Il ne s’attendait pas à ce que la leçon soit apprise aussi facilement que dans la cours d’école. Lou n’est pas une gamine qui découvre le monde pour une première fois. Derrière elle s’accumulent de nombreuses expériences différentes de celles de Joseph. Tous les deux partagent une réalité mais respirent un air qui ne semble pas provenir du même monde. Le garçon a vécu le deuil et la colère, tous les deux mélangés ensemble dans un bol de frustration. Il n’avait rien pu faire parce que Mike était un con, un impulsif, un insensé. Cette journée-là, il avait décidé de battre son record de stupidité. Personne n’a su ce qu’il a voulu prouver : il a reçu une balle dans la tête avant d’avoir le droit de prononcer un seul mot. Il est mort dans le corps d’un traître. “C’était quoi déjà son nom ? Pike ? Clark ?” Joseph ne froisse pas un muscle. Ses yeux humides tracent les contours de la tombe dans l’ombre. Nombreux moucherons et moustiques traversent la lumière de son téléphone pour brouiller l’environnement naturel. Ils ne sont plus en ville et l’odeur de la jungle leur rappelle. Pourtant, l’habitué ne craint pas les lieux considérés hostiles. C’est bien connu : c’est en Australie qu’on retrouve le plus grand nombre de bestioles dangereuses qui ont le temps de te piquer avant que tu ne les remarques. Mais, s’il y a quelqu’un cette nuit qui ne ressort pas en un seul morceau de cette étendue d’arbre étouffante, c’est bien Lou et ses escarpins inadaptés. Elle fera un bon plat pour les plus gros serpents. “Et si le destin le veut bien, Mitchell subira le même sort.” Joseph fronce les sourcils, porte la bouteille de vodka à ses lèvres et avale une généreuse gorgée qui ne lui arrache aucune grimace. Il pivote la tête vers le haut pour croiser le regard de la jeune femme malgré la noirceur envahissante qui avale sa silhouette. « Je pense que c’est ça qu’t’as pas compris. » Il commence, le ton sévère. Lou est aveugle. Elle ne voit pas plus loin que la délicieuse vengeance. Exactement comme le mantha qui a perdu la vie. « Mike ne jouait pas le rôle de Mitch. Mitch est en haut, t’es en bas. Ce n’est pas lui qui viendra s’infiltrer dans ta vie pour te casser les jambes, c’est toi. C’est toi qui joue les vengeresses courageuses et, pardonne-moi d’être honnête mais, tout ce que j’ai vu ce soir c’est une meuf colérique qui n’arrive pas à contrôler ses pulsions. Mitch n’est pas une misérable chaise traînant sur le bord du trottoir. Tu l’as trahi. Si tu tentes de l’atteindre de cette façon, il t’atteindra avant que tu ne puisses toucher son petit doigt. Je n’ai pas envie de trainer un second cadavre jusqu’ici. » Parce qu’il le ferait. Il n’oublie pas un service qu’on lui rend, même si ce dernier était de nature égoïste. Un rire nerveux secoue sa poitrine alors qu’il ajoute, d’une voix saccadée : « Tu ne te rends pas compte à quel point t’es minuscule à côté de lui. Mike non plus ne s’en rendait pas compte. Les manthas n’étaient que des miettes de pain. De sages miettes de pain. » C’est ce qui leur a permis de survivre si longtemps. Ils n’enfonçaient par leur nez dans les affaires des autres. Il soupire longuement en reportant son attention sur la tombe, avalant une autre gorgée. “Vous étiez proches ?”  Il entend sa patronne s’installer à son tour sur le sol sec. Quelques feuilles mortes se froissent et se taisent pour lui signifier qu’elle est bien installée. Il n’est pas particulièrement à l’aise de la savoir près de lui : il ne lui fait pas complètement confiance et le sentiment es réciproque, il le sent dans l’air. Songeur, Joseph cligne des paupières en côtoyant le silence encore quelques secondes. « La seule famille que j’ai eue. Comme tous les autres. C’était de perdre un frère, ce jour-là. Et je n’ai même pas pu prévoir qu’il ferait une telle connerie. » Il avait agi sans prévenir personne. Il voulait devenir le héros du jour, s’était laissé emporter par son désir de succès. « Mais t’inquiète. J’ai pas l’intention d’te faire payer. Toi aussi t’as agi pour ta famille. » Il l’observe du coin de l’œil, une lueur de malice traversant sa pupille : « C’est à se demander pourquoi, toi, tu l’as trahie, cette dernière. » Il ne connait pas le revers du décor. La rumeur courrait : l’incroyable Lou avait fait payer le club. Mais pourquoi ? Quel imbécile – ou génie – se met une telle organisation à dos ?

Et il brassait de l’air, Joseph. Un “bla, bla, bla” incessant de Nostradamus du dimanche qui aurait volontiers fait rouler les yeux de Lou haut vers le ciel si elle n’était pas persuadée que faire mine d’écouter et d’approuver était l’unique moyen pour que le brun se taise à un moment donné. Il parlait de choses dont il n’avait pas la moindre idée. Ces dernières années de traque par Mitchell qui faisaient bel et bien de lui de loup venant la terroriser régulièrement, le tyran assoiffé de vengeance, et le meurtre de Blanche était la preuve de son profond aveuglement. Tout ce que Joseph voulait dépeindre comme rôle de Lou ne lui collait pas à la peau. Il n’avait aucune idée de ses expériences passées, des cadavres dans son placard, du poids de sa conscience. Il ne savait pas ce qu’elle avait été forcée de faire pour s’en sortir dans la rue une fois rejetée par le Club, comment elle avait survécu à tous ceux qui avaient tenté de venger Strange pendant son temps en prison. Il n’avait pas vécu ces trois années de terreurs nocturnes et d’insomnies, de bataille contre le chant de la drogue comme celui de sirènes, et ces envies de mort, d’en finir, qui l’avaient conduite dans l’antre de la bête elle-même. Et il n’était personne, Joseph. Personne pour lui mettre une étiquette sur la tête, pour lui dire ce qu’elle pouvait ou ne pouvait pas faire. Si les Mantha étaient des miettes de pain, il n’avait visiblement pas évolué au-delà depuis leur dissolution. Oh, mais il avait dit qu’elle courageuse. Une miette de pain courageuse. Lui devait-elle des fleurs pour ça ? Mais au final, Joseph était surtout un ignorant qui pensait bien faire en la mettant en garde -tentait-elle de relativiser tandis que ses efforts de sang froid la poussaient à s’asseoir près de lui et en demander plus à propos du cadavre devant eux. Son refrain sur la perte d’un frère ne l’émeut pas vraiment. Certes, l’australienne se sentit désolée pour lui, mais elle ne pouvait prétendre qu’elle regrettait. Au fond, le brun lui-même avait conscience que son ami avait précipité sa propre chute. Il avait la lucidité de ne pas blâmer la jeune femme pour le passé. Ce fut sa curiosité qui crispa Lou une dernière fois. “Je les ai pas trahis.” siffla-t-elle. A croire que personne n’écoutait, que personne ne voyait. Elle le clamait depuis des années en vain. D’un bond, la jeune femme se releva et épousseta les feuilles mortes de ses vêtements. Elle en avait assez entendu. “Tu me connais pas, Joseph. Tu me balances ta morale et tes grands discours, mais tu me connais pas. Et que tu croies que j’ai trahi le Club, c’est bien la preuve.” Mais avait-il pris la peine d’essayer de voir outre que les rumeurs à son sujet, sa réputation ? Bien sûr que non. S’était-il penché sur la personne derrière la pseudo-reine des abeilles ? Non plus. Il grommelait, et soupirait, et jugeait ses faits et gestes. Il n’avait aucune foi en elle, ni en la Ruche, et s’il restait une zone de doute à propos de ce postulat, Joseph les avait tous levés ce soir. Même la fin des Mantha n’avait pas suffi à l’enterrer sa loyauté envers eux avec les membres du gang. Le reste n’avait pas d’importance. “Ton pote était pas une chaise non plus, et tu as vu ce qu’on a en fait. Le visage que sa propre mère aurait pas reconnu ? Mon oeuvre. Pourquoi ? Pour ma famille, comme tu dis. Pour quelque chose en quoi je croyais. Et je compte bien mettre la même rage et la même loyauté dans la Ruche.” Mais il était tellement plus simple de résumer Lou à une gosse colérique qui ne savait pas gérer ses nerfs. Tellement plus simple de la décrédibiliser au lieu de l’encourager. Tellement plus aisé d’affirmer qu’elle avait trahi plutôt que de lui offrir le bénéfice du doute. “Si t’es pas prêt à en faire autant, plutôt que de râler, et te plaindre, et t'apitoyer, alors c’est toi que Mitchell fera finir comme Mike et vous pourrez enfin faire caveau commun.” Si le boss du Club avait tué Blanche pour faire passer un message, nul doute qu’il ne ferait qu’une bouchée d’un ancien Mantha s’étant rangé du côté de son ennemi l’espace de quelques mois. Dans le fond, Joseph avait deux options ; daigner croire que Lou savait ce qu’elle faisait, ou tourner les talons tant qu’il était encore temps.

« Je les ai pas trahis. » Personne n’interprète les choses de la même façon. L’ennemi est perçu comme le pécheur et l’allié fait toujours les bons choix. Joseph n’a effectivement jamais entendu la version de Lou mais il y a bel et bien une raison derrière ce manque d’information : il n’a jamais porté d’intérêt à son histoire. Il n’a jamais voulu savoir parce que, dans le monde du crime, la connaissance fait la force et la force attire les bouches des fusils. Lorsqu’il a enfin été libéré de prison après avoir y avoir passé trois années de solitude douloureuses, jamais il n’a voulu remettre les pieds dans cet univers duquel il avait été extirpé contre son gré. Il ne voulait plus craindre de mourir à la moindre fausse manœuvre : il voulait que les journées en deviennent des mauvaises parce qu’il a marché dans une crotte de chien, ou parce qu’il a renversé son café sur ses pantalons. Pas parce que l’un de ses amis avait été abattu d’une balle dans la tête. Il ne voulait plus dormir sur une seule oreille et enfin laisser à son cerveau endormi d’atteindre le monde des rêves avant de se faire réveiller par un coup de feu. Il voulait devenir normal. L’arrivée de Lou dans ce bar lui a fait perdre sa liberté. Il n’aurait pas dû se laisser charmer par la promesse d’une vengeance. Il n’a jamais été comme ça, Joseph. Il est l’étoile au milieu d’un trou noir, la peluche dans un amas d’os, le cœur dans une main au milieu de bras cassés. Mais Lou a su quoi dire : elle lui a rappelé sa famille. Celle qu’il avait perdue une deuxième fois. Elle l’avait appâté dans une cage et il avait mordu le morceau de ver sans prendre le temps de s’assurer qu’il n’y avait pas un hameçon pointu en dessous.

Mais il n’arrive pas à lui en vouloir parce qu’il a déjà été comme elle. Il a longtemps été nourri d’argent malhonnête et sa routine consistait à la pesée de poudre puis à la vente de celle-ci dans une ruelle oubliée. « Tu me connais pas, Joseph. Tu me balances ta morale et tes grands discours, mais tu me connais pas. Et que tu croies que j’ai trahi le Club, c’est bien la preuve. » C’est sa faute s’il se trouve dans cette situation aujourd’hui alors il se doit de la laisser parler. « Vas-y, alors. Raconte-moi ta version. On a toute la nuit devant nous. » Et aucune oreille ne les écoute, en plein milieu de la forêt. Il n’y a que la tombe du mantha déchu qui semble les regarder comme si elle n’arrivait pas à croire que ces deux-là étaient réunis ici avec une bouteille d’alcool forte. Deux ennemis d’une ancienne vie. « Ton pote était pas une chaise non plus, et tu as vu ce qu’on a en fait. Le visage que sa propre mère aurait pas reconnu ? Mon oeuvre. Pourquoi ? Pour ma famille, comme tu dis. Pour quelque chose en quoi je croyais. Et je compte bien mettre la même rage et la même loyauté dans la Ruche. »  Et c’est tout en son honneur si c’est ce qu’elle désire. Seulement, Joseph ne peut plus s’attacher à de nouveaux frères, de nouvelles sœurs. La peur de voir l’histoire se répéter l’empêche de laisser une chance à cette Ruche qu’il a rejointe sans en avoir le cœur sûr. Il devrait miser sur ce qu’il possède déjà, pas sur ce qu’il pourrait posséder. Sa sœur, qui a réapparu dans sa vie comme un cheveu sur la soupe. Olivia, la première personne qui lui a offert son cœur sans jamais lui poser les mauvaises questions. Alfie, une amitié qu’il doit répéter sans avoir les outils nécessaires pour le faire. « Si t’es pas prêt à en faire autant, plutôt que de râler, et te plaindre, et t'apitoyer, alors c’est toi que Mitchell fera finir comme Mike et vous pourrez enfin faire caveau commun. » Posant le goulot de la vodka sur ses lèvres, il soupire doucement et avale une généreuse gorgée. Ses doigts libres s’enfoncent doucement dans la terre et dans les feuilles mortes parce qu’il ne veut pas laisser son corps se détacher de ce qui le retient sur Terre. « Je ne m’apitoie pas. » Il commence après avoir reniflé, le mauvais goût de l’alcool chatouillant son nez. « Je ne lève simplement pas les armes parce que la mort n’est pas quelque chose qui m’intéresse. » Et il se doit de préciser un détail : « Écoute. » » Il commence en passant sa main dans ses cheveux, combattant la fatigue qui se fait de plus en plus ressentir dans ses paupières alourdies par l'alcool. Il se relève enfin après avoir jeté un dernier coup d’œil à la tombe puis il épluche Lou du regard avant de souffler : « Ne compte pas sur moi pour t'aider à briser des os. Ce n'est pas dans ma nature de chercher la guerre. Il observe ses deux yeux, un à un, l'air sérieux. « J'suis là pour me faire de l'argent et pour ne plus jamais dormir à la rue. Tu devras te trouver un nouveau chauffeur si toutes nos escapades nocturnes se terminent en fusillade. J'ai assez donné ce soir. »

"Fais pas genre que t'en a soudainement quelque chose à foutre." rétorqua Lou sèchement, le regard dédaigneux. Joseph ne s’était jamais intéressé à elle, à son histoire, et il ne voulait rien entendre de ses ambitions, de son plan contre Mitchell ; il avait rejoint la Ruche pour sa propre personne et il osait pourtant distribuer sa pseudo-sagesse comme s’il avait été quoi que ce soit d’autre dans sa vie qu’un suiveur, passif, un looser. Et la jeune femme n’avait pas la confession sur commande. Pas auprès de quelqu’un qui n’était pas parvenu à gagner entièrement sa confiance. Elle ne savait jamais sur quel pied danser avec le brun mais il était certain qu’ils n’avaient pas le même tempo. Alors non, elle ne dirait rien, elle ne raconterait pas son histoire parce que Monsieur était disposé à écouter -ou à prétendre écouter en tout cas. Tout ce qu’elle pouvait lui assurer, face à ses jugements hâtifs et présomptueux, c’était sa détermination, sa niaque. Lou était un chien qui ne lâchait jamais son os avant de l’avoir rongé jusqu’à la moelle. Si elle avait l’intention d’écraser Mitchell, Joseph pouvait le croire et le prendre pour argent comptant. Encore fallait-il qu’il s’en soucie, et son air à la fois las et paternaliste démontrait bien que la cause de la Ruche n’avait jamais été la sienne. Ce qu’il prit la peine d’expliciter néanmoins. Elle lui avait promis une vengeance et l’australienne avait toujours cru que cela était le moteur du dealeur autant que le sien, qu’ils avaient cette rage en commun. Il n’en était rien. Il estimait que cette guerre n’était pas la sienne. Ce qu’elle espérait, c’était que le fameux Mike s’en retournait dans sa tombe, car pour un homme prétendant avoir perdu ses frères, sa famille, Joseph faisait peu de cas d’offrir justice à leur mémoire. Lou le découvrait pour ce qu’il était : un lâche et un trouillard. "T'en fais pas, fit-elle en le détaillant de haut en bas, j'avais compris que t'en avais pas assez dans l'estomac." Cependant, s’il souhaitait faire de l’argent et filer droit, la jeune femme pouvait exaucer son souhait. Tant que la came allait de main en main et que l’argent continuait de pleuvoir sur la Ruche, Joseph aurait sa part. Tant qu’il faisait son job et qu’il gardait sa grande gueule fermée, il pouvait même espérer regagner un peu du respect et de l’estime de Lou. Son regard se posa sur la stèle improvisée. Quelle maudite perte de temps lui avait-il fait subir en la traînant ici pour une leçon dont elle n’avait pas besoin. Elle pouvait feindre l’intérêt et la compassion autant qu’elle le voulait, le fait était que Mike avait eu ce qu’il méritait et qu’elle ne ressentait pas le moindre regret. Ce n’était que par égard pour Joseph qu’elle ne ponctua pas son soupir d’un crachat sur la terre meuble ; "Les Mantha, j'vous jure…" Des deux exemplaires qu’elle avait face à elle, en tout cas, il n’en était pas un pour rattraper l’autre, songeait-elle. Enfin, Lou fit ce qu’elle souhaitait faire depuis le départ ; tourner les talons. Sans attendre Joseph, sans s’encombrer de savoir s’il comptait la suivre et partir avec elle ou pas, elle fit quelques pas dans le sous-bois. “Te fatigue pas, je rentre à pied.” anticipa-t-elle en levant son majeur par dessus son épaule, dos tourné. Elle pouvait commander un uber, appeler un taxi, mais elle préférait marcher. Brisbane la nuit ne lui faisait pas peur, et le vent était doux. Elle retirerait ses talons s’il le fallait et foulerait l’asphalte à même ses pieds nus, elle l’avait déjà fait. Elle aurait ainsi tout le temps de réfléchir à la manière d’arranger les choses avec leur fournisseur après le fiasco de la marina, car elle n’oubliait pas que la livraison n’avait pu avoir lieu. La vision de cette valise pleine d’argent abandonnée sur les docks la hantaient. Elle devait faire en sorte que cela soit la première et la dernière fois.

"Fais pas genre que t'en a soudainement quelque chose à foutre." Elle est solide, Lou. Depuis le premier jour où ils se sont adressé la parole, il a tout de suite su qu’il avait devant lui une sorte de pierre qui bloque la route et qu’on ne peut déplacer. Ses convictions sont bien ancrées en elle, mais c’est aussi le cas pour Joseph qui se serait ouvert à elle si elle ne se protégeait pas autant. « C'est toi qui le dit. » Il voudrait la contredire, affirmer qu’il en a quelque chose à foutre parce que c’est réellement le cas. Mais il a l’impression de parler pour ne rien dire. Ses propos entre par l’une des oreilles de la jeune femme et sortent par l’autre sans que son cerveau ne les analyse. Elle est convaincue que Joseph et elle ne pourront jamais s’entendre, qu’ils sont faits pour être des ennemis mais le garçon n’est pas né dans un gang. Cela fait bien trop longtemps qu’il ne voit plus de menace chez autrui parce qu’il n’a plus rien à protéger. Plus de familles, plus d’honneur, plus de maison. Il n’a plus qu’à assurer sa survie dans un milieu hostile et c’est pour cette raison qu’il fait comprendre à sa nouvelle patronne qu’il n’a pas été engagé pour absorber les balles à sa place. Il ne veut plus être une cible : il a trop longtemps vécu avec la peur de ne plus jamais ouvrir les yeux.

Il n’est qu’un garçon de ferme qui trouvait refuge entre ses deux vaches lorsqu’il commettait une bêtise. Il se cachait derrière les bottes de foin pour éviter les coups d’un père violent qui ne voyait en lui qu’une copie ratée, une moitié décevante, un avorté.

Il n’est qu’un frère qui n’a pas réussi à honorer son rôle une première fois et qui s’est trouvé une seconde famille pour obtenir une deuxième chance d’être loyal.

Il n’est que le résultat de manipulations, de tentations toxiques, de mauvais choix. Et, aujourd’hui, il n’a plus qu’à espérer que son corps ne demandera pas une dose plus forte. Parce qu’il n’aurait pas la force d’absorber plus de cocaïne qu’il ne s’en injecte déjà.

Il n’est qu’un con coincé dans un cercle vicieux et qui espère s’en sortir autrement que par la mort.

"T'en fais pas, j'avais compris que t'en avais pas assez dans l'estomac."  Elle le dévisage mais c’est un comportement qu’il ignore. Il a bien trop l’habitude de décevoir le monde entier, ce ne sont pas de tels reproches insensées qui feront frémir ses paupières. Il se contente d’avaler une autre gorgée de vodka en attendant que l’alcool agisse sur sa cervelle encore trop lucide. « Au moins, ce sera pas mon corps qui sera r’trouvé sur la berge. » Ce sera le tien, Lou, si tu continues à sauter devant la bouche des armes en espérant que la vengeance vienne à toi. Fronçant les sourcils à son prochain commentaire, il la lorgne alors qu’elle s’éloigne de quelques pas, la pointe de ses talons s’enfonçant toujours autant dans la terre humide. Elle ne se camoufle pas du tout dans ce paysage. "Les Mantha, j'vous jure…" L’information se glisse naturellement dans le fond de sa mémoire. Il ne possède pas assez d’indices pour comprendre. Toutefois, l’évocation du gang disparu lui chatouille la curiosité – parce qu’il avait presque oublié qu’il était, selon lui, le seul survivant de cette bande. En a-t-elle réellement connu plusieurs ? Ou, alors, elle a eu le temps de discuter un peu avec Mike avant de lui casser les rotules. Qu’importe. “Te fatigue pas, je rentre à pied.” Il ne peut retenir un sourire devant la stupidité de son idée. Il ne bouge pas d’un centimètre, reposant ses yeux humides sur la tombe artisanale dont la nature a repris les droits. « J’pensais pas que t’avais assez bu pour prendre une décision aussi insensée. » Il lance, entendant ses pas s’éloigner de plus en plus. Il pivote la tête vers lui pour que sa voix porte davantage dans l’intensité des arbres feuillus. « Je dois te rappeler qu’il y a au moins un kilomètre de marche à faire ? Je serais impressionné si tu me disais que tu savais la route par cœur. » Il ricane, amusé, légèrement étourdi, mais satisfait de savoir qu’elle dépend de lui pour retrouver la ville.  

Il ne voulait pas s’impliquer, soit. Il ne voulait pas de guerre, pas de sang, pas de cause, pas de vengeance ; fort bien. Lou recrutait avec un mantra simple ; elle ne se cachait pas de ses ambitions, son objectif, et ne forçait personne à se joindre à sa croisade. Pour autant, elle n’assurait la sécurité de personne et ne garantissait pas que le Club perdrait son temps à trier les soldats des simples dealers venus pour l’argent facile ; lorsque les choses exploseraient, lorsque le fil se rompra, il n’y aura pas de quartier. Joseph en était jusqu’au cou, qu’il le veuille ou non, qu’il le réalise ou pas. A partir du moment où il avait accepté la proposition de la jeune femme, dès le premier jour où il avait pointé à l’appartement des Doherty pour récupérer sa première livraison de dope, il s’était mouillé. Alors il pouvait dire ce qu’il voulait, se narrer des fables, se faire des illusions et croire qu’il lui suffisait de lever les mains bien haut pour qu’on ne lui tire pas dans le dos ; il se mentait à lui-même, et Lou n’était pas pressée de lui ouvrir les yeux à ce sujet. “Au moins j’aurais accompli quelque chose, moi.” rétorquait-elle simplement. Elle échouerait peut-être. Elle mourrait sûrement. Mais elle essayera, jusqu’à ce qu’elle y laisse sa peau, jusqu’à triompher et obtenir cette vengeance chérie -ou s’écraser sur les pavés pour avoir tenté d’atteindre le soleil. C’était ainsi et elle y était préparée, déterminée ; et elle n’avait pas besoin de la validation de Joseph pour cela. Encore fallait-il qu’il s’enfonce ça dans le crâne.

Excédée, la brune entreprit de retrouver son chemin dans le bois jusqu’à la route, et de suivre celle-ci jusqu’à la ville. La nuit ne lui faisait pas peur, et elle doutait de se perdre si elle allait toujours tout droit dans la direction qui, pensait-elle, était celle qu’ils avaient empruntée sur l’aller. Et bien sûr, fidèle à lui-même, le brun continua à la prendre de haut. Lou se retourna aussi sec et, à bout de patience, s’époumona sur lui à en faire s’envoler une nuée d’oiseaux nocturnes ; “JE SERAIS IMPRESSIONNEE SI TU FERMAIS TON CLAQUE MERDE PLUS DE TRENTE SECONDES, JOSEPH.” Non, c’était trop demander qu’il se garde ses remarques condescendantes, ses grands airs, ses pseudo-conseils cyniques et son passif-agressif sarcastique derrière lesquels il cachait son manque probant de personnalité et de conviction. Ouvrir sa bouche le faisait sentir fort, le faisait sentir important ; lui faisait croire qu’il avait la moindre utilité à fouler cette terre sur le moment. “Je serais impressionnée, poursuivait-elle en revenant vers lui pas à pas, si tu me faisais pas perdre mon temps en venant ici pour chialer comme fiotte sur ton pote.” Bouh, pauvre Mike. Bouh, les Mantha lui manquaient. Ils s’étaient faits écraser parce qu’ils n’étaient qu’une bande de pleureuses menées par un leader désabusé qui n’avait pas lui-même envie de se donner le moindre mal pour construire quoi que ce soit, un fils à papa dont l'orgueil lui coûta un membre en moins -et pas mal d’hommes en taule au six pieds sous terre. Tu parles de personnes bien placées pour parler. “Mais surtout, je serais impressionnée si tu avais le bon sens DE T’OUVRIR LES VEINES ici et maintenant pour mettre un terme à ce putain de gâchis D’AIR que tu es, JOSEPH.” Qu’il aille le rejoindre, son cher Mike. “Mais pour ça, il faudrait que tu arrêtes de penser qu’à ta gueule, Joseph. Mieux, que t’arrêtes d’avoir l’hypocrisie de faire croire que tu te soucies de quoi que ce soit à part ta pauvre, triste, pitoyable et inutile existence.”

Et le silence retomba. Peut-être que le brun tint bel et bien plus de trente secondes. Lou s’en fichait. Elle avait hurlé, elle avait feulé, elle avait craché tout ce que cette soirée lui avait mis sur le coeur. Elle reprit sa respiration, essoufflée par le venin qui s’était déversé hors de sa bouche. Le regard noir, l’étincelle flamboyante dans ses iris, se fit petit tas de braise, crépitant, palpitant comme la veine traversant ses tempes. “Alors on repart tous les deux déçus, j’crois bien, Joseph.” conclut-elle finalement. Elle tourna les talons sans lui laisser de droit de réponse, sans se soucier des dégâts causés. Tout droit vers la forêt, pas après pas, engloutie dans l’obscurité.