Installé à une table en retrait des autres clients de l'établissement, mes doigts triturent nonchalamment le bouton du col de ma chemise pendant que les autres serrent possessivement un verre de rhum. En son sein, quelques doses d'opiacés ont été diluées, savamment subtilisées du centre hospitalier qui m'emploie depuis bientôt un an maintenant. Conscient de ma toxicité, je préfère ne pas songer à ces plans que j'ai élaborés méticuleusement dans l'objectif de continuer de me droguer, sachant pertinemment qu'en conséquence, je me maudirais de détenir plusieurs alibis pour me sortir de potentiels mauvais draps. Créativité ambivalente. Une désinvolture m'étreint parfois même négligemment, m'incitant à considérer que si je perdais mon poste, je pourrais toujours me concentrer sur la recherche biologique, deuxième volet qui m'a conduit à de nombreux déménagements autour du globe.

Mon esprit est présentement trop volage néanmoins pour m'inquiéter de ma carrière professionnelle. Je ne sais s'il s'agit là de l'effet morphinique ou d'une habitude prise à faire l'autruche de ma part, à tenter de m'anesthésier contre tous ces traumatismes qui me hantent désormais et blanchissent mes sombres nuits de cauchemars. Je passe une main dans mes cheveux de manière à les recoiffer et lève les yeux sur la silhouette de Mila qui redéfinit l'atmosphère du bar dans sa robe blanche, attirant indéniablement sur elle les regards masculins.

« Un verre de vin, rouge. Italien, si vous avez. A moins qu’on ne soit déjà passé à quelque chose de plus fort ? » Un rictus éloquent, je soutiens le regard de mon épouse, la scrute éhontément de la tête aux pieds, avant que ceux-ci ne disparaissent sous la table. « J'ai hésité à prendre un verre de cachaça, » je rétorque, faisant référence à mes propres origines. J'agite le verre dans ma main, en vide cul sec le contenu et réclame l'alcool brésilien au serveur avant qu'il ne s'enquiert d'une bouteille de vin rouge italien. « Encore un lieu public… Tu me décevrais presque, Luz … » Un rire bref file entre mes lèvres, je me redresse sur mon siège. « Il faut bien montrer aux australiens comme la vie se vit, non ? » Je nous proclame exemplaires. « Est-ce qu’on va rester ici toute la soirée, ou est-ce que tu comptes me ramener dans ton lit ? » « Ce n'est pas l'envie qui me manque de te retirer cette robe blanche. » Bien qu'elle sied admirablement à Mila, sa couleur m'horripile et je ne comprends pas le choix de mon épouse que j'ai davantage connu vêtue de noir ou de rouge. Le blanc me rappelle spontanément à l'hôpital, à ces blouses qui se veulent aseptisées, à cette pâleur qui me brûle à ressasser mon agression. « Pourquoi tu t'es habillée en blanc ? Je dois y lire quelque chose ? » Je sollicite, sur un ton qui se veut aussi arrogant que provocateur. Ce n'était même pas notre anniversaire de mariage, après tout. Je me perds finalement dans l'azur de ses yeux, faisant abstraction à sa tenue, me noyant dans son regard, y dénichant refuge. Je m'y noie comme on s'abandonne, dans l'espoir de remonter les horloges du passé alors que la mécanique interne me parait enrayée. Pacotille. « Tu fais référence à mon nom de famille ? » Qui aurait pu être nôtre, je pense. « Mila Luz, » je commente en me mordant légèrement la lèvre inférieure. Mon épouse avait néanmoins gardé son nom de jeune fille et il ne m'avait même pas effleuré l'esprit qu'elle emprunte mon patronyme. Mila n'avait jamais été une possession. Mila était remarquablement insaisissable. Cela faisait partie des qualités que je contemplais chez elle : son indépendance, sa force, son autosuffisance.

Je déglutis en songeant à sa requête. Je remémore nos précédentes soirées, Abel avec qui je n'aurais jamais dû être intime, Raphael de qui je ne devrais jamais me rapprocher. Il manque toujours une pièce à mon casse-tête, un élément du maillon qui me rend brinquebalant. Si j'ai conscience que je ne récupérerais pas mon corps ni mon identité en couchant ou aimant des individus, je ne peux m'empêcher de m'entêter à le faire. Acharnement thérapeutique. Lâcheté morbide. « Te décevoir n'est pas dans mes cordes, Salvatori. » Je déclare armé d'une insolence catégorique. « Il s'avère que ce bar n'est pas la seule destination de cette nuit. » Un rictus entendu étire la commissure de mes lippes. Le barman dépose nos deux verres, je saisis le mien, paume surplombant le liquide translucide pour le transpercer d'une nouvelle dose illicite. Le comprimé se dissous, visible scandale. « Cap' ou pas cap', Mila ? » Je défie en glissant le verre à mi-chemin de nos deux personnes. Je me doutais de sa réponse - de nous deux, manifestement, elle était devenue la plus sage. Cependant, je ne pouvais m'empêcher de me délecter de la provoquer. Qu'elle m'épate de ses répliques vives dont elle a le secret. Elle possède le talentueux mérite de me faire sentir vivant.

Je pourrais accuser impunément la pleine lune pour justifier mon comportement inhabituel, hors de ma nature, à l'attention de mon épouse. Mon coeur tambourine férocement dans sa cage d'os et quand bien même je toise Mila de mes yeux étincelants, j'abhorre comme je maudis cette version de moi-même qui ne m'est pas naturelle et que je lui impose.

La sensation d'entrer misérablement dans un autre corps, celui d'une bête féroce qui ne réagit que par instinct de survie, m'habite et me tiraille. Je ne me reconnais plus, infernalement métamorphosé en cet animal cauchemardesque souillé par la force de la nature qui définit dorénavant ma destinée. Nombreuses sont les confidences que j'aimerais livrer à Mila mais je sais pertinemment que je ne m'y résoudrais jamais, par orgueil démesuré, par crainte inavouable. En ce sens, ma mâchoire saillante est solidement crispée, d'une force surhumaine motivée par ma nouvelle et infame identité. Et plutôt, je blesse l'assistante de direction et me fais grande gueule, comme si par ce stratagème toxique, je me délestais d'une partie de mes maux. Comme si en l'agressant, je lui transmettais un peu de ces poids qui voûtent cruellement mes épaules dont la puissante musculature n'est plus suffisante. Je tombe en ruines, je me mine, je cède à cette forme bestiale que cette attaque nocturne m'a affublé sauvagement. Une chute libre vers la pénombre que je peine tant à freiner.

Mes pupilles brillent anormalement. Je fixe Mila qui rétorque en évoquant un nouveau mariage, des vœux formulés, un amour proclamé, des promesses d'éternité. Mon palpitant produit de nouveaux saltos et malgré moi, je sens une profonde tristesse m'envahir. Je m'apparente à une cocotte minute dont la tolérance a été largement dépassée, qui menace d'exploser d'une seconde à l'autre ; et je sais particulièrement que lorsque je défaillirais, je ne répondrais plus de moi-même, je perdrais contrôle. Toutes mes forces sont mobilisées à combattre ce monstre que je suis devenu, qui me transforme sans vergogne ; ce phénomène odieux né dans la nuit de la morsure de sinistres créatures qui ont propagé en moi le venin de l'infortune. Je suis à fleur de peau, au bord de la rupture. Je hurlerais à la lune si cela pouvait libérer mon âme maudite, si cela pouvait enfin abréger mes souffrances.

J'ignore si la Salvatori a palpé mon malaise lorsqu'elle me ment sur notre avenir, sur le fait qu'elle puisse porter mon nom de famille officiellement. Je n'y crois pas une seule seconde, même au plus profond de ma déchéance. Lorsqu'elle m'invite à lui en exposer davantage sur cette destination suivant le bar que je lui promets, je me sens doté d'une ouïe surdéveloppée, percevant son vœu d'intimité. Mon sang se glace car même si faire l'amour à Mila est coutumier, est naturel, est acquis, je ne sais plus manœuvrer ce corps dorénavant métamorphosé, déformé, par la malédiction. Je ne sais apprécier cette enveloppe de chair et de poils transformée par le manque d'humanité qui me rend moi-même profondément malade et me révulse violemment.  

Nous sommes interrompus par l'apparition du serveur qui dépose nos rafraîchissements sur la table que nous partageons. Ma concentration tangue et ivre de sensations acides, je flirte avec l'interdit : je provoque les foudres de mon épouse lorsque j'exhibe ma drogue, mon vicieux fil d'Ariane qui menace de se serrer mortellement autour de mon cou. La réaction de mon interlocutrice est foudroyante : sa voix se heurte dans mes tympans, le verre se brise sur la table. Mila crache, acerbe, sa désapprobation mais je ne la regarde plus : je suis obnubilé par ces morceaux de verre qui gisent sur la table et me ramènent immédiatement à la nuit de mon agression, à cette bouteille de bière fracassée contre le mur de briques avant d'être frappée férocement contre ma tempe, me laissant une cicatrice dissimulée par ces cheveux que je n'ose plus couper courts. Fébrilement, mes doigts se portent sur la marque et je me déconnecte du présent, les souvenirs de mon attaque me happant par vagues destructrices. La voix de Mila ne devient qu'un triste mirage, une confusion ultime, je perds prodigieusement pied ; ce n'est que lorsqu'elle articule de nouveau mon prénom que je cille et reviens à elle, comme invoqué.

Les dégâts ont disparu de la table, pourtant, je ne me sens toujours pas moi-même. Ma condition humaine s'est évaporée, elle a été altérée par ce vil monstre né sous la pleine lune. J'aurais aimé qu'il suffise d'un coup de torchon pour rétablir la mécanique de ma personne mais je compose une épouvantable bête lunaire détraquée. Le regard que j'offre à Mila est éloquent de ma perte, de mon désespoir, de mon désarroi, de ma terreur. Je pince sévèrement mes lèvres, songeant à ces interdits entre nous, ces règles non écrites mais fidèlement honorées. Il ne devait pas être question de sentiments ni de faiblesses. Mila et moi ne devions simplement que nous amuser, crier au loup en provoquant les dangers, enchaîner les nuits torrides, répondre uniquement à nos pulsions et notre instinct bestial comme si aucune règle ne s'appliquaient véritablement à nous. Je voulais sentir ses ongles dans mon dos telles des griffes acérées maximisant indéniablement mon envie d'elle, je souhaitais planter mes dents dans son flanc tels les crocs du loup s'enfonçant dans la chaire de l'agneau, ambitionnant de marquer un territoire qui était par nature indomptable, une caractéristique que j'adorais. Je posais mes mains sur mes joues pour soutenir mon visage, accoudé à la table. « Je veux, Mila. » Je finis par articuler péniblement, après mille phrases rejetées par ma conscience. Je ne me plaindrais pas de m'être perdu ni de me considérer damné, réduit par cette transformation nocturne d'une infamie monstrueuse, je ne regretterais pas le passé tout comme je ne perdrais pas explicitement foi dans le futur. Je veux m'amuser comme avant. Cependant, j'ignorais prodigieusement comme procéder dans ma vie, comment surmonter ces traumatismes qui m'ont transformé en animal sauvage, en créature de l'ombre maudite. Je me rattachais à la drogue comme une sordide bouée de sauvetage, tout en sachant clairement qu'elle me détruisait tout autant. « Fais-moi oublier. » Je la prie. « Fais-moi oublier. » Je la défie, sur le même ton qu'employait ce gamin brésilien expatrié à New York qui volait ce que son coeur italien désirait et qui la faisait jouir dans sa salle de bain en se délectant de son parfum.