Tout m’a semblé si flou ces derniers jours. Teinté d’émotions en tout genre, un véritable rollercoaster, de la joie la plus intense, à une peine impalpable. Il a y eu la visite de la famille, la présentation des enfants. Noah qui a hurlé de joie avant de tenter de trouver son préféré, pour finalement décider que les deux étaient parfaits. Ginny qui les a couvés du regard, une main sur son ventre arrondis. Matt et ses blagues pas drôles, Pete et son attention sans faille auprès de Jill. Puis Jill. Au milieu de tout cela. Épuisée le premier jour, comme sonner le reste du temps. Un mélange de chaos et de tentatives vaines. Bowie que l’on a pu mettre dans le même berceau que sa sœur deux jours après leur naissance. Tracy qui s’est immédiatement apaisée au contact de son jumeau. Et Jill encore. Qui grimace dès que l’un pleurs, qui s’éloigne avant de revenir. Une Jill que je ne saurais lire, qui m’inquiète et qui se renferme. On n’a pas vraiment pu parler tous les deux. La famille, les enfants, les médecins qui vont et qui viennent. On a été pris dans le tourbillon. J’ai surveillé de loin sans jamais réellement trouver les mots. J’ai attendu ce jour surtout. Celui où l’on allait enfin quitter l’hôpital pour rentrer chez nous.

Un siège auto dans chaque main, mes bras qui menacent de flancher à chaque seconde, la mâchoire que je serre pour porter fièrement mes enfants jusqu’à l’auto. Jill porte son sac et celui des petits. Elle est juste derrière, je ne la vois pas. Elle me manque déjà. Quelque chose ne va pas. Mais d’abord les enfants. Je bataille pour enclencher les sièges dans les socles, me tape la tête contre le cadran de la portière. « Tu veux rester derrière avec eux. » Un demi-sourire et déjà elle s’installe côté passager. Qu’est-ce qui t’arrive Jill ? Pourtant, je la trouve tourner vers les enfants lorsque je prends place derrière le volant. Elle replace leurs doudous offerts par tonton et tata, laisse sa main glisser lentement sur la joue de Bowie. Et reprends sa place. « Aller, on rentre à la maison. » Sourire aux lèvres, je tente encore de me dire que ce n’est qu’un temps d’adaptation.

On ira mieux à la maison.

Ils sortent enfin. Jill ne supporte plus l’hôpital, elle ne supporte que très peu de choses depuis qu’elle a accouché. Elle ne supporte plus personne, même pas son mari ou ses enfants. Elle ne supporte pas qu’on la touche, ou qu’on lui parle trop fort. Elle est sous pression, mais elle essaie. Elle ne peut pas flancher, elle n’a pas le droit. Alors elle a écouté les médecins, elle a pris ses enfants quand c’était nécessaire, et jamais quand elle n’était pas obligée. Bailey sait faire, Bailey est parfait en tout point. Il ne la brusque pas, il s’occupe des enfants et il les aime tous plus que sa propre vie. Il n’a pas cherché à discuter, et Jill ne l’aurait pas laissé faire de toute façon. Elle est restée à regarder Bowie pendant un de très longs moments quand il était encore dans sa couveuse. Elle était seule, dans sa bulle, et elle n’osait même pas toucher son propre bébé. Il avait l’air bien trop fragile, et elle était bien trop faible.

Le jour du départ est arrivé et Jill tient ses deux sacs entre ses mains. Elle tient aussi les affaires des jumeaux et, comme d’habitude, c’est Bailey qui gère les enfants. Il les place dans les sièges auto et Jill ignore sa question en se plaçant devant. Elle n’a pas envie de se retrouver au milieu des enfants. Elle a toujours besoin de son air, de son espace. Elle souffle en passant sa main sur son visage avant de se tourner vers eux et laisser sa main glisser sur la joue de Bowie. Elle ne sait pas faire, et elle ne comprend toujours pas pourquoi elle ne ressent absolument rien. Elle hoche la tête, ils rentrent à la maison. Et c’est la panique, ils vont rentrer à 4, ils ne seront plus jamais à deux. Mais elle ne montre rien Jill, elle regarde par la fenêtre et laisse le temps au trajet de passer. Ils arrivent chez eux bien trop vite. “Il faut faire quoi en premier ?” Elle ne sait rien, elle ne fera que suivre ce qu’il dit.

Tout dans son comportement me fait comprendre qu’elle a besoin d’espace, Jill. En quelques jours, j’ai compris que cela ne servait à rien d’insister, qu’il fallait lui laisser son rythme. J’étais celui qui attirait l’attention des médecins pour qu’ils laissent Jill faire avec ses bébés. Elle se doit de prendre ses marques quand tout est arrivé si précipitamment. Un mois d’avance sur ce que l’on avait prévu, un mois d’avance sur ce qu’on lui avait annoncé. Il a eu l’épreuve de l’accouchement, la frayeur que nous a donner Bowie. Elle a besoin de temps. C’est trop de changement, trop de questions, trop d’instabilité. Alors, je m’occupe des enfants. Donne le biberon, change la couche, faire des câlins. Inclure Jill au maximum sans jamais lui imposer, sans jamais en faire un ordre. On a eu le droit à quelques moments de répit, des minutes intenses où je nous sentais enfin comme une famille.

Lorsque je passe le pas de la porte avec les jumeaux dans leur siège, mon cœur loupe un battement. C’est officiel. Nous serons quatre maintenant. Une famille, une vraie. Logan n’est pas là, Ginny était venue le récupérer le temps de notre séjour à la maternité. Elle en a profité pour nous laisser tout un tas de chose sur le comptoir, dont les affaires pour bébé que je lui avais listé à la va-vite dans le couloir. Un mois d’avance, c’est également un gros manque de préparation pour tout. Dans leur chambre, seul le berceau et la commode sont monté, le reste encore en bordel. Je pensais avoir le temps, je voulais donner toute mon attention à Jill.

« Il faut faire quoi en premier ? » « Tu veux all… » Pas le temps de lui proposer de se changer et de prendre une douche tant qu’il dort, Bowie viens de se réveiller. Il pleure un peu, ce n’est jamais très fort, juste un petit couinement tel un bébé chat. Et si l’un commence, l’autre va suivre. Tracy est bien plus présente que son frère, elle ne se fait oublier quand elle s’y met, pour le moment elle semble dormir encore. « Tu lui fais un biberon ? » Je pose les sièges sur l’îlot au centre de la cuisine, les deux petites terreurs en vue. « Je crois que ta sœur à tout déposer pour nous. » Je fouille un peu dans les sacs, y trouve du lait en poudre et des bouteilles d’eau. Les biberons sont rangés dans un placard, on devrait s’en sortir.

La voiture est trop petite, elle n’a pas assez d’espace et elle suffoque Jill. Elle n’en peut plus. Elle ferme les yeux dès qu’elle le peut, et elle n’ouvre pas la fenêtre pour ne pas gêner les bébés qui dorment. Elle va devoir faire ça tout le temps maintenant. Ne plus penser à elle, ne penser qu’à ses bébés et à leur bien être. Elle n’en est pas capable, elle n’en sera jamais capable. Elle a besoin de sa liberté, de son indépendance. Et elle sait qu’elle va tout perdre. Elle ne voit que le négatif, et elle ne ressent rien. Comment c’est possible de ne rien ressentir à ce point là quand Jill a pour habitude de toujours se laisser guider par ses émotions. Elle ne regarde pas Bailey, elle évite de tourner la tête vers ses bébés qui sont étonnement calme. Il faut qu’elle en profite. S’ils avaient hurlé dans la voiture elle n’aurait pas survécu au trajet.

Ils arrivent devant chez eux, et elle a déjà l’impression de ne plus reconnaître sa maison. Elle déteste ça. Elle sort de la voiture et reste quelques secondes devant la porte d’entrée encore ouverte. C’est sa nouvelle vie qui doit commencer maintenant, elle n’aura plus jamais le droit d’être comme avant. Elle entre et rejoint Bailey dans la cuisine. Il était en train de lui parler quand Bowie fait du bruit. Ca sera toujours comme ça maintenant, ils n’auront aucun moment ensemble, même plus le temps d’échanger quelques mots qui n’auront pas de rapport avec les enfants. Tout s’enchaine terriblement vite dans la tête de Jill, et c’est exactement ce qu’elle voulait éviter.

Elle est aussi expressive qu’un robot. Elle suit uniquement ce que lui dit Bailey sans réfléchir. Elle va dans la cuisine et Bowie commence à faire de plus en plus de bruit. “Pitié non.” Elle chuchote pour elle en secouant la tête. Elle panique, elle ne veut pas qu’ils pleurent. Elle fouille partout et elle se perd dans les sacs. Elle est vraiment incapable de préparer un biberon sans paniquer ? Elle n’est pas faite pour ça, et elle a vraiment l’impression qu’elle n’y arrivera jamais. Ils seraient peut-être mieux tous les trois, sans elle pour tout gâcher au milieu.

Le retour à la maison… Je l’ai souvent imaginé. Jamais, dans mes rêves, cela avait été aussi silencieux. Jill marche devant nous, elle avance sans se retourner, sans un mot. Je récupère les sièges des enfants, les portes jusqu’à la maison. Le passage de l’encadrement est comme une petite victoire. Nous voilà chez nous, avec nos bébés. Ils vont bien. Eux. Tout chez leur mère ne cesse de me faire douter. J’en oublie tout ce qui concerne ma propre personne tant je canalise sur Jill, sur Tracy et Bowie. Ils dorment les deux petits, on leur montrera la maison plus tard. Elle a besoin de repos ma femme quand je croise son regard vide d’expression. Je voudrais tout poser, m’approcher, la prendre dans mes bras, mais je n’ose pas. C’est comme marcher sur des œufs. Incapable de prédire sa prochaine réaction, je préfère lui laisser tout l’espace dont elle a besoin. Je me dis que ce n’est qu’un temps. Qu’elle a besoin de s’adapter. Chaque émotion négative est validée par une bonne raison. Elle déteste les hôpitaux, c’est pour cela qu’elle voulait tant rentrer à la maison. Elle n’a jamais eu à s’occuper d’un bébé, c’est pour cela qu’elle n’ose pas. L’accouchement a été difficile physiquement, elle doit me détester de l’avoir mis enceinte, c’est pour cela que je ne peux pas trop la toucher. Son corps traverse encore des changements, alors que son ventre forme encore un arrondis et que les bébés sont là, devant nous. C’est beaucoup de changement. Trop pour quelqu’un qui comme elle se bat contre la schizophrénie. C’est normal. Il faut du temps. Ça va passer.

Bowie se met à chouiner un peu et je tente de décrypter le message. Il a probablement faim. Je propose à Jill de lui préparer son biberon, mais Ginny a laissé les courses en vrac sur le comptoir et je vois la brunette fouiller les sacs avec frénésie. On n’a même pas demandé à l’hôpital. On est parti avec notre fierté, les deux incapables de faire un biberon. « Je sais même pas comment on fait. » Les biberons de Noah remontent à neuf ans et la plupart du temps, c’est Ginny qui lui préparait, je me contentais d’arriver comme un prince (comme le connard que j’ai pu être avec elle, parfois, à l’époque) pour le faire téter. Bowie commence à s’impatienter et je décide de le détacher. S’il pouvait éviter de réveiller sa sœur de suite. Je me souviens de ce que m’a dit l’infirmière, toujours une main derrière sa tête et le dos bien arrondis. Je prends le petit bonhomme contre moi et me dirige vers Jill. C’est seulement lorsqu’il semble sentir la présence de sa maman à mes côtés, qu’il se calme un peu, chouinant bien moins fort. Elle a trouvé la boîte de lait en poudre. De ma main libre, je cherche la bouteille d’eau. « Va falloir lire les instructions. » C’est combien de cuillères par litre d’eau déjà ? Ou alors c’est l’inverse ? Je ne me souviens vraiment de rien. Tout est écrit si petit sur la boîte en plus. « J’ai pas mes lunettes. » L’aveu de papi que je me serais bien passé de faire, mais qui reflète une stricte vérité, les caractères minuscules, c’est plus fait pour moi.

Elle tourne dans la cuisine, priant pour que Bowie s’arrête de chouiner et que Tracy ne se mette pas à hurler. Elle hurle bien trop fort la petite, bien trop longtemps à chaque fois. Et c’est trop dur à supporter pour Jill, elle n’y arrive pas depuis que les deux sont nés il y a quelques jours. Elle a l’impression que la grossesse, ces bons moments autour du piano, la peinture dans la chambre des jumeaux, tout ça était dans une autre vie. Une vie où tout allait bien pour elle, quand elle pensait que la naissance de ses enfants allait être le déclic, ce qui lui donnerait envie de se poser pour de bon. Elle avait envie d’aimer ces deux petits êtres plus que sa propre vie. Elle le voulait vraiment, et pourtant, elle n’y arrive pas. Elle n’ose presque pas les regarder, à peine les toucher. Bailey les prend facilement dans ses bras quand elle elle a peur de les casser ou de leur faire mal. Elle a déjà tout fait mal depuis le début de sa grossesse, elle ne peut pas les blesser maintenant aussi. Elle ne peut pas s’empêcher de se dire que Bailey fait un papa formidable, et qu’elle fait juste tâche dans le décor. Ils seraient bien mieux sans elle.

Elle doit faire un biberon. Elle en a fait quelques uns pendant qu’elle était à l’hôpital mais là elle panique beaucoup plus maintenant qu’il n’y a personne pour leur dire si c’est bien. Et si elle faisait encore une connerie ? Elle secoue la tête et laisse Bailey gérer le bébé. Tracy est encore calme alors elle fait comme si elle n’existait pas. Et elle fouille partout pour trouver tout ce dont ils ont besoin. “Si je suis sûre que tu sais.” Il veut juste essayer de montrer à Jill qu’elle n’est pas toute seule à être paumée. Alors qu’elle est seule à être paumée depuis le début. Il a pris Bowie dans ses bras et il se rapproche de Jill. Elle soupire et tourne la boîte de lait en poudre dans tous les sens. Elle lit et elle essaie de déchiffrer. “Vas les récupérer je veux pas faire n’importe quoi.” Lui il sera sûr de ce qu’il fait. “Je peux aller les chercher si tu me dis où elles sont.” La conversation est tellement sérieuse, tellement formelle. Comment les choses ont pu tant changer en seulement quelques jours ?

Faire le premier biberon seul.

C’était si simple à la maternité lorsque les infirmières étaient présente pour répondre à toutes nos questions, lorsqu’elles nous montraient les mêmes gestes en répétition. Il y avait quelqu’un pour nous rappeler que ce que l’on faisait n’était pas si terrible que cela. Leur présence était rassurante. Au moindre problème, elles étaient là, à porter de sonnette. Désormais, il n’y a que Jill et moi. Planter devant les sacs de course à observer les différentes boîtes de lait en poudre. Je fais confiance à Ginny, je sais qu’elle aura acheté exactement ce que l’on nous a conseillé à l’hôpital. Désormais, il s’agit de se débrouiller seul. Tels les parents que nous sommes devenus. Et si prendre mon fils dans mes bras, semble encore assez accessible, préparer son biberon se transforme en une montagne. « Si je suis sûre que tu sais. » « On nous aidait à l’hôpital, je faisais pas vraiment attention. » Elle avait dit combien de cuillères l’infirmière si gentille ? Je n’arrive plus à me rappeler. On doit faire attention à ça sinon ils ne pourront pas boire ou mal digérer le lait. Et bien sûr tout est écrit dans des caractères si petits que je ne vois absolument rien de là où je suis. « Vas les récupérer je veux pas faire n’importe quoi. » Comme si je savais où j’ai bien pu laisser mes lunettes lorsque l’on a quitté la maison avec précipitation et que je ne les porte pas tous les jours. « Je peux aller les chercher si tu me dis où elles sont. » Elle s’impatiente Jill et Bowie aussi. Je pose ma main sur le dos du petit et tente de le bercer un peu. « Juste regarde le nombre de cuillères qu’il faut. » Il ne faut pas que je m’impatient à mon tour sinon on court droit à la catastrophe. J’inspire un coup, continue de me balancer sur mes pieds pour tenter de bercer un petit bonhomme dont le ventre cri famine.

Elle trouve Jill, elle ouvre le biberon en plastique et pose tout sous mon nez. Je comprends que je vais devoir me débrouiller pour préparer le mélange même si à une main, c’est loin d’être pratique. « Tu le prends, le temps que je fasse chauffer. » Et déjà, je me tourne un peu vers elle, une main sous les fesses de Bowie, l’autre près de sa nuque.

Le bébé est dans les bras de Bailey, et Jill le regarde sûrement encore comme si c’était une expérience scientifique impossible à comprendre. Elle souffle, elle tourne dans tous les sens alors que Bailey reste vraiment calme. Il a Bowie contre son torse et Jill essaie de comprendre comment elle est censée faire ce fichu biberon. Ils auraient pas pu ramener une infirmière avec eux ? Elles étaient bien plus douées, bien plus calmes. Il essaie de faire comme s’il était aussi perdu que Jill pour ne pas la brusquer, elle est sûre que c’est ça. Il est parfait lui, il a su tout faire à la seconde où il s’est retrouvé avec les jumeaux dans les bras. Il est fait pour ça, et Jill ne se sent en aucun cas à sa place. Elle souffle et pose ses deux mains sur le comptoir avant de continuer à essayer de lire quelque chose sur les boîtes.

Elle propose d’aller récupérer les lunettes de Bailey pour qu’il s’en charge, elle soupire mais elle sort tout ce dont il va avoir besoin parce qu’il ne répond pas. Il l’agace, sans aucune raison. Alors elle se tait, elle sait qu’elle ne devrait pas réagir comme ça. Elle se contrôle, elle ne s’énervera pas, ça risquerait de réveiller Tracy et c’est bien la dernière chose qu’elle veut. “Je crois qu’il en faut une et demi.” C’est écrit noir sur blanc à côté de l’âge du bébé, mais elle arrive encore à douter. Il ne s’énerve pas lui non plus, mais elle sent que l’ambiance est tendue entre les deux parents. Il lui demande de prendre Bowie et elle panique. Elle ouvre de grands yeux inquiets et elle arrête de respirer. Faire le biberon ou porter Bowie ? Elle fait des allers-retour avec ses yeux entre ses deux options. “Il va pleurer si je le prends.” C’est ce qu’ils font depuis qu’ils sont sortis du ventre de leur mère. Ils ne supportent pas être dans ses bras, et c’est peut-être parce qu’elle panique de trop ou qu’elle ne sait pas y faire. Sûrement les deux options. “Je peux faire chauffer si tu me dis combien de temps ça met.” Ca aussi ça doit être écrit quelque part, mais elle doutera en le lisant. “Je sais pas…”

L’ambiance est électrique dans la maison. Jill semble être sur un fil tendu et le moindre de mes mots pourraient l’envoyer dans une crise. Heureusement, Tracy dort encore et Bowie est en train de se calmer contre moi. Il faut que je sois présent pour elle, il faut que je comprenne, que j’analyse ce qui est en train de se passer pour ma femme. Je vois bien qu’elle n’est pas elle-même et j’ai peur que les voix est déjà repris leur droit dans un coin de sa tête. Elle n’a pas voulu en parler avec le médecin, je crois qu’elle n’a pas repris son traitement depuis trois jours. Alors, je souffle, je tente de la guider même si je suis aussi novice qu’elle dans la partie. Il faut qu’elle soit mise à l’aise. Je crois que la constante présence des médecins et des infirmières l’hôpital ne l’ont pas réellement aidé à trouver sa place auprès des petits. On était trop entouré, les gens ne cessaient de venir nous voir, de nous poser des questions. Elle a besoin de son propre rythme Jill. Elle a surtout besoin de dormir dans son propre lit.

« Je crois qu’il en faut une et demi. » Et on progresse doucement. Biberon à la main, je la laisse glisser la quantité de poudre nécessaire. On remplit le tout d’eau et désormais, il faut faire chauffer. Je sens qu’elle voudrait que je prenne le relais, mais Bowie est contre moi et j’ai peur. Il est si petit, si fragile. Je n’ai pas envie de faire le malin à tout faire d’une seule main. Et si je le faisais tomber ? Et si sa petite nuque partait en arrière soudainement ? L’idée même me fait frissonner de la tête aux pieds. Je dois me concentrer sur lui ou sur le biberon, mais pas les deux à la fois. « Il va pleurer si je le prends. » Je vois ses yeux qui ne cesse de s’agrandir sous la panique « Je peux faire chauffer si tu me dis combien de temps ça met. » De nouveau, elle fouille sur la boîte en plastique. « Je sais pas… » Tout va trop vite pour elle. J’aurais aimé la voir porter notre fils, mais je comprends que c’est trop, je comprends qu’elle a peur. Elle s’essouffle pour un biberon et ce n’est pas ce qu’il faut. « C’est rien Jill. » Je pose lentement ma main sur son bras, sourire aux lèvres. « Prends le biberon. » que je lui indique en douceur avant de nous tourner pour faire face au comptoir de la cuisine où se tient le chauffe-biberon que l’on avait acheter lors d’une de nos rares virés shopping pour préparer l'arrivée des enfants. « C’est là-dedans et je crois que les minutes sont déjà programmées. » On cherche un peu et on finit par trouver. Cinq minutes et le biberon de monsieur sera chaud. Il ne dit rien Bowie, sa petite tête posée dans le creux de mon cou, il attend sagement. Mes lèvres viennent se poser sur son petit front. « T’es sage toi. » que je murmure alors que mon regard se lève vers Jill qui nous observe de loin. « Viens… » que j’ose à peine lui demander tendant ma main vers elle. Je donnerais tout pour l’avoir contre moi, elle aussi.

Elle est perdue dans sa propre cuisine, dans cette maison qui est devenue la sienne depuis quelques mois déjà. Elle n'a pas l'impression d'être chez elle, elle soupire et cherche tout ce dont ils ont besoin dans les sacs et les placards. Ils ont acheté quelques trucs, mais pas tout. Ils sont arrivés trop vite les jumeaux, trop tôt, et elle continue de s'en vouloir pour tout ça. Ca ne sort pas de sa tête, ça tourne et ça ne s'arrête plus. Elle lutte pour ne pas rechuter après seulement 2 jours. Elle a arrêté son traitement, et personne ne le sait. Ses médicaments ont été jeté dans une poubelle ou dans les toilettes. Elle n'ira pas voir les psychologues, elle ne veut plus avoir à faire à un médecin. Elle a besoin d'air, et de se changer les idées. Elle a besoin de s'éloigner d'absolument tout.  


Elle ne peut pas prendre Bowie. Il n'y a personne pour la surveiller, personne pour lui montrer comment faire et lui dire quand elle fait une erreur. Et elle en fait des tas des erreurs. Bailey s'en sort bien mieux, comme si tout était inné pour lui contrairement à elle. Elle déteste cette sensation, elle déteste ce manque de confiance en elle et en ses capacités. Elle déteste cette nouvelle vie et ces nouvelles habitudes qu'elle doit trouver. Et elle ne peut pas retourner à sa vie d'avant, elle ne peut pas tout abandonner après seulement quelques jours d'essai. Elle n'a pas le droit de faire subir ça à sa famille. Alors elle lutte, et elle croise les doigts pour que les bébés ne pleurent pas à peine arrivés. Elle fait chauffer le biberon et elle les regarde de loin alors que Bailey parle au bébé. Comme il me faisait quand ils étaient encore dans le ventre de Jill. Il lui demande de venir et elle attrape lentement sa main. Le contact est bien moins agréable que d'habitude mais elle se rapproche. Il a besoin d'être rassuré, mais Jill ne peut rien lui donner pour qu'il arrête de s'inquiéter, bien au contraire. 

  

Le biberon est en train de chauffer, Bowie s'est calmé, Tracy dort encore. La situation est contrôlée.

Pour un temps seulement. Au moins, Jill peu souffler un peu. Tout dans son langage corporel me fait comprendre que quelque chose la tracasse. Je donnerais beaucoup pour avoir accès au quart de ses pensées. Elle que je connais depuis dix ans, mais qui me semble soudainement si fermer. Encore une fois, je mets cela sur le compte de la fatigue. La journée vient tout juste de démarrer, c’est beaucoup d’émotions une fois encore, de ramener les petits à la maison. Ce n’est que cela, j’en reste persuader. Trop de changements, trop soudainement.

Je voudrais juste avoir un contact. Juste l’avoir près de nous, un peu. Ne pas la sentir me glisser entre les doigts, pas aussi vite, pas maintenant alors que tout devrait aller bien. Sa main vient trouver la mienne et je soupire de soulagement. Ce n’est pas grand-chose, un petit contact, mais c’est ce dont j’avais besoin à cet instant. Je lui lance un sourire alors qu’elle s’approche doucement de nous. La maison est plongée dans le silence, tout mon monde tourne autour d’eux. Bowie baille, tourne la tête vers sa mère et ouvre ses petits yeux. Il ne regarde qu’elle et mon cœur explose. C’est ça alors l’amour qu’on ressent pour ses enfants, sans jamais pouvoir l’expliquer. Un sourire se dessine sur mes lèvres alors que je croise le regard de Jill. « Je trouve qu’il te ressemble. » que je dis doucement. Ils ont trois jours, les jumeaux, c’est encore difficile de deviner leur trait, mais ce petit nez là… Cela me fait penser à elle. Jill que j’attire un peu plus contre moi. Mes lèvres qui viennent se poser sur son front alors que je la sens si tendue. « Tu veux aller prendre une douche et essayer de te reposer un peu ? » Elle a besoin de repos, je le sens. L’idée de me retrouver seul avec les deux m’effraie un peu surtout si Tracy se réveille alors que je donne le biberon à son frère, mais ce n'est pas le moment de penser à moi.

Le biberon chauffe et les minutes sont longues. Silencieuses, mais terriblement longues. Elle regarde plus souvent le biberon que son fils ou son mari, elle ne trouve pas sa place entre les deux. Entre les trois. Tracy est encore endormie et c’est étonnant. Depuis qu’ils sont nés les jumeaux ont tendance à vivre sur le même rythme, même si Tracy est bien plus bruyante que son frère. Mais là, ils sont tous les deux silencieux même si Bowie est réveillé. Il n’ouvre pas les yeux, mais il bouge contre Bailey. Il a faim et les deux parents sont beaucoup trop longs à préparer un seul biberon. C’est épuisant, rien que ça. Elle ne sait pas comment elle va survivre des mois, des années encore. Elle continue de se concentrer sur le biberon et évite au maximum le contact physique ou visuel avec Bailey et ses bébés. Elle n’est pas prête pour ça, elle a encore besoin de temps.

Elle fait un effort, un vrai quand Bailey lui tend la main pour qu’elle se rapproche. Elle soupire mais elle l’attrape, elle n’aime pas ces picotements que ça lui procure. Elle a envie de grimacer mais elle se retient. Il a besoin qu’elle soit un peu plus présente, mais il a peur et elle le voit dans ses yeux. Il a raison d’avoir peur, elle aussi elle est terrifiée, elle ne sait pas de quoi demain sera fait, mais, pour le moment, elle n’arrive pas à voir le bout du tunnel. Elle commence à suffoquer dans cette vie là, comme si ce n’était pas vraiment la sienne. Et ça devrait lui briser le coeur de penser une chose pareil, ça devrait la détruire de l’intérieur si elle ne l’était pas déjà. Elle tourne ses yeux vers le petit être qui a tourné ses yeux vers elle. Elle le fixe un moment, et elle écoute Bailey. Elle fronce les sourcils. Elle ne trouve pas qu’elle ressemble à ce bébé. Comment elle doit prendre cette remarque ? Elle ne sait même pas si ça peut être considéré comme un compliment. Elle souffle fort, mais elle ne dit rien. Elle reste juste plantée là à fixer les yeux de son bébé. “Oui je crois.” Elle se recule “Je vais en haut.” Et, encore une fois, elle le laisse seul avec les jumeaux. Elle l’a déjà dit, ils sont bien mieux sans elle dans les parages.

Elle m’échappe Jill. Un peu plus à chaque seconde que l’on passe dans cette cuisine l’un à côté de l’autre. Je redoute le moindre de mes mots, trop effrayés à l’idée de dire ce qui fera tout basculer du mauvais côté. J’essaye de lui tendre la main, au sens propre comme au figuré, alors qu’elle ne cesse de nous observer du coin de l’œil. Elle s’approche, mais c’est encore si distant, comme si un fossé tout entier était en train de se creuser sous mes yeux. Je lui trouverais mille et une excuse quand en réalité, je ne sais plus vraiment ce qu’il faut faire. Bowie observe sa maman de ses deux prunelles bleues, sans bouger, sans pleurer. Il la regarde. Un échange de regard qui devrait en dire long, mais qui provoque chez Jill un langage non-verbal que je me sens incapable d’interpréter. Je voulais ouvrir la conversation voilà qu’elle souffle comme lorsque l’on vient de se disputer et que je tente, toujours si maladroitement, de recoller les morceaux. Je la gonfle. Tout simplement. La réalisation me brise le cœur et à la minute où je lui offre un échappatoire elle s’en va. Je la regarde monter les escaliers, chaque marchant laissant mon cœur se faire piétiner un peu plus. Quelque chose ne va pas…

J’ai le temps de donner le quart du biberon à Bowie que Tracy commence à s’agiter. Elle est bien moins discrète que son frère et clairement à trois jours de vie elle sait se faire entendre. Et soudainement, c’est la panique. Je peux pas laisser Bowie sans qu’il ait fini son repas. Je ne peux pas laisser Tracy hurler à plein poumon. D’une main, je nourris mon fils et pencher dans une position qui me coûtera mon dos, je tente de balancer le transat de Tracy pour l’apaiser. Ce n’est en rien efficace et elle ne cessera de pleurer qu’une dizaine de minutes plus tard, dans le creux de mes bras, la tétine du biberon à la bouche. Elle a forcément entendu Jill. Tracy pleurait, Bowie aussi. J’ai fait tomber la bouteille d’eau encore à moitié pleine et lâcher une bonne dizaine de jurons. Elle nous a forcément entendues. Pourtant, jamais elle n’est descendue.

Il m’a fallu un peu de temps pour retrouver le calme. Tracy a légèrement régurgité sur mon tee-shirt alors que je réalisais, en panique, que le seul berceau que nous avions pour eux, est à l’étage. Retour dans les sièges autos et transport de ma petite tribu dans leur chambre à peine terminée. Le changement de couche me prend quinze minutes, minimum, par bébé tant j’ai peur de leur faire mal en les manipulant. Désormais, ils dorment, ensemble dans leur berceau. Et je soupire de soulagement.

J’hésite un moment avant de finir par frapper doucement à la porte de ma propre chambre. Jill est allongée sur le lit, elle ne dort pas, je le vois d’ici. « Hey… » J’hésite, avance à peine plus loin dans la chambre. « Ils dorment. » Synonyme de quelques heures de répit pour nous. « Jill… » Je me mords la lèvre, effrayer par ce que je vais finir par lui demander. « Qu’est-ce qui se passe ? »

Elle a essayé, elle a tenté de faire un biberon mais elle n'a pas osé prendre le petit dans ses bras. Elle n'a pas pu. Elle a peur et elle n'en ressent pas le besoin. Elle doit les blesser ses bébés, Bailey aussi ne doit pas savoir comment réagir et quoi faire pour que Jill arrive à ressentir quelque chose. Il ne sait pas ce qu’il se passe dans sa tête, et il vaut mieux qu’il ne sache pas. Il serait bien plus brisé que ce qu’il n’est déjà. Elle ne veut pas lui briser le coeur, c’est pour ça qu’elle essaye. Qu’elle aussi elle se trouve 1000 excuses avant de se dire que ça ira mieux plus tard. Elle essaie de se convaincre, même si elle n’y croit pas une seconde. Elle remet en question toutes ses décisions. Si elle était entrée dans cet hôpital avant que Bailey ne sache qu’elle était enceinte, tout aurait été différent. Et elle s’en veut de penser des choses pareilles alors qu’elle fixe le plafond de sa chambre. Elle aurait aimé dormir, mais elle entend tout ce qu’il se passe en bas. Tracy qui se met à hurler, Bowie qui fait pareil et Bailey qui jure alors qu’il doit paniquer dans la cuisine, et Jill ne bouge pas. Elle reste figée dans leur lit, en attendant que la tempête passe et qu’ils arrêtent tous de faire du bruit.

Elle entend Bailey monter les escaliers avant d’aller coucher les deux enfants. Il les laisse dans leur chambre pour le moment, mais elle le sait Jill que ce serait bien plus pratique de les garder avec eux. Elle le voudrait si elle était capable de s’en occuper correctement, ce qui n’est pas le cas. Comment va se passer la première nuit ? Est ce qu’elle va se mettre à hurler encore plus fort qu’eux parce qu’elle ne supporte pas leurs cris ? Elle réfléchit et elle fait tout sauf dormir quand Bailey frappe à la porte. Elle tente un maigre sourire mais continue à fixer le plafond. “Combien de temps avant qu’ils ne recommencent à pleurer ?” Elle continue de regarder dans le vide, en espérant qu’ils resteront endormis le plus longtemps possible. Elle n’aime pas son ton, elle sait qu’il va poser des questions qu’il ne devrait pas poser. Il ne veut pas entendre les réponses, et Jill a encore du mal à les accepter. Elle ferme les yeux. “Rien je suis fatiguée.” Elle a bon dos la fatigue. “Les médecins ont dit que c’était à cause des hormones que j’étais déprimée.” Bon petit robot qui répète les mots exactes qu’elle a entendu des dizaines de fois en quelques jours.

J’aurais aimé la voir descendre les escaliers, encore trempés de sa douche, enrouler dans une serviette probablement, mais à me demander si tout va bien. J’aurais aimé l’entendre crier mon prénom pour au moins me demander si j’avais besoin d’aide. Mais rien… Elle est restée en haut tout le temps où j’ai galéré comme jamais pour m’assurer que nos deux nourrissons étaient nourris correctement. Le médecin avait parlé de la fatigue. Je crois qu’on l’est tous… Fatigué. Les petits parce que venir au monde semble être bien moins indolore et paisible qu’on l’imagine pour eux. Nous parce que les heures de sommeils se comptent sur les doigts d’une seule main. Alors, lorsque je réussis à les rendormir, dans leur chambre, dans leur berceau, je compte cela comme une petite victoire personnelle. Tout n’est pas une catastrophe.

Elle est allongée dans notre lit Jill lorsque je finis par la rejoindre sur la pointe des pieds. Elle est agacée aussi. « Combien de temps avant qu’ils ne recommencent à pleurer ? » Ce n’est pas la première question qu’elle aurait dû me poser. Ce n’est pas celle que j’avais imaginée en tout cas. Rien de tout ce qui est en train de se passer dans cette maison était comme je l’avais imaginé, il y a encore quelques jours. « Quelques heures, ils ont bien mangé. » J’avance a pas feutré dans la chambre, finie par aller m’asseoir au pied du lit, de mon côté. J’ose à peine la regarder, lorsque je lui adresse de nouveau la parole. « Rien je suis fatiguée. Les médecins ont dit que c’était à cause des hormones que j’étais déprimée. » Je hoche la tête avant de me laisser tomber sur le matelas. La fatigue. Ce n’est que de la fatigue Bailey. « Essaye de dormir un peu… » Je me redresse et viens m’allonger un peu mieux à ses côtés. Mon bras frôle le sien sans réellement oser la toucher. Je voudrais lui parler, mais rien ne vient. Je reste planter là, à observer le plafond. Je sais que je ne dormirais pas, on a pas de babyphone, encore un oubli de notre part, et je m’en voudrais de ne pas entendre les enfants qui nous appellent. « Je… » Je voudrais lui dire que je l’aime, que je suis fier d’elle, mais son silence m’en empêche. Il continue le silence jusqu’à ce que j’articule difficilement : « Tu as faim ? » je me contente de la question la plus idiote qui soit, à défaut de pouvoir articuler le reste. « Je peux nous commander quelque chose. » Nous offrir un moment à deux, peut être juste un peu.