“Bonjour.”

Je pense donc sincèrement qu’il se fout de ma gueule. Six mois de silence ne peuvent pas se résumer à un bonjour, ni même au simple fait qu’il arrive en avance. J’ai un rire faux et amer alors que je contourne sa place pour continuer à mettre en place le différent matériel des autres élèves. A dire vrai, sa place est occupée depuis longtemps par un autre, ce qui me fait rajouter une chaise supplémentaire dans la salle. Je ne suis pas d’humour à gérer les états d’âme d’un gamin, et j’ai encore moins à coeur parler deuil avec qui que ce soit, lui le premier. “Là je dis rien pour te laisser la place pour que tu t’expliques, si jamais t’avais pas compris.” Il a perdu une soeur, je comprends, mais il n’est pas non plus un gamin. Il est un adulte, majeur et vacciné, et cela va de pair avec la capacité à faire face aux aléas de la vie, lesquels peuvent effectivement parfois comprendre la mort. Elle était malade, tout le monde connaissait la finalité, et il n’a pas le droit de se montrer aussi émotif pour un événement qui était écrit dans le marbre.

Plus que tout, je ne comprends pas comment il peut avoir l’audace de revenir comme si de rien n’était et la bouche en cœur. Je ne lui refuse pas l’accès à la salle de classe, cela n’a même aucun rapport à mes yeux, mais j’attends un minimum d’explications de sa part. Le monde ne tourne pas autour de lui et surtout il ne s’arrête justement pas de tourner quand il décide de faire sa crise d’adolescence. Ma femme a disparu et est aujourd’hui considérée comme morte, ce qui me laisse à élever seul un enfant de deux ans qui n’a aucune notion de temporalité et demande tous les soirs ou presque quand est-ce que maman rentre à la maison pour lui raconter son histoire. Il n’a pas le droit d’imposer à mon monde son foutu deuil qui date déjà de plusieurs mois, voilà ce que j’en dis et voilà ce que je continue de penser, peu importe à quel point sa salutation a pu se montrer polie malgré tout. J’en ai rien à chier de sa politesse, ce n’est pas nouveau mais cela s’applique davantage encore lorsque ma colère se mêle à l’exercice. “Si tu t’évanouis tu prends la porte, je te préviens.” Il n’aura pas de pincettes, il n’aura pas de traitement de faveur, il n’aura pas la moindre main tendue. S’il a décidé de faire le chemin jusqu’ici, cela signifie qu’il devait savoir à quoi s’attendre - ou bien qu’il est totalement naïf autant que fou. Je ne suis pas patient, et j’aime encore moins qu’on se foute de ma gueule, voilà tout ce que ma réaction tend à lui faire croire, pour lui qui paie les pots cassés d’une dispute de haute voltige survenue il y a trop peu de temps entre James et moi.

Je savais que remettre les pieds à la galerie comme ça sans avertir Auden était une tentative risquée, mais là ça dépasse tout ce que j’aurais pu espérer. Je me disais qu’il ne voudrait sûrement pas que je revienne si je l’appelais alors j’ai préféré me pointer directement à l’atelier pour le mettre devant le fait accompli. Le tout en espérant qu’il ait de l’empathie vis à vis de ce qui s’est passé la dernière fois et qu’il serait conciliant. Auden et conciliant, quelle bonne blague. L’empathie et la délicatesse sont des concepts inconnus pour lui, j’aurais dû m’en douter. “Là je dis rien pour te laisser la place pour que tu t’expliques, si jamais t’avais pas compris.” Le malaise est grand, visiblement il est de très mauvaise humeur, j’ai choisi le bon jour moi. Je suis un peu stressé, parce que je sais que si je donne une mauvaise réponse il peut me foutre dehors et je n’ai aucune idée de l’endroit où je pourrais prendre gratuitement des cours d’art. Et même si ça me fait chier de le reconnaître, de prendre des cours avec un aussi bon prof que lui. “J’aimerais revenir à l’atelier. Désolé je sais que j’aurais dû appeler avant mais… voilà j’avais besoin de temps.” Du temps pour faire mon deuil, pour sortir de la dépression dont j’ai bien cru ne jamais me relever, mais je ne suis pas là pour rentrer dans les détails ou à chercher à l’apitoyer. Il peut quand même comprendre qu’on a besoin de temps pour faire le deuil de sa petite soeur de 8 ans non ? “Si tu t’évanouis tu prends la porte, je te préviens.” Non apparemment c’est trop complexe à comprendre pour lui. Mais quel connard. Comment est-ce qu’il peut me reprocher quelque chose comme ça ? J’étais en état de choc, mon monde s’est écroulé en un coup de fil, en 30 secondes. Et ce gros bourge qui doit être loin d’avoir des problèmes dans la vie est en train de me culpabiliser pour ça. “Vraiment désolé de m’être évanoui dans votre atelier grand maître suprême ?” C’est ça qu’il veut entendre ? Parce que si c’est ce qu’il cherche il est mal tombé. Je sens que je monte vite en pression alors je serre les dents et j’essaie de jouer la diplomatie comme je peux. “ça ira.” Si je prends sur moi en ne l’insultant pas de tous les noms d’oiseaux en anglais et en espagnol c’est parce que je ne veux pas finir blacklisté de l’atelier, j’en ai trop besoin, mais ça me démange de lui balancer ses quatre vérités. Au bout de quelques instants seulement la colère est trop forte pour que je laisse passer une attaque comme ça. “Vous croyez vraiment que j’ai fait exprès de tomber dans les pommes la dernière fois ? Je fais pas de cinéma” Je lui demande en essayant d’avoir l’air le moins agressif possible en prenant énormément sur moi.

“J’aimerais revenir à l’atelier. Désolé je sais que j’aurais dû appeler avant mais… voilà j’avais besoin de temps.” D’abord, il courbe l’échine. Il comprend mes reproches, ou tout du moins il comprend qu’il en existe, et il comprend surtout qu’il ne doit pas faire de vagues s’il compte pouvoir revenir à l’atelier pour y apprendre quelque chose à l’avenir. Il n’est pas con, je l’ai jamais pensé, mais je continue de croire qu’il n’a pas les épaules que devrait avoir un adulte. Cesar est un jeune adulte, certes, mais cela n’en fait pas moins de lui quelqu’un de majeur et vacciné, qui devrait être capable de donner le change en toutes circonstances, quitte à doubler les efforts nécessaires pour cela. Mon regard ne lui donne aucune seconde de répit, assez pour que je puisse observer les signes d’agacement autour de sa personne. “ça ira.” Il ne mime plus que de courber l’échine, désormais, et c’est un acte de rébellion assez pathétique pour que j’esquisse un rire de mon côté aussi. “Epargne moi tes excuses si tu les penses pas.” Je ne suis pas ce genre de personne qui aime se faire mousser simplement parce que tout le monde a pris l’habitude de s’excuser à tout va et pour la moindre petite chose. Il aurait de quoi s’excuser de tout ce silence, oui, mais je me moque des mots qu’il partage s’il ne les pense pas. Ils n’ont aucune valeur dans un tel cas de figure, pas alors que je value la sincérité avant toutes choses, même si elle ne fait pas plaisir à entendre. Surtout lorsqu’elle ne fait pas plaisir à entendre, comme l’ont prouvé les mots que j’ai eu à son égard.

Il a pourtant besoin d’une seule impulsion pour déjà relever la tête et se montrer autrement qu’à travers un pantin inanimé d’une intention propre. “Vous croyez vraiment que j’ai fait exprès de tomber dans les pommes la dernière fois ? Je fais pas de cinéma.” Nous y voilà. Peut être que la journée pourrait être un minimum amusante, finalement. “Est-ce que j’ai parlé de la dernière fois ? Je te dis simplement qu’il n’y aura pas de seconde chance, Cesar.” Je peux comprendre qu’il ait été ému - pas au point de tomber de tourner de l’oeil, mais passons. Je m’arrête un instant dans l’installation de la salle et prends le temps de me poser contre un chevalet, les bras croisés. “J’ai pas le temps pour gérer tes états d’âme.” Sa sœur ne pourra pas mourir deux fois de toute façon, pas vrai ? Il n’a pas intérêt à me faire le même genre de comédie quand sera venu le tour du chat errant du quartier. “Ni les tiens, ni ceux de personne. Si t’es ici c’est pour apprendre, et t’arriveras à rien si tu décides de te la jouer porté disparu pendant six mois.” Je me contente de vouloir le mieux pour lui, même si cela passe au travers de mots qu’il aurait préféré ne jamais entendre et que personne n’aurait d’ailleurs osé partager, mis à part moi. Je me moque de ce qu’il pense de ma personne, tant qu’il se met du plomb dans la tête et qu’il se concentre à nouveau sur la seule chose qui importe. Rien ne ramènera sa soeur.

Il n’est qu’un enfant. Dans son attitude autant que dans la façon qu’il a de me répondre, c’est tout ce que j’arrive à entrevoir. Son âge dit de lui qu’il est un adulte, ses vaccins en disent sûrement tout autant, et pourtant il n’a aucune force de caractère ni même de trace d’un esprit combattant. Et s’il pense qu’il n’en a pas besoin, alors il me prouve simplement une fois de plus à quel point il arrive à être un petit être naïf, justement. Aimer dessiner est une chose, être doué en est une autre, mais véritablement en vivre ou même arriver quelque part, oh bon sang que ce n’est pas donné au premier venu. Il n’est pas le premier venu, je pense qu’il a réellement ce quelque chose nécessaire pour se faire un nom, mais je pense tout autant qu’il n’est pas au bout de ses peines et qu’il n’en est même qu’au début, à dire vrai. “J’ai déconné, je le sais et c’est pour ça que je reviens, parce que je veux avancer.” Je reste impassible face à ses mots, mon regard clair ne ressentant aucune honte à l’observer sous tous les angles, à la recherche du moindre indice pouvant me donner raison sur son incapacité à faire autre chose que flancher sous la pression. Je ne suis pas au meilleur de moi-même, je ne l’ai même jamais été depuis que je le connais, et pourtant je cultive l’idée du contraire, à commencer parce que je ne cherche pas à partager ma vie privée avec lui, ou avec le reste du monde.

“Je veux apprendre, progresser, refaire des expos, me faire connaître. Y aura toujours un trou de 6 mois dans mon CV c’est sûr mais c’est fini et je vais bosser dur pour y arriver.” - “J’en déduis que t’as rien dessiné ou peint pendant six mois non plus, alors ?” Être absent des séances était une chose, mais j’avais au moins l’espoir qu’il avait continué à s’entraîner chez lui, ou du moins à faire quelque chose. L’art n’est pas comme apprendre à faire du putain de vélo: il s’oublie. S’il ne s’exerce pas, alors son cerveau perd rapidement l’habitude de toutes choses et ses muscles servent d’autres desseins. Il n’y a aucune sorte de mémoire qui puisse lui être utile dans un tel cas de figure. “On travaillait sur les cauchemars. Les montres, les démons. Tout ce qui est susceptible d’effrayer.” Je ne mens pas, je me contente de l’informer de ce qu’il en est du cours, qui a continué à exister même en son absence. Et autant dire que je n’ai aucune intention de changer le sujet du jour uniquement pour le préserver. Il veut être un artiste, n’est-ce pas ? Alors qu’il apprenne à se forger une carapace et à faire de toutes les épreuves de la vie une force et une source d’inspiration, peu importe ce qu’il lui en coûte. “T’as une séance de retard sur les autres, et personne va t’attendre. Je te conseillerais de commencer.” Le cours n’a pas officiellement démarré, mais puisqu’il a lui-même avoué avoir six mois de retard sur les enseignements, il ne devrait pas se plaindre de commencer quelques minutes plus tôt. Cela lui sera bien utile à en juger par la charge de travail qui l’attend.

“Non j’ai eu une grosse page blanche. Mais bon ça arrive et maintenant je suis là, je vais me rattraper.” Je sais que ça arrive, oui. Je le sais d’autant plus qu’il s’agit de mon quotidien depuis deux ans maintenant. Tout ce que j’ai su faire se résume à la collection créée auprès de James, ce qui est bien loin de la peinture ou du dessin qui me fait généralement vibrer en tant que moi-même. Je suis heureux et fier d’avoir créé auprès de lui, mais je le suis bien moins d’avoir eu besoin de sa personne pour arriver à quelque chose. Je ne supporte pas l’idée d’être dépendant de quelqu’un, et je tente d’apprendre à Cesar qu’il n’a rien à y gagner à perdre du temps à faire le deuil de sa soeur. De son côté, il la sait morte, et il sait par extension qu’elle ne reviendra jamais. Il doit avancer et porter le poids de son absence fantôme, ce qui devient rapidement le fardeau de tous les adultes en ce monde: supporter le poids des morts. Sans répondre à ses mots ni même leur donner plus d’importance qu’ils n’en ont déjà, je me contente de passer à la suite en lui expliquant le thème sur lequel nous travaillons depuis quelques séances déjà, et qui nous suivra encore un certain temps sûrement.

Après avoir laissé chacun assez de temps pour commencer son travail, je commence à passer au travers des allées pour jeter un regard sur les avancées de chacun, curieux de savoir quel est le chemin pris par les étudiants autant que la façon dont ils s’en sortent - ou non. Inévitablement, mes pas finissent par retrouver le côté de Cesar, dont le travail semble plutôt avancé et, au moins, parfaitement dans le thème. “C’est loin d’être fini mais je suis parti sur ça. Je vais faire un effet ici pour donner l’impression que le personnage est bloqué derrière cette parois. Je vais faire ressortir d’autres mains aussi et je vais assombrir le tableau pour donner une dimension plus angoissante.” J’hoche la tête, écoute ses idées, les imagine prendre vie sur le tableau. J’accuse quelques secondes de silence, le temps pour moi d’analyser au mieux la situation et surtout d’en sortir avec une réflexion pertinente. “Tu n’auras pas le temps de faire tout ça aujourd’hui. Et attention à ne pas rendre la toile trop sombre pour rien.” Je suis d’avis qu’il y a bien des façons différentes de rentre l’idée d’angoisse, bien plus pertinentes que simplement de grands coups de peinture noire. J’ai assez confiance en Cesar pour qu’il se rende compte lui-même des limites de son idée, qui plus est. “Prends le temps de réfléchir au dernier point. Tu verras ça la semaine prochaine.” Parce que s’il est revenu, ce n’est pas pour recommencer à faire le mort de si tôt, pas vrai ? Je lui donne sa chance et le laisse reprendre ses marques au sein de l’atelier, aussi simplement que cela. Il est un gamin, et les gamins sont particulièrement doués pour faire des erreurs. Le rôle des adultes résulte dans l’idée de leur pardonner, dans la limite du raisonnable.