Le monde des petits gens est aussi amusant qu’il doit être ennuyant. Même le dîner du capitaine me semble être d’un ennui profond: nous valons bien mieux que cela ; et de toute façon, répondre à une requête générale demandant à ce que je me rende au lieu convenu, ce n’est pas mon genre. Cela n’a été qu’une raison de plus pour rester auprès de Vivian, mon homme de main envoyé écouter ledit discours, comme s’il pouvait réellement en ressortir quoi que ce soit d’intéressant. Pour l’heure, cela ne m’effleure même pas l’esprit: de ma propre cabine j’ai préféré aller investir celle de Madame Coverdale. Les réservations devaient se faire à nos noms respectifs, chacun la nôtre, tout ça parce que nous avons tous deux eu l’idée de marier une personne pour enfin contenter l’appétit vorace de nos propres parents attendant leur progéniture. Les miens peuvent encore courir, la vie de mari infidèle étant encore bien trop passionnante à mon goût.

“C’est moi.” Je souffle dans l'entrebâillement de la porte après avoir toqué doucement contre cette dernière. Ma femme est partie assister au discours alors nous avons peu de temps devant nous. Tout de même, je n’aurais pas su passer à côté de l’opportunité, en témoignent mes lèvres fondant rapidement sur les siennes lorsque la porte s’ouvre enfin, uniquement pour que les baisers dérivent contre sa nuque dévoilée juste ensuite. “Tu as entendu toutes ces rumeurs ? Il paraîtrait que le bateau est maudit.” Je m’en amuse et m’en moque, bien sûr, sans aucune surprise de la part de personne. “Si tel est le cas, je te le dis de suite: je vais faire passer ma femme par dessus bord.” Et cette fois-ci, je ne rigole qu’à moitié. Personne ne soupçonnerait des morts sur un bateau hanté, pas vrai ? Cela ne ferait couler qu’un peu plus d’encre encore dans les journaux, chose que beaucoup sauraient apprécier. Et puis, avouons le, la perspective d’être débarrassé d’eux pour pouvoir profiter un peu plus longuement d’elle n’a rien de négatif à mes yeux, bien au contraire. "Elle se liera peut-être d'amitié avec ton mari parmi les macchabées." Allez, c'est drôle. On sait tous qu'il est mort, son mari pseudo-disparu.

“T'en as mis du temps.” - “Cesse de te plaindre.” Que je la reprends, non sans continuer de l’embrasser avec un certain sourire. Cela fait partie de son caractère, tout comme des propos similaires feraient indubitablement partie du mien aussi. Le temps que j’ai mis à la rejoindre ne compte pas, surtout alors que je suis à ses côtés désormais et que je ne compte pas changer les choses. Et puis, le début d’un débat du genre me donne l’opportunité d’aborder le sujet des murmures qui courent au sein de la Narelle: une malédiction serait sur nous. “Maudit? Où est-ce que tu as été cherché ça?” Oh, moi, nulle part. Je n’ai fait qu’écouter les brouhahas alentour, comme à mon habitude. “C’est sur les lèvres de tout le monde, si tu sortais un peu de ta cabine tu le saurais.” Mais les choses sont un peu différentes pour elle, je le sais, et cela me suffit pour ne pas m’attarder sur des reproches à son égard. De toute façon, nous savons déjà tous deux que tout ceci n’est qu’un ramassis de mensonges. Les malédictions n’existent pas, bon sang.

Ses doigts tracent des lignes invisibles contre ma mâchoire depuis que j’ai esquissé un pas en arrière, ne serait-ce pour pouvoir l’observer dans les yeux, mes mains posées contre ses hanches. “Tu es sérieux?” En guise de seule réponse, je souris. Bien sûr que je le suis. Ai-je l’habitude de faire les choses à moitié ? Non, bien sûr que non. C’est avec elle que je veux être, et c’est sûrement le meilleur moyen d’y parvenir. Simplement, proprement. "Tu sais très bien que Finnley n'est pas mort. C'est moi qui suis censée l'être... À moins qu'il soit mort de chagrin depuis?" Cette idée me fait rire à mon tour, nos éclats étant pourtant les seuls qui semblent exister à bord du Narelle. Qu’à cela ne tienne. “Mort de chagrin, quel romantique.” J’avance à nouveau avec ironie. “Une fois ma femme morte, je t’épouserai, et il sera le cadet de nos soucis.” Ses bras sur mes épaules, j’avance ces mots avec plus de certitude que jamais. Disparaître est la meilleure idée qu’elle ait eu, et une fois qu’on aura payé assez cher une personne ou une autre pour annoncer sa mort, plus personne ne la cherchera. Je serai marié à une femme sous un autre nom, celui qu’elle aura choisi. “Qui sait, peut-être que tu auras été englouti par le terrible Bunyip ?” Je m’amuse un peu plus encore. Qu’ils sont sots, ceux qui y croient.

“Idiot.” Certes. Mais rien de nouveau là-dedans, n’est-ce pas ?

Plus que de se moquer de ma personne, je préfère encore qu’on occupe notre temps passé ensemble à se moquer de son idiot de mari, celui dont elle pleure la mort à grands coups de larmes de crocodiles qui suffisent pourtant au reste du monde. Moi, je vois bien qu’elle n’en pense pas une seule, mais tant que les autres continuent de n’y voir que du feu, alors c’est tout ce qui importe. “C'est une idée très séduisante. T'épouser, je veux dire. Je n'attends que ça.” Et comme pour lui assurer une fois de plus que j’en pense autant, je retrouve brièvement ses lèvres dans un baiser pourtant passionné. Dès que ma femme passe l’arme à gauche, Vivian pourra officiellement être à mes côtés. Un simple détail. “Je vais finir par devenir folle à force d'attendre...” Ma main glisse contre sa joue, tendrement. “Sois patiente. Ça en vaut la peine.” Un accident est vite arrivé, qui plus est, alors peut-être que le moment pourrait arriver plus vite que prévu.

Dans un sourire, dans une nouvelle idée, je finis par lui proposer de mourir dévorée par un Bunyip: si tel était le cas, personne ne la chercherait plus, et nous pourrions avoir la vie que nous voulons, ensemble. “Ce serait une incroyable coïncidence s'il te dévorait, toi aussi... Disparaître, happé par le terrifiant bunyip sans laisser aucune trace...” Mes mains trouvent leur ancrage près de ses hanches, la faisant reculer de quelques pas pour qu’elle trouve une place bien plus confortable sur le lit de sa cabine. Même morte, elle y a tout de même le droit. “Tu voudrais t’appeller comment ?” Dans cette nouvelle vie après notre mort, dans cette existence que nous avons le droit de vivre uniquement parce que nous en rêvons, parce que le monde est à nos pieds, parce que nous pouvons tout acheter avec notre argent. La question passe au second plan lorsqu’elle se défait de son haut et que je couvre à la place sa peau de mes baisers, uniquement pour mieux me figer lorsqu’un cri strident semble nous parvenir. Alors, mon visage se relève face au sien, incrédule. “C'était quoi?” - “On a dû frapper une vague.” J’y connais rien, en règles maritimes, mais une vague doit sûrement faire une bruit atypique. De toute façon, c’est la seule solution que j’y vois, la seule que je puisse accepter aussi. “Ou peut-être que c’est le signe de nous dépêcher avant que les Bunyip nous mordent tout crus.” Je me moque, bien sûr. Qui pourrait croire à de telles sottises ? Absolument pas moi, en témoigne le fait que je m’occupe uniquement de retirer mon pantalon plutôt que de donner la moindre importance supplémentaire à ce cri sûrement inventé.

“Tu voudrais t’appeler comment ?” - “Qu’est-ce que tu penses d’Arthur ?” Ça sonne aristocrate, ça sonne bien. C’est bien, Arthur. A des années lumières d’Auden. “Ariana, Grace, Phoebe, Lauren... Je n'ai pas encore décidé.” - “Choisis Lauren.” C’est le prénom que j’ai envie de murmurer contre sa peau quand je l’embrasserai, encore et encore, puisque plus rien ne nous empêchera de le faire. “Et pour le nom de famille, celui que toi, tu auras choisi, sera parfait.” - “On avisera le moment venu.” Pour l’heure, j’estime que nous avons des sujets bien plus urgents à traiter, comme celui de savoir quelles sont exactement toutes les parties de son corps que je vais embrasser, et dans quel ordre. Vivian, répondant encore à ce prénom pour l’heure, semble lire dans mes pensées lorsqu’elle retire le haut de ses vêtements, chose qui est bien sûr loin de me déplaire.

Le rythme de mes baisers ne se ralentit pas lorsque le bruit se faire entendre, lequel j’associe aussitôt à des vagues venant mourir contre la coque du bateau - quoi d’autre ? Une fois encore, j’ai de biens meilleurs sujets à traiter, comme celui qui implique que je me retrouve dans le lit à ses côtés, éternellement occupé à l’embrasser. Ce n’est qu’un avant-goût de notre liberté. “Dans ce cas, ne traînons pas. Bunyip ou pas, j'ai besoin de toi.” Mots que je ne peux que comprendre à mon tour, puisqu’ils sont parfaitement partagés, en témoignent mes mains trouvant allègrement leur chemin contre sa peau, à la recherche de son éternel contact. Finalement, je m’immobilise totalement lorsque l’ampoule cesse soudainement de fonctionner, et quand bien même l’idée d’une intimité partagée dans le noir total ne soit pas pour ralentir ou m’empêcher d’aller au bout des choses, je n’ai aucun mal à deviner que cela a à voir avec la vague que nous avons percuté. “Rhabille toi.” Je commande, bien malgré moi, non sans embrasser son cou une ultime fois. “Ce n’est que le début des problèmes.” Maintenant, je ne peux plus nier les choses autant que je le voudrais, alors que je cherche mon pantalon dans la pénombre. De l’autre côté de la porte, l’obscurité m’informe que c’est bel et bien le bateau tout entier qui se retrouve plongé dans le noir.

Ainsi, quand bien même j’ouvre la porte avec précaution, je n’aurais jamais pu prédire la présence d’un de ces monstres dans le couloir, ce dernier n’attendant pas une seule seconde avant de foncer à ma rencontre, toute gueule ouverte et crocs découvert, dans le seul et unique but de m’emporter avec lui et de faire de ma personne son prochain repas, ambition que je n’ai pas le temps de comprendre tant tout se passe trop vite. Déjà, ses crocs lacèrent ma chair et la transpercent, comme s’il ne s’agissait de rien. Désormais, le cri est largement reconnaissable: il est le mien ; un véritable cri de douleur, qui n’empêchera pourtant pas ma mort d’arriver bien plus tôt que je n’aurais jamais pu le croire.