J’ai besoin de sortir. Je le sais. J’ai besoin de voir autre chose que mes crayons, mes pinceaux et mon fils. Je suis têtu, mais pas au point de refuser cette réalisation. Trop de choses occupent de mes pensées et aucune n’est véritablement joyeuse, ou source de quoi que ce soit de positif. Pour ces raisons, j’ai répondu positivement à la proposition de Vivian, sans réellement savoir si c’est la meilleure réponse que j’aurais pu donner. Je ne sais pas si je suis capable d’être une bonne compagnie mais, égoïstement, je sais au moins que je ne suis pas bon à rester seul avec mes pensées. Et si cela peut ne rien apporter de positif à Vivian, il n’en est pas de même pour moi, comme le démontre le sourire simple mais au moins existant que je souligne lorsque la porte s’ouvre sous mes yeux. Je note sa tenue avec curiosité, n’ayant pas pensé à faire le moindre effort pour ma part. En réalité, je suis surtout saisi par l’odeur de nourriture qui émane de sa maison, ne laissant aucun doute face au nombre d’épices utilisées. Cela n’a rien de mes habitudes mais je suis curieux d’un rien sur tous les sujets. « Je commençais à croire que tu viendrais pas. » Elle me salue d’un baiser contre la joue, je pose simplement ma main contre son dos pour renvoyer le même message. Déjà, j’étire un sourire amusé. “Je te manquais tant que ça ?” Ma voix est suffisante, comme toujours, mais j’imagine qu’elle est aujourd’hui habituée à ce genre de spectacle.

Je me défais de ma veste sans plus de politesse et jette un regard aux alentours, éternellement curieux de découvrir la façon dont quiconque a aménagé et décoré son chez lui tant cela dévoile un nombre improbable d’informations. Pour Vivian, je comprends plus que jamais la fierté de ses origines, sentiment largement aidé par les effluves de la cuisine. « J’espère que ton exigeant palais supporte tout ce qui est épicé? Parce que ça l’est. Vraiment. » Je souris, sans en être fier pour autant. “T’as peut-être la recette secrète pour me faire pleurer.” Ce qui n’est évidemment pas un état d’âme auquel je me laisse aller souvent, et encore moins face à un public. Les épices font partie de ma culture, mais elles représentent une goutte d’eau dans un océan face à ce qu’il est coutume d’ajouter dans le moindre plat indien. “Je suis sûr que c’est très bon, même si je sentirai plus rien après la première bouchée.” A cause des épices, donc. Je ne sais pas donner un compliment sans le reprendre juste ensuite, mais elle commence à me connaître assez pour savoir qu’il est déjà assez rare que je donne un compliment. Que je le reprenne n’est pas réellement le plus important dans toute cette histoire. “Tu cuisines souvent ?” Je demande avec curiosité, réalisant par la même occasion que beaucoup de choses m’échappent à son sujet, sans doute parce que jusqu’à maintenant je n’ai jamais ressenti le besoin d’éclairer les zones d’ombre.

Mes paumes se posent contre le plan de travail et mes doigts s’enroulent en dessous de ce dernier pour que je puisse y appuyer mon bas dos et faire face à la brune, encore occupée à jouer la parfaite hôtesse. « Qu’est-ce que tu veux boire? J’ai à peu près tout ce qui pourrait te faire envie. » Le sujet est d’autant plus délicat suite à la dernière dispute en date avec James, au sujet de sa propension à boire beaucoup trop et beaucoup trop souvent. “Un soda. Peu importe, ce que tu as.” Un putain de jus de fruit ferait même l’affaire et je ne cache pas un seul instant me moquer de ce qu’elle pourrait me trouver à boire. Un verre d’eau serait tout aussi bien. "T'as l'air de vouloir faire payer à cette poêle une mauvaise journée." J'ajoute en commentant la vitesse et la force de ses gestes, lesquels ne sont sûrement pas nécessaires pour confectionner ce repas. C'est une porte que j'ouvre, si elle le désire.

Les épices me prennent au nez et même tout l’ego dont je suis composé n’arrive pas à mimer le contraire, raison pour laquelle je ne me prétends pas être insensible à ces dernières, déjà bien au fait que le pot aux roses sera découvert lorsque je mangerai ce que Vivian a préparé. “J'ai vraiment hâte de voir ça. Pire, j'ai même envie de rajouter du piment pour être sûre de réussir cet exploit.” Evidemment qu’elle en a envie. Je souris simplement, tout en me promettant pourtant de ne pas lui faire l’honneur de verser une larme, parce que ce serait bien trop simple. Au lieu de me préoccuper de ça, je préfère lui demander si cuisiner est dans ses habitudes, ce qui se résume sans nul doute à une tentative maladroite d’en apprendre un peu plus à son sujet, en dehors des barrières de son travail ou du moins. Non que me contenter de parler travail m’ait un jour dérangé, mais cela devient le cas alors que je ne peins plus vraiment, aujourd’hui. “Les mères cuisinent toujours pour un régiment.” Je commente à mon tour en souriant, bien que ma famille puisse se comparer à un régiment, ne serait-ce que par la taille de la fratrie et celle rapidement exponentielle des cousins et autres amis de la famille. Ainsi vont les choses, en Italie.

Vivian opte pour un verre de vin, je reste égal à moi-même en me contentant d’un soda. En réalité, je ne reste silencieux qu’une seule seconde alors que j’utilise la seconde pour poser une nouvelle question à la jeune femme, bien conscient qu’elle ne se trouve pas dans son état normal en cet instant. Je ne suis pas observateur, mais ce fait ne saurait être nié. "J'ai encore eu la preuve cette semaine qu'une femme est généralement moins prise au sérieux qu'un homme." Elle souffle longuement mais je reste silencieux et impassible, anticipant déjà qu’elle risque d’aimer encore moins que moi ce que j’ai à dire sur le sujet. Non que je m’apprête à aligner mes pensées dans le sens de cette injustice, mais je doute qu’il en s’agisse bel et bien d’une. "Ça me rend vraiment dingue, ce genre de truc." - “Qu’est-ce qu’il s’est passé exactement ?” Je demande, mon index tournant autour du verre dans un sens puis dans l’autre, mon regard attendant dans le sien la suite des explications pour que je puisse savoir où positionner mon avis sur toute la situation. Alors elle explique et moi, je retrouve un silence de circonstance, lequel fait de son mieux pour ne pas se parer d’une grimace. J’ai confiance en la véracité du récit de Vivian, c’est un fait, mais le jugement qu’elle y ajoute ne peut pas être objectif dans sa définition même. Il l’est encore moins alors qu’il est question de sa propre personne. Elle y voit une suite logique et injuste d’événements, je n’y vois qu’un nouveau concours à la con où la valeur de chacun est donnée sans la moindre once d’objectivité. “Pourquoi est-ce que tu penses qu’il a gagné pour ça ?” S’il avait couché avec un membre du jury, j’aurais au moins pu comprendre, mais s’il a gardé sa braguette fermée alors je ne vois pas le rapport ; et on dira sans doute de moi que tel est le cas parce que je suis justement un homme qui ne peut pas comprendre. Qu’on le dise, ça me fera une belle jambe. “Je peux voir ton projet ?” L’architecture n’est pas mon domaine mais elle rencontre l’art jusqu’à un certain point, et je peux au moins me faire un avis sur la situation. Je veux démêler le vrai du faux par moi-même, n’en ayant pas grand chose à faire des états d’âme de certains.

Je ne pense rien de spécifique quant à son discours. Je pense que mon avis est biaisé à cause de mon propre sexe, tout comme je pense qu’il en est de même de son côté à cause du sien. Personne n’est mieux placé pour en parler, quand bien même elle est la seule de nous deux à avoir personnellement vécu la situation. “Son projet était vraiment bon, presque aussi bon que le mien. Depuis le début, c'était entre lui et moi. Il a pas gagné juste pour ça, bien sûr. Mais c'est ce qui a fait la différence.” Avec d’autres mots, elle me répète la situation et tente de me la dessiner sous un angle nouveau. Il est un homme, mais il est au moins un homme qui ne s’en sortait pas si mal, et peut-être qu’elle a décidé de minimiser son talent pour mettre en exergue le sien à la place. Je ne la juge pas: j’aurais moi aussi été vexée de perdre un tel concours, où les gagnants se trouvent sur un podium et où le classement final est purement factuel. Elle n’est pas première, et maintenant tout le monde le sait.

Piqué par la curiosité, je ne passe pas par d’éternels détours avant de demander à Vivian de me montrer son projet. Je ne sais pas me satisfaire de paroles rapportées et j’ai besoin de voir de mes propres yeux, même si je dois admettre être loin de m’y connaître en architecture à la hauteur de ce que je pourrais souhaiter. Je peux au moins juger l’aspect esthétique avec mon regard ; et juger tout court, comme tout un chacun. “Il était parfaitement adapté pour la conférence, pour décrocher ce fameux contrat, que je n'ai pas eu. J'aurais probablement des modifications à faire pour le présenter ailleurs.” J’écoute et j’observe, étrangement silencieux alors que mon regard se porte sur les différents plans que je tente autant que possible de visualiser dans mon esprit. Les schémas sur papier ne m’ont jamais intéressés, eux ou n’importe quelle forme encore trop abstraite à mes yeux. Pour Vivian, je fais pourtant des efforts sans même me plaindre, et c’est sans doute aussi parce que je suis le premier à avoir demandé à ce qu’elle me montre son travail. “Tu es bien silencieux, d'un coup.” - « C’est ingénieux. »” Je commente donc, poussé par sa remarque. Je le pense depuis que j’ai posé le regard sur ses plans, mais je me suis surtout laissé prendre par mes pensées sans voir le temps s’écouler. Ainsi, je remonte enfin mon regard en sa direction. « Tu ne peux pas vendre le projet à quelqu’un d’autre ? » A une autre ville, peu importe. Qui sait, cela pourrait peut-être même lui donner l’occasion de voyager si elle parvient à aligner ses pions pour s’emparer de la victoire. Le projet manqué n’est qu’une goutte dans l’océan. « C’est pas une finalité, ce résultat. » Elle n’a pas gagné ce concours-ci et elle n’a pas remporté le prix qu’elle convoitait, ce qui est regrettable sans pour autant être une fin en soit. Elle a assez de ressources pour rebondir, elle a simplement besoin de se le voir rappelé, sans doute. « Mais je parle toujours mieux d’art le ventre plein. » J’annonce en relevant enfin mon regard du projet pour rencontrer brièvement le sien, bien décidé à aller de l’avant de toutes les façons possibles. « J’espère te donner des nouvelles rapidement, pour la maison. » J’espère que tout saura s’améliorer peu à peu avec James pour parvenir à trouver un moment pour lui demander son avis à ce sujet, même si je suis un grand garçon qui aurait largement pu tout décider seul il y a longtemps. Pour une fois, ce n’est pas ce dont j’ai envie.

Lorsque je demande si elle ne pourrait pas vendre le projet à un autre, le ton de Vivian est atrocement sec. Puisque je n’avais pas imaginé que ma question pouvait attiser une réponse de la sorte, je m’en trouve être étonné, et sans doute un peu vexé par la même occasion. « Bien sûr que si. » Mon regard se pose sur le sien sans que je laisse transparaître la moindre émotion supplémentaire, désormais à peu près certain que nos avis sur le sujet ne se concilieront pas de suite. Je laisse couler, passe à autre chose, demande à manger pour apaiser les cœurs et tenter de faire honneur au plat qu’elle semble préparer depuis une éternité au moins. Les esquisses sont donc rangées et le sujet oublié, pour le moment du moins. Je me note mentalement de lui en reparler plus tard, quand la blessure sera moins vive et douloureuse.

Pour passer à autre chose, je reviens sur le sujet de ma nouvelle maison et de ces plans dont nous discutons depuis une éternité, plus ou moins. Disons simplement que les discussions au sujet de leur élaboration sont arrivées au plus mauvais moment qui soit, chose que je ne savais pas lorsque j’ai commencé à en parler avec Vivian. Tout est arrivé rapidement ensuite. « Ce serait bien, j’ai vraiment hâte qu’on s’y mette. Mais comme je te l’ai dit l’autre jour… Prends le temps dont tu as besoin. » Elle est polie, Vivian. Elle parle comme quelqu’un qui ne veut pas vexer son interlocuteur, et ce indépendamment de ce qu’elle en pense de son propre côté et ce que je n’ai aucun mal à comprendre moi-même: le plus tôt sera le mieux. Personne n’aime voir ses projets s’éterniser, moi le premier, mais je suis encore trop mal placé pour remettre le sujet sur la table entre James et moi. « J’imagine que tu n’as pas encore eu de nouvelles de ton ami à ce propos. » - « Pas encore, non. Ce n’est pas le bon moment. » Elle n’en aura pas demain ni les jours qui suivent, donc. Je tiens au moins à l’informer de ça, à défaut de pouvoir lui donner une chronologie des faits plus précise. J’aimerais en être capable, cependant, pour qu’elle ne soit pas le dommage collatéral d’une histoire qui n’aurait jamais dû en compter. « Cet ami… Qui n’est qu’un ami ? » La question me fige un instant sur place. Je ne l’attendais pas là, Vivian. Je n’attendais personne là tant le sujet n’a jamais été véritablement abordé, en réalité. Les non-dits ont toujours pris toute la place, et cela m’a toujours suffit. Du moins, je sais m’en contenter, certain qu’à trop en demander je pourrais absolument tout perdre, ce qui est une finalité que je ne veux pas trouver. « Je suis marié. » Il l’est aussi, mais je n’ai pas envie que ce fait soit connu, surtout alors que son mariage n’a jamais rien signifié - mensonge qu’il a toujours aimé me répéter. Je suis marié, mon alliance est toujours à sa place, et Sloan me rappelle chaque jour Ginny. L’explication n’en est pas une, en plus d’être incroyablement erronée, mais je ne sais pas quelle étiquette lui donner, alors je préfère encore me tenir loin de toutes. « Pourquoi cette question ? » Et cette question en elle-même comprend deux parties: comment la question lui est-elle venue en premier lieu ? Et pourquoi le sujet pourrait bien l’intéresser, de près ou de loin ? « On devrait manger, ça va être froid. » Le plat est encore chaud au point où une mince fumée s’en dégage, mais peu importe. Il sera froid tôt ou tard, et n’importe quelle excuse est bonne à prendre pour ne pas donner trop d’importance à ce sujet.