« Chut. » j'ai rien fait, absolument rien. De plus. Encore. J'ai juste échappé un livre dans les allées, pas ma faute, pas fait exprès, pourtant mes joues sont rouges et la voix de la bibliothécaire me terrifie. Il est installé tout seul Raphael, à lire un livre au rebord de la fenêtre. Sa table est vide seulement de son sac à dos posé, las, ses cahiers de cours à côté. Il est beau quand il porte du jaune soleil, ça fait briller ses yeux presqu'autant que les miens.

« Chuuut. » ça par contre, c'est ma faute, quand je heurte une chaise en quittant les rangées de livres, quand mes prunelles étaient vissées sur son profil sans rien regarder autour. Il ne m'a pas vue moi, et moi je ne vois que lui. La chaise que je replace, d'un geste lent, ralenti et timide, elle qui grince quand même sur le parquet de bois vernis de l'immense bibliothèque qui ne l'est pas tant que ça mais qui semble l'être à ma perception à moi.

« CHUT! » je renvoie un coup d'oeil horrifié, tellement désolée à la bibliothécaire quand ce n'est pas à moi qu'elle s'adresse cette fois-ci. Mais bien à Vickie et à Paul, qui viennent de pouffer de rire devant l'écran de l'ordinateur commun qu'ils ont réservé pour les prochaines quinze minutes. Elle va les voir pour les disputer, j'en profite pour me faufiler à tâtons près de Raphael, lui qui est toujours dans sa bulle.

Mon doigt pointe la chaise à côté de lui, un est-ce que je peux m'assoir avec toi? qui est chuchoté sur mes lèvres, ma voix entièrement muette. S'il dit non j'irai ailleurs, s'il dit non, probablement que je quitterai la salle de toute façon, trop honteuse d'avoir cru, stupidement, naïve enfant, qu'il pourrait un jour dire oui.

Le silence est presque infaillible dans la bibliothèque, là où règne une ambiance que Raphael apprécie particulièrement. Ici, personne n’a le droit de rire trop fort, de pointer du doigt, de se moquer : tout le monde a le nez plongé dans les bouquins. Quelques fois, la bibliothécaire ordonne le silence en soufflant un de ses fameux « chut » mais Raphael ne se retourne jamais car il sait qu’il n’est pas fautif. Il est toujours innocent et, le silence, il le maîtrise à la perfection même quand il tourne les pages de son livre.

Aujourd’hui, il feuillette un livre imagé traitant des animaux australiens. Quand il a terminé ses devoirs pour le lendemain, il se permet de ne regarder que les images des kangourous, des mignons petits koalas et de toutes sortes de reptiles à l’allure extraterrestre. Il aime bien les animaux et, parfois, il tente d’en dessiner quelque uns dans son carnet de notes. Il n’est pas bien bon – pas du tout en fait – mais ça lui permet de s’évader quand il n’a pas la place ou le temps pour danser. Occupé à transcrire trait par trait la fourrure d’un wapiti, ses yeux passent de l’image à son œuvre. Il est concentré mais pense tout de même à Diana parce qu’il ne peut pas faire autrement. Il rêve qu’elle vienne lui tapoter l’épaule pour l’interpeler, pour lui dire que ses dessins sont magnifiques. Mais elle ne le connait pas et lui non plus, soyons réalistes. Il ne fait que l’observer en silence sans jamais l’approcher parce que les filles sont terrifiantes – sauf Ginny, elle n’est pas aussi belle que la danseuse.

En parlant de Ginny. Elle apparaît dans son champ de vision et elle pointe la chaise à côté de lui. Il comprend qu’elle veut s’installer et il ne fait qu’hausser les épaules sans lever la voix, parce qu’il n’a pas le droit. Il pousse un peu plus loin son sac à dos à ses manuels scolaires, offrant un minuscule sourire à la petite fille pour rapidement reporter son attention à ses mauvais dessins.  

Il est concentré sur ses dessins et maintenant je le suis moi aussi. Je m'assure toutefois qu'il ne voit pas que j'ai observé une seconde de trop ses traits, que j'avais envie de lui dire que les couleurs étaient jolies mais que s'il utilisait son rapporteur d'angles ça lui permettrait de faire des ombres un peu plus définies dans le bas de ses croquis. Je ne dit rien, motus et bouche cousue, préférant simplement lui sourire en espérant qu'il me laisse m'installer avec lui.

C'est tout ce que je veux, je ne proposerai rien de plus. Je ne parlerai pas des tas de crayons à colorier que je pourrais lui prêter pour qu'il arrive à reproduire les mêmes teintes que celles dans son livre à images. Je ne lui parlerai pas des barres tendres au chocolat et à la canneberge que j'ai demandées d'acheter à maman pour les partager avec lui si un jour il veut passer du temps dans la cour de récréation avec moi de nouveau. Et je ne parlerai surtout pas du désastre de son casier, et de comment j'ai tout bousillé encore.

Il fait de la place sur la table, il hausse les épaules, mais il m'invite à m'y installer et c'est tout ce qui compte. Pas besoin de me regarder, pas même besoin de faire comme si j'étais là, ou pas. Le silence me va. Autant qu'il semble aller à la bibliothécaire qui retourne à son poste après avoir remis ses lunettes aux coins félins en place sur son nez.

Puis, j'ai envie de parler. Mais je n'ai pas le droit, j'ai juste le droit de chuchoter, et je ne suis pas douée pour murmurer. Matt dit toujours que quand j'essaie je parle vraiment fort et tout le monde dans la maison m'entend. Alors j'improvise, ma nouvelle idée de discuter bien moins bonne que la précédente qui consistait à rester tranquille, à ma place. Est-ce qu'il est cool, ton livre? Il parle de quoi? mon crayon à mine gribouille sur une feuille tachée des pastels que j'ai testés dans l'autobus ce matin sur le chemin de l'école.

Il ne dit pas un mot et elle non plus, parce qu’ils n’ont pas le droit. La présence de Ginny à sa table ne peut pas le déranger tant que ça et c’est exactement la raison pour laquelle il a poussé ses effets personnels pour lui faire une petite place. Elle n’est probablement venue pour lui poser des centaines de questions, comme la dernière fois. Elle ne ferait pas ça, pas vrai ? Concentré à placer les yeux du wapiti au milieu de son visage – visage qui ressemble davantage à une crêpe poilue –, il ne remarque pas que sa nouvelle compagnie griffonne elle aussi sur un papier. C’est seulement quand elle le lui tend qu’il pivote la tête vers celui-ci afin de lire les quelques mots aux couleurs pastelles. Il hoche la tête pour répondre à la première question puis il met son dessin de côté afin de mieux faire glisser le bouquin ouvert devant la petite fille. Il pointe la photo de l’animal qu’il essaye de reproduire sans réaliser qu’il n’a aucun talent et il lui offre un minuscule sourire pincé avant de rabaisser la tête. À droite de son dessin, il écrit ces quelques mots : Un livre sur les animaux. J’aime pas lire mais les images sont belles. Et il pivote le papier afin que Ginny puisse lire. Il pointe ensuite son étui à crayon rempli de pastels, surpris de voir un tel médium coloré en sa possession – le cours d’art plastique auquel il assiste ne nécessite que des crayons de couleurs et de feutre. Et un peu de gouache, de temps en temps, mais c’est sa professeure qui fournit la classe, probablement parce que ce doit être super cher les pastilles de peintures ! (1.79$ au Omer Deserres, ceci dit) Il n’a jamais vu ce que Ginny coince précieusement entre ses doigts. Il mimique avec ses lèvres : « C’est quoi ? » en espérant qu’elle puisse comprendre les mots mimés sans qu’il ne lève le ton de sa voix.    

Un livre sur les animaux, parce qu'il aime les images mais pas les mots. Je prends le temps d'hocher de la tête, me contentant de sa réponse et des images pour passer mon index sur les lignes les unes après les autres, arriver à les tracer dans ma tête à défaut d'avoir le droit de les tracer à coté des siennes. Je dessine depuis que je suis toute petite, encore plus petite que je suis actuellement. J'avais cinq ans quand on m'a offert ma première boîte de Prismacolor, celle qu'on pouvait déplier pour en faire un distributeur à crayons en carton tellement cool et tellement gros qu'il prenait toute la place sur l'îlot dans la cuisine. Maman dit que devenir dessinatrice n'est pas un métier, papa dit que oui, si je dessine des maisons et des immeubles comme lui.  

Raphael ne dit plus rien et je le prends comme une demande silencieuse de me taire moi aussi. Ce n'est que lorsqu'il s'intéresse à mes pastels que mon visage s'illumine à nouveau, que je pousse mon étui à arts plastiques vers lui pour qu'il puisse en voir tout le contenu. Tu peux essayer ceux que tu veux. j'insiste, silencieuse et chuchotant au mieux, glissant mes doigts rapidement à travers le tout pour en exhiber les crayons corail, les crayons orange, les crayons rouge et les crayons doré, ceux qui s'agencent avec ses vêtements d'aujourd'hui.

J'aime le koala, il a l'air gentil. un nouveau murmure muet, mon doigt qui le pointe désormais. Attends, je le dessine je vais lui faire les mêmes vêtements que ceux de la bibliothécaire. je pouffe de rire dans mes secrets, traçant maintenant le koala sur le revers de mon carnet au mieux de mes capacités. Il aura les mêmes vêtements, mais aussi les mêmes lunettes et les mêmes cheveux.

Il a vu les doigts couverts de peinture de Ginny, la dernière fois, mais il n’a pas fait de lien dans sa tête. Elle suit des cours d’arts plastiques, comme lui, c’est la déduction qu’il a faite. Il ne pensait pas qu’elle avait elle aussi une passion pour les couleurs en forme de crayons. Il est surpris de voir autant de jolis pastels, il a envie de les toucher, de les tester, comme il le ferait dans les boutiques où on peut s’amuser avec des produits déjà déballés. Mais quelque chose l’empêche de simplement enfoncer sa main dans l’étui qui n’est pas le sien : justement, il n’a pas l’impression que lui et Ginny sont des amis. C’est peut-être parce qu’il ne peut pas assimiler le fait qu’elle soit intéressée d’être en sa compagnie. C’est peut-être une blague. « Tu peux essayer ceux que tu veux. » Elle souffle dans un murmure que seule une ouïe jeune pourrait entendre. Il la remercie d’un regard et, se mordant le bout de la langue, il va chercher les couleurs qui lui plaisent le plus. Pas celles qui correspondent au pelage du wapiti mais bien les teintes que l’on retrouve dans une scène de levé de soleil sur le bord de la plage australienne. Il coince le corail entre ses doigts et colore le nez de l’animal. La texture est marrante. C’est plus gras, plus glissant, pas comme ses crayons de couleurs à la pointe solide. Il s’amuse tellement qu’il décide de même colorer les oreilles de la bête.

« J'aime le koala, il a l'air gentil. » Il observe l’animal en question et hoche la tête. Il aime aussi les koalas qui ressemblent à de grosses peluches vivantes. Il aimerait bien en voir en vrai. « Attends, je le dessine je vais lui faire les mêmes vêtements que ceux de la bibliothécaire. » Il se plaque la main sur la bouche pour rigoler en silence, jetant un coup d’œil vers la dite bibliothécaire. Silencieusement, il observe les doigts de Ginny danser sur le papier et il se sent emporter par ce mouvement fluide. Elle est bien meilleure que lui, il peut déjà le deviner quand elle ferme le rond qui représente la tête. Son sourire s’étire jusqu’à ses oreilles quand il reconnait les lunettes de la dame derrière le comptoir des livres et il murmure à son tour : « Il te font bien dessiner tes crayons. » Oui, parce que ce n’est pas elle qui est talentueuse, ce sont ses crayons qui lui donnent des pouvoirs magiques dignes de De Vinci.  

C'est là où je suis vraiment moi-même, quand je dessine. C'est là où j'arrête d'être hésitante, où fuir le regard des autres et fuir les autres tout court m'apparaît obsolète. Quand j'entends le bruit des crayons sur les feuilles de papier que je barbouille, quand je vois mes doigts se colorer des teintes que je choisis pour mes tracés, tout ça, c'est mon endroit bien doux à moi, mon jardin secret. Personne n'a le droit de regarder mes dessins et je l'interdis à Jill et à Matt plusieurs fois par jour. Pourtant, le regard de Raphael ne me dérange pas, sur les papiers que je tourne d'un sens pour mieux finir un angle, d'un autre pour définir les courbes.

Il pouffe de rire et je pouffe avec lui, bien moins rapide pour mettre ma main sur ma bouche et éviter un premier éclat de faire trop de bruit, que j'étouffe tout de même en serrant les dents. La bibliothécaire relève la tête vers la salle mais pas vers nous en particulier, et c'est avec les joues un peu plus rougies qu'une poignée de secondes plus tôt que je continue mes dessins moqueurs, mes espiègleries. Essaie, tu dessineras bien toi aussi je suis sûre. que je l'encourage de ma plus belle calligraphie, quand je lui prête mon crayon préféré en lui pointant de la mine les sections des vêtements qui manquent encore de remplissage.

Aujourd'hui, tu n'es pas étudiant, tu es styliste! j'ai appris le mot parce que ma soeur a décidé que c'était ce qu'elle deviendrait plus tard. Demain elle voudra être astronaute, et la semaine prochaine elle rêvera d'être mascotte de boissons gazeuses. Jill est bien plus un électron libre que moi, et elle est toujours celle qui a les meilleures histoires. Je suis certaine qu'il préfèrerait mille fois mieux être avec ma soeur qu'avec moi.

Quand il ne peut pas danser, Raphael apprécie tout particulièrement de dessiner. Les deux activités se ressemblent énormément, selon lui : dans les deux cas, il faut savoir bien bouger ses membres pour que le résultat soit joli. Ce crayon qui danse sur la feuille, c’est lui qui exécute une figure de ballet classique et qui retombe parfaitement sur ses pieds, les jambes droites, les mains pointant le ciel au-dessus de ses bras tendus. Il aime l’art, le petit garçon : ce dernier alimente son imagination, colorie ses rêves et l’aide à sortir de son lit en vitesse le matin. Des fois, il se dit qu’il n’y aura que la passion qui le rendra heureux dans la vie. Pas les bonnes notes à l’école, pas le fait de retrouver sa maman, ni le fait d’obtenir un cadeau de Noël plus gros que celui des autres sous son sapin.

« Essaie, tu dessineras bien toi aussi je suis sûre. » Ginny lui propose alors que les petits yeux égayés de Raphael suivent sa mine qui s’effrite sur la feuille. Motivé, il s’empare de deux crayons et la fois pour en coincer un dans sa main gauche en attendant. Il remplit la surface que lui offre Ginny, encore et toujours la langue sortie par la concentration. À vrai dire, le résultat est moins magique que prévu. Ses traits ne sont pas aussi soignés que ceux de la petite fille qui est probablement née avec ce don.

«Aujourd'hui, tu n'es pas étudiant, tu es styliste ! » Il l’observe, les lèvres entrouvertes, l’incompréhension se lisant dans ses iris bleutés. On pourrait presque voir un nuage les traverser. « Un quoi ? Un stylo ? » Il demande, toujours en murmurant, observant attentivement le moindre mouvement de la bibliothécaire trop occupée à surveiller un groupe d’enfants qui rigolent en feuilletant les pages d’une encyclopédie sur l’anatomie humaine. Il sait pourquoi ils rient : il a lui-même été assez curieux pour voir à quoi ressemblaient les filles. Et aussi pour comprendre pourquoi il a une espèce de bosse au milieu du cou.    

À partir du moment où on partage mes crayons, j’ai l’impression qu’un monde infini d’opportunités et de possibles s’offre à nous. Il teste et il essaie, il s’amuse et il invente. Ses lignes sont incertaines et ses traits sont diffus, il hésite une seconde pour se précipiter la suivante. Je ne le laisse pas savoir ce qui cloche parce que rien ne cloche à mes yeux. Dessiner est ce qui me permet de m’exprimer et jamais je ne penserai une seule seconde à le censurer si ses angles sont croches ou si ses couleurs dépassent des limites. Chacun de ses croquis me fait penser à lui et ça me suffit.

Derrière moi, les autres élèves rigolent et j’ignore pourquoi. Il rigole lui aussi, en silence, ses fossettes se creusant dans ses joues quand les miennes l’imitent, quand j’ai l’impression de faire partie de la blague et non plus d’en faire les frais. Il est un allié et il est un ami ; je crois, j’espère, j’aimerais tellement.

D’ici à ce qu’il me le confirme, ne restent que les koalas et les wapitis, ne restent que les stylistes devenus désormais stylos. « Non, styliste! Ceux qui habillent les gens! » je pouffe dans mes murmures, me retrouve à oublier où on peut bien se trouver et avec qui quand au final il n’y a que lui. « Tu pourrais l’être parce que tu t’habilles toujours super bien, en vrai tu serais trop doué je suis certaine. » en attendant, ce à quoi je ne suis pas douée, c’est de tenter de parler à voix basse quand mes mots ne font que prendre de plus en plus en volume pour finir à un ton normal.

La seconde suivante, le « Chut! » de la bibliothécaire et son coup d’œil aussi perçant que celui d’un oiseau de proie nous visent directement.

« Non, styliste! Ceux qui habillent les gens! » Il s’arrête de dessiner un moment pour réfléchir plus longuement. La seule personne qui l’a habillé, c’est son véritable papa, celui qui aimait maman avant qu’elle ne parte. Mais, aujourd’hui, il n’a plus besoin de l’aide de personne pour enfiler une paire de shorts ou une veste. Sauf lorsqu’il s’agit de faire la lessive : là, il est absent. Qu’est-ce que c’est ennuyant de plier des morceaux de tissu. Et ça ne sert absolument à rien – qu’il croit, parce qu’il ne se rend pas compte qu’il ressemblait au voile d’un bateau s’il sortait de chez lui vêtu d’un t-shirt qui est resté en boule dans le fond de la sécheuse. « Tu pourrais l’être parce que tu t’habilles toujours super bien, en vrai tu serais trop doué je suis certaine. » Automatiquement, il rougit. C’est un compliment. La catégorie de phrase qui le rend nerveux et qui le fait bégayer. Il est vrai qu'il adore sa façon de s'habiller mais il a aussi remarqué que rares sont les petits garçons qui arborent les couleurs autant que lui. Et les motifs, aussi. « M-merci. » Il repose ses yeux sur son dessin, faisant mine d’être le petit garçon le plus humble de Brisbane même s’il ne connait probablement pas la définition de ce terme. Il se met à trop rêvasser en imaginant la danseuse vêtue de rose. Il revoit les plis de sa robe attraper l’air pour mieux frétiller. « Diana s’habille bien. » Il murmure pour lui-même en cherchant un crayon bleu pour faire le ciel derrière le koala bibliothécaire. Ce sont ses pensées les plus profondes qui se sont échappées de sa bouche sans qu’il ne puisse les apprivoiser. « Chut ! » Il redresse la tête, réalisant que la dame aigrie les fixe, eux. Il soulève la main pour s’excuser et jette un regard légèrement hébété à Ginny avant d’écrire sur un papier : Pourquoi tu es venue me voir ? Parce que, maintenant, par sa faute, il n’est plus le plus innocent des gamins dans la bibliothèque.

Il m’intimide mais pas comme les autres, ceux devant lesquels il m’a défendue la dernière fois. La fois qui est devenue taboue, celle que je n’ai pas le droit d’aborder de peur qu’il en devienne fâché.

Il m’intimide parce qu’il a l’air de garder des dizaines de secrets sans que jamais il ne laisse céder le moindre détail, n’en dévoile la moindre bribe. Il est mystérieux dans ses réactions et dans ses réponses, il garde des tas de trucs pour lui et il le fait tellement bien qu’il finit toujours par me fasciner, qu’il réussit toujours à m’intriguer.

J’aimerais autant arriver à percer sa coquille que j’espère fort qu’il arrive à la garder solidement élevée. Qu’au final il ne reste qu’un ramassis de confidences aussi nombreuses que variées auxquelles je ne serai jamais autorisée.

« Diana s’habille bien. » qui?

Les avertissements de la bibliothécaire et les joues rougies de Raphael arrivent facilement à me distraire du nom qu’il a murmuré que pour lui. Le nom de sa meilleure amie? Et pourquoi est-ce que je suis là déjà? Est-ce qu’il préfèrerait que ce soit Diana à ma place?

« Parce que j’en avais envie. » que je m’entends lui répondre, trop vite pour réfléchir à mes mots et pour leur trouver un meilleur assemblage, une meilleure initiative. Sous ses mots écrits, j’y ajoute les miens quand je me rappelle la consigne du silence, quand il n’y a que la bibliothécaire qui nous scrute mais que j’ai l’impression que la Terre entière nous fixe plutôt, mes gestes en tremblotant que trop.

Utilisant ma main droite pour faire un petit mur et cacher mes lettres, je me mets à écrire le message le plus stressant, le plus inquiétant que j’ai bien pu écrire de toute ma courte vie. Tout prend d’énormes proportions aujourd’hui.

La seconde qui suit, le papier passe timidement de sous mon nez à sous le sien.

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Ils sont prévenus. Les yeux de la bibliothécaire ne sont plus rivés vers ceux qui se tordent les tripes de rire devant l’anatomie féminine. Ils ont levé la voix un peu trop fort une seule fois et voilà qu’ils sont comme des petits poissons piégés dans des filets. C’est donc naturellement que le petit garçon demande interroge Ginny quant à la raison de sa venue – s’il y en avait une à la base. Il ne le fait évidemment pas à voix haute parce qu’il craint d’entendre une nouvelle fois le « chut » sec du pêcheur. « Parce que j’en avais envie. » Il pose son index sur ses propres lèvres pour lui intimer le silence, le regard aussi sévère que peut l’avoir un enfant de huit ans. Il ne fait qu’hausser les épaules pour retourner à son dessin, armé des pastels gras. Il la remerciera de lui avoir prêté ces bâtonnets probablement très dispendieux (5.99$ pour un paquet de dix au Omer Deserres) plus tard, de vive voix. Soupirant, il regardant sa création, puis celle de Ginny, et il se mord la lèvre de jalousie. Il n’est pas devenu Picasso en changeant de medium et ça le déçoit. Peut-être n’a-t-il pas compris que, le dessin, c’est comme la danse. Il faut pratiquer tous les jours pour s’améliorer, pour avoir la chance d’être le meilleur du monde. Mais Ginny ne fait pas des cours de dessins, pas vrai ?

Occupé à dissimuler sa déception vis-à-vis de ses talents artistiques, il hausse les sourcils, surpris, quand le petit papier plié de Ginny entre dans son champ de vision. Il soulève le regard pour l’interroger mais finit par le glisser entre ses doigts fins. Il l’ouvre délicatement pour tomber nez à nez avec une demande en mariage de gamins. Il reste immobile un long moment, la gorge nouée, la mâchoire serrée, parce qu’il aurait aimé que ce message provienne de Diana, celle qui s’habille bien. Mais il le sait : il ne fait que rêver. Elle ne sait pas qu’il existe, jamais elle ne lui proposera une danse. Soupirant discrètement, il récupère son crayon qui a roulé un peu plus loin sur la table pour poser la mine dans la case OUI. Il hésite seulement deux secondes avant de la cocher mais il prend le temps d’écrire un petit mot à côté : Pourquoi moi ? La question est légitime. Elle est plus vieille que lui et il y a probablement des garçons plus cools dans sa classe.

À la seconde où il voit le papier, où il le déplie lentement, où j’entends le soupir indiscipliné s’étouffer contre ses lèvres ; mes yeux se ferment. Ma tête entre en berne et mes sens avec, les secondes passent aussi vite qu’elles m’apparaissent être une lente agonie. Et il écrit, je l’entends parfaitement sa mine qui trace un trait hésitant sur la feuille que je lui ai donnée dans l’attente angoissante d’une réponse que j’ignore si je suis capable d’assumer.

Ce que j’entends aussi, c’est le bruit du papier qui glisse sur la table de travail, qui fait le trajet inverse. Je compte jusqu’à dix, j’hésitais déjà et j’hésite encore plus. Mais c’est mieux de le savoir tout de suite, c’est mieux de le voir écrit corail sur blanc, qu’il ne veut pas venir à la danse avec moi. Qu’il ne veut plus répondre à mes questions et m’en poser, qu’il ne veut plus partager ses barres de chocolat et qu’il ne veut plus utiliser mes crayons.

Puis, il a dit OUI.
Puis, il me demande pourquoi j’ai envie d’y aller avec lui.

Je mets une longue minute à tracer le mieux les phrases, à bien espacer les mots. Je mets tous mes efforts et toute mon inspiration à choisir une couleur différente pour chaque lettre, à ajouter des étoiles et des soleils en haut à gauche et en bas à droite.

Ce n’est que lorsque je suis satisfaite de la réponse et de ce à quoi ressemble la feuille que je la lui rends une dernière fois. Ce coup-ci par contre, mes paupières ne se ferment pas et mes iris restent vissés sur son profil. Tout est doux maintenant, tout est simple. Tout va bien et tout est parfait.

Parce que tu sens bon.
Et parce que ton sourire est doux et qu’il me rend heureuse.