Jean de la Fontaine est un célèbre fabuliste français du dix-septième siècle, dont j'ai soutiré un recueil de fables dans la bourse en peau de loup d'un malfrat qui ambitionnait pernicieusement de voler mon or. Parmi ses fables desquelles des morales peuvent toujours être tirées, de nombreuses m'interpellent particulièrement, notamment celles aux sémantiques lupines. Le loup et l'agneau, le loup et les bergers, le loup et la cigogne, toutes les notions y passent sous forme animalière, pour n'en citer que quelques unes.

Après avoir revendu mon précieux or au saloon, j'avais décidé de partager mes enseignements avec la population accablée de la malédiction qui sévissait présentement sur la ville. Je déposais un cagot sur le sol aride et m'y hissais. J'étais non seulement connu pour être un loup solitaire, vivant seul en périphérie de la ville, mais aussi pour être un érudit. Si je ne me préparais pas à former un culte dont je serai le gourou, je savais pour autant capter l'attention des mortels. Je pouvais être un véritable loup dans la bergerie : je m'immisçais en leur sein pour planter des idées dans leur esprit.

Rapidement, je rameutais des hommes et des femmes de tout âge. Je m'éclaircissais la gorge, la pleine lune se levait péniblement dans le ciel, il me restait encore quelques heures disponibles pour transmettre la parole de Jean de la Fontaine, par la fable intitulée "Le Loup et le Chien". "Un loup n'avait que les os et la peau, tant les chiens faisaient bonne garde." Je commençais, resserrant mon blouson de cuir sur mes épaules pour contrer le froid de loup. "Ce loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau, gras, poli, qui s'était fourvoyé par mégarde. L'attaquer, le mettre en quartiers, sire Loup l'eût fait volontiers." A cette pensée, mon estomac vide gargouilla : j'avais une faim de loup. "Le Loup donc l'aborde humblement, entre en propos, et lui fait compliment sur son embonpoint, qu'il admire." La foule, de plus en plus nombreuse, telle une meute qui se compose, réagit à chaque parole.

@Swann Craine

"Un loup n'avait que les os et la peau, tant les chiens faisaient bonne garde." A la seule écoute de ces quelques mots, Swann comprend qu’il vient à nouveau de se jeter dans la gueule du loup à ainsi avoir suivi la foule sans réfléchir. Elle est encensée par les paroles d’un vieux fou se la jouant loup solitaire, bien que Swann reste certain que cela n’a rien d’un choix de sa part et résulte simplement de l’aversion que le monde entier ressent pour sa personne: il n’est pas apte à vivre en société, voilà tout. "Ce loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau, gras, poli, qui s'était fourvoyé par mégarde. L'attaquer, le mettre en quartiers, sire Loup l'eût fait volontiers." Le blond n’écoute déjà plus qu’à moitié ces affabulations, incapable de comprendre comment un homme tel que lui arrive à rester en vie dans un monde parfois particulièrement peu propice à la vie humaine.

« Descend de là et arrête de te donner en spectacle, vieux loup ! » Il aurait l’âge de rester sur le perron de sa maison en bois et se balancer sur sa chaise digne d’un homme de son âge, non de crapahuter sur la première scène venue pour crier plus haut que les autres membres de la foule autour. Cela est indigne d’une personne de son âge. « Descend ou je viens te chercher moi-même par la peau du cou ! » Il imagine déjà la scène, semblable à celle des louves attrapant leur petit par la peau lâche de leur cou et ainsi les mener où bon leur semble sans qu’ils ne puissent lutter. « On en a marre de t’entendre raconter n’importe quoi, tu as encore trop bu. » Et le pire dans tout ça, c’est que Swann est déjà à peu près certain qu’il n’agit pas sous le coup de l’alcool mais uniquement de ses envies primales.

La population venait de plus en plus grand nombre au centre du village, écoutant les paroles de la fable de Jean de la Fontaine que je leur contais : "Le Loup et le Chien". « Le Loup déjà se forge une félicité qui le fait pleurer de tendresse. » Je pose une main sur mes boyaux qui craquent, témoignant de ma faim de loup. L'appétit peu rassasié par mes menus revenus, la brise est tel un froid de loup sur mes épaules que je tente de recouvrir de ma peau de loup gris.

« Descend de là et arrête de te donner en spectacle, vieux loup ! » Je fronce les sourcils, toise éhontément Craine qui vient interrompre mon instant de gloire. Mes yeux dardent telle une créature assassine, un loup-garou prêt à dévorer sa proie. Me considère-t-il comme un loup qui vient polluer sa bergerie de paroles et morales pourtant nobles ? Est-il jaloux qu'un loup solitaire comme je suis obtient tant d'attention en quelques mots ? Je tente d'ignorer le perturbateur : « Le Loup reprit : « Que me faudra-t-il faire ? – Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens portants bâtons, et mendiants » « Descend ou je viens te chercher moi-même par la peau du cou ! » Je hausse les yeux au Ciel, la pleine lune se dévoilant peu à peu. « Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encor. » « On en a marre de t’entendre raconter n’importe quoi, tu as encore trop bu. » Il s'agit de l'attaque de trop et comme piqué au vif, je préviens : « Ne me juge pas à ton image, Craine. » Me jetais-je dans la gueule du loup d'une future bagarre ? Je n'étais pourtant plus tel le jeune loup : vivace, ambitieux et désireux. « En quoi cela te dérange que j'instruise notre peuple ? Crains-tu une rébellion de tes louveteaux contre toi ? Ne dit-on pas après tout que le savoir est le pouvoir ?! Comme on le comprend dans "Le Loup et le Chien" : mieux vaut être seul mais libre qu'un esclave bien loti. »

« Le Loup déjà se forge une félicité qui le fait pleurer de tendresse. » Un vieux fou, voilà ce qu’il est. Un vieux fou perché sur un promontoire ; rien de plus, mais certainement rien de moins. Il balance des mots comme ils viennent, il clame des vérités enfouies. Il fait perdre leur temps aux honnêtes gens, aussi. « Le Loup reprit : « Que me faudra-t-il faire ? – Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens portants bâtons, et mendiants » Swann souffle, roule des yeux, s’énerve sur la base du promontoire d’où l’autre continue de hurler et de faire la pluie et le vent. Il scande n’importe quoi, le vieux fou du village, et le blond ne sait pas comment arrêter un tel spectacle aussi pathétique.

Alors, il menace. Il laisse planer l’ombre de mesures prises contre lui, de la possibilité qu’il vienne lui-même le chercher là où il se trouve pour lui faire regretter d’être venu au monde mais surtout de s’être montré aussi imposant avec ses discours impossibles. « Ne me juge pas à ton image, Craine. » Il daigne enfin répondre après une énième attaque de la part de Craine, alors que ce dernier commençait à croire que le moment ne viendrait jamais. « En quoi cela te dérange que j'instruise notre peuple ? » - « Cesse de traîner à la taverne et tu comprendras que le peuple n’a pas besoin d’être instruit. » Personne n’a rien à apprendre de personne, et certainement pas de ce savant auto-proclamé. « Les loups sont loin de nos contrées, laisse les où ils sont. » A trop parler d’eux, il va les ramener jusqu’au village, et personne n’a envie d’une telle chose. « Tout le monde est fatigué de t’entendre, descends au moins d’un ton. » Qu’il murmure à un public plus réduit, bon sang. Il n’emmerderait personne, au moins.

J'avais terminé de scander les nobles paroles du fabuliste La Fontaine, intimement persuadé que ces sages propos sauront guider la population dans les difficiles temps qui l'englobaient toute entière. Fantômes et créatures surnaturelles hantaient plus que jamais le commun des mortels et j'aspirais à redonner confiance à mes pairs tout en dénichant leur propre voie, leur rôle sur cette planète maudite à accomplir. Rien n'arrivait pour rien.

Craine, néanmoins, ne semblait pas partager cet avis. Se jouait-il le sheriff du village ? Les sourcils français, je finissais pas descendre d'un pas, confrontant le garçon. « Cesse de traîner à la taverne et tu comprendras que le peuple n’a pas besoin d’être instruit. » « Tu me crois ivre, Craine ? » Je lâchais dans un rire franc, les sourcils haussés par la surprise. Pour ma part, je me considérais au summum de mes capacités physiques comme intellectuelles - sans doute à mes torts. « Les loups sont loin de nos contrées, laisse-les où ils sont. » « Tu en as si peur ? » Je questionnais, menaçant. Cela expliquait-il le besoin qu'éprouvait l'homme de m'interrompre alors que je ne faisais aucun mal, si ce n'est qu'apporter du bénéfice psychique à mes concitoyens. « Tout le monde est fatigué de t’entendre, descends au moins d’un ton. » « Y'a que toi qui te plaint. Je dérange ta gueule de bois, peut-être ? » Je provoquais, arrogant. « Réjouis-toi, je laisse la place. As-tu mieux à dire, peut-être ? » Je glissais mes mains dans ma veste de tulle avant d'adresser, malgré tout conciliant, à l'assemblée. « Nous nous reverrons prochainement. Songez aux paroles prononcées, elles sont porteuses de lumière. Couchez-vous sur leur sémantique. » J'observais les villageois se dissiper avant de reporter un regard sombre sur Swann. « Prends garde, Craine. Les loups ne sont pas si loin que tu ne le pries. »

« Tu me crois ivre, Craine ? » - « C’est au moins un état passager, contrairement à la folie. » Alors oui, il préférerait qu’il soit ivre, parce que cela voudrait dire qu’au lendemain matin l’histoire serait réglée et oubliée - surtout s’il a beaucoup bu. « Y'a que toi qui te plaint. Je dérange ta gueule de bois, peut-être ? » Il n’y a que lui qui ose parler, voilà toute la différence qu’il fait à partir de la masse informe de villageois autour de cette place minable. Les autres supportent son spectacle, tantôt amusés, tantôt exaspérés. Sans doute que la majorité d’entre eux dont aussi saouls que l’est le conteur de fables, ce qui n’aurait évidemment rien d’étonnant. « Réjouis-toi, je laisse la place. As-tu mieux à dire, peut-être ? » Loin d’être vaniteux, il s’imagine pourtant avoir souvent bien plus à dire et surtout bien mieux à dire que ce vieux fou de conteur, chantant chaque soir des histoires bien trop semblables pour ne pas être en réalité identiques. Il le soupçonne d’oublier d’un soir à l’autre, ce qui encore une fois n’aurait rien de surprenant lorsqu’on connaît la personnalité d’un homme tel que lui.

Néanmoins conciliant, le fou finit par accepter de quitter son piédestal pour céder la place. Swann craint que personne n’ait de toute façon mieux à proposer, mais il se retrouve à au moins espérer qu’ils n’aient pas pire. « Nous nous reverrons prochainement. Songez aux paroles prononcées, elles sont porteuses de lumière. Couchez-vous sur leur sémantique. » Les villageois, déjà lassés, quittent la scène sans un regard en arrière. A un autre coin de rue, un nouvel homme leur contera avoir trouvé le remède de l’immortalité. Plus loin encore, c’est la richesse infinie qui aura été débusquée. L’imagination de l’Homme est sans pareille. « Prends garde, Craine. Les loups ne sont pas si loin que tu ne le pries. » - « Ils ne pourraient mordre la main qui les nourrit. » Ou tout du moins, une main qui n’est pas leur ennemie. Les loups sont toujours trop proches à son goût, c’est une évidence. Qu’ils soient véritables, de simples chimères ou des objets de contes, ils sont toujours trop proches. « Vas-tu ameuter d’autres villageois des contrées ? » Il ne manque pas d’idées, et Dieu sait que ce n’est pas toujours une bonne chose.

« C’est au moins un état passager, contrairement à la folie. » Je pouffe spontanément en réponse à la malice du jeune homme qui vient interrompre ce que je considérais tel un acte civil de la plus haute importance. Néanmoins, doté de conciliation, je me plais à confier l'auditoire au Craine, l'œil défiant qu'il en fasse un usage au moins intéressant. Tristement, le trentenaire demeure immobile, restant probablement satisfait de ne plus ouïr mon timbre ricocher dans les boîtes crâniennes de nos concitoyens. Je prie pour que mes dires y demeurent, y inoculent sens et prudence, lorsque je suis intimement convaincu que de meurtrières menaces planent sur notre village. Comment expliquer sinon cette successions de maux ? Les défunts reviennent nous hanter, de jour comme de nuit, comme si le monde était sens dessus dessous, comme si plus aucune règle, même mystique, n'existait. Si je crains les revenants, je redoute toutefois fort davantage les vivants, ceux qui hurlent à la lune tapis au creux des boisés entourant Brisbane et qui assassinent sous le manteau obscur de la nuit.

« Ils ne pourraient mordre la main qui les nourrit. » Je considère le garçon, tentant d'y dissimuler un sens caché. Swann se veut malin et si une partie de mon être redoute que le garçon soit allié à ces créatures sanguinaires, je m'applique à afficher un portrait de marbre. « Vas-tu ameuter d’autres villageois des contrées ? » Un sourire vague étire la commissure de mes lippes. « C'est ce en quoi je crois, » j'affirme à mon interlocuteur. Ma conscience se veut apaisée lorsque je guide ces mortels vers les lieux qui me semblent les plus sûrs, vers l'adoption des démarches qui m'apparaissent les plus prudentes. « Prends garde à toi, Craine. Je te fais gré d'un dernier adage avant de prendre ton congé : on sème ce que l'on récolte. » Je préviens sur un ton qui flirte sournoisement avec la menace, avant de tourner les talons, mes semelles mordant la poussière de la place caillouteuse.

L’homme face à lui reste éternellement de marbre, peu importe les tentatives du blond, mais cela n’empêche pas ce dernier de continuer à se battre et à se chercher comment percer la carapace d’un homme qu’il continue à qualifier de vieux fou. Mais même en étant un vieux fou, il veut le comprendre. « C'est ce en quoi je crois. » C’est ce qu’il fera donc, alors. Il n’a pas répondu à la question de son interlocuteur de façon binaire mais l’absence de réponse négative est désormais interprétée comme une réponse positive. Certains diraient que la conclusion arrive trop vite mais Swann a simplement appris à s’adapter à son audience et au fait qu’il se montre particulièrement peu loquace une fois en tête à tête et non plus sur son promontoire.

« Prends garde à toi, Craine. Je te fais gré d'un dernier adage avant de prendre ton congé : on sème ce que l'on récolte. » Swann l’observe revenir sur ses pas et se retourner, incapable d’avoir confiance en lui. Il pourrait à tout instant se retourner et courir en sa direction à l’image d’un animal enragé que ce ne serait en rien pour étonner le blond, alors il prend le temps de s’assurer qu’il existe une distance particulièrement raisonnable entre eux avant de commencer à penser à se retourner. Il relève son menton par fierté et déglutit lentement, au fond de lui soulagé que cet échange touche à sa fin et qu’ils soient encore tous les deux en un seul morceau. « J’espère que la récolte sera bonne. » Et qu’elle sera florissante, comestible et synonyme de réussite. Quant au sort des villageois environnants, ça, cela représente parfaitement le cadet des soucis d’un blond qui s’est toujours soucié de son propre avenir seulement. C’est de cette manière, et de cette manière seulement, que l’avenir peut être observé de la bonne façon.