête pas de me les mettre en recommandation. Après j’ai eu envie de regarder la saison 3 de Glee, puis High School Musical. J’y suis resté au moins deux heures dans ce bain, à la fin je me les caillais. »
Il avait eu au moins six onglets d’ouverts sur son navigateurs car il regardait tout en simultané. Un coup ici, puis un coup là. Juste une soirée classique de Jesse qui essayait de regarder quelconque production télévisuelle.
« Je te la fais courte, » Oui, c’était court comme introduction. « Il m’est venu l’idée qu’on pourrait tenter de monter une comédie musicale à Manzili. On écrirait un script avec des chansons, je ne sais pas encore si on devrait faire des reprises ou que des compositions originales, et tout. On ferait passer des auditions aux jeunes. Ce serait une super expérience pour eux, enrichissante et valorisante. Et si tu acceptes, tu pourrais peut-être t’occuper des chorégraphies. La danse, c’est ton domaine. Tu pourrais faire d’autres choses, aussi. »
Le temps que Jesse déroulait son speech avec un sourire des plus enthousiastes, ils arrivaient à la cantine où à peine quelques jeunes attendaient au self-service.