Le cours de mathématiques est terminé : enfin. Raphael n’a jamais aimé additionner les chiffres, les multiplier ou, pire encore, les diviser. Il n’est pas mauvais mais son intérêt n’est franchement pas là lorsqu’il apprend le nom d’une nouvelle forme géométrique. Ça l’importe peu de savoir que les formes possédant quatre coins sont des parallélogrammes. Ce n’est pas cette information qui va l’aider à gagner le cœur de Diana ou qui va enfin gonfler ses muscles afin qu’il puisse se défendre lui-même dans la cours de récréation. Ce n’est pas qu’il en a marre de devoir se coller aux fesses de Rudy, c’est plutôt qu’il aimerait être indépendant. Mais le mexicain est un bon ami pour lui, ce n’est pas plus mal. Et, grâce à lui, il a rencontré une dame qui le traite comme son fils : quoi de mieux pour celui qui n’arrive plus à se souvenir du visage de sa maman ? « Hé, Raphael ! T’as une admiratrice secrète, tu nous caches des trucs ! » Lance un élève moqueur tandis que l’interpellé se dirige en direction de la case dans laquelle sont rangés ses manuels scolaires et ses effets personnels. « Qu… quoi ? » Il demande, complètement perdu, s’arrêtant en plein milieu du corridor pour serrer son cartable de mathématique contre son torse. Il ressemble à un gitan, planté comme ça, la lèvre fendue en voie de guérison. « Elles sont belles les jolies fleurs ! » S’écrie un autre garçon derrière le jeune danseur dont le regard s’accroche immédiatement à la porte de sa case, couverte de pissenlits brunis par le temps et de confettis découpés à la main. Quelques pompons colorés ont été posés ici et là : juste assez de décoration pour que le visage de Raphael vire au rouge. Il ne bouge pas d’un centimètre alors que les rires des autres enfants se mélangent en cacophonie. Il ne pense pas une seconde que la responsable de ces décorations est la jeune fille qu’il a sauvée dans la cours quelques jours plus tôt. À ses yeux, cet acte de vandalisme – c’est comme ça qu’il le perçoit – a été commis par nul autre que les cons de sa classe qui aiment se moquer de lui pour ses vêtements colorés et démodés.  

J'ai les doigts qui sont de parfaits délateurs du crime. Il sont de toutes les couleurs, toutes les couleurs spécifiquement utilisées pour décorer le casier de Raphael contre son gré - ce que je ne sais pas encore. Dans ma petite tête de linottes de gamine fragile aux bonnes (mauvaises) idées qui se multiplient, celle-ci en était une de génie. Ce que des mots ne pourront jamais exprimer se résument maintenant en collages, en assemblages d'images et en décorations de tous styles et toutes variétés qui, ornées de pastel, soulignent à la hauteur de ma reconnaissance son petit coin rien qu'à lui.

Ça m'a pris une heure, complète. C'était la période libre à la bibliothèque, période que je ne manque pourtant jamais. Les différentes allées sont devenues ma maison, les livres que j'y trouve au fil des jours pour les dévorer planquée dans les rangées sont devenus pléthores de nouveaux meilleurs amis. Pourtant, je les ai snobbés aujourd'hui et c'est à peine avec un pincement au coeur que je me suis faufilée dans les couloirs pour arriver jusqu'à son casier. Son emplacement comme son numéro que je connais par coeur du haut de ma mémoire de gamine si facilement impressionnable. Il m'a sauvé la vie, Raphael Elly. Et il faut bien qu'il le sache.  

"Qu'est-ce que vous faites cachée ici, mademoiselle McGrath?" qu'il me demande en grommelant, le concierge qui tournait le coin, qui tombe face à face avec ma silhouette agenouillée derrière un bac de recyclage, effrayée de la réaction que Raphael semble avoir face à ma surprise. Mes mots se précipitent, la confession d'être prise sur le fait aussi. Je murmure, le plus silencieusement possible. "Je... je devais pas voir ça, j'aurais dû retourner à la bibliothèque et continuer d'imaginer que ça le rendrait heureux, mais il a l'air fâché Raphael. Il a l'air déçu même, j'imagine que c'est parce que je n'ai pas mis de paillettes sur son nom de famille mais je jure que je voulais lui faire une belle surprise et ensuite m'enfuir et ne pas rester pour le regarder en secret, mais j'ai triché et maintenant j'ai tout vu et ça me fait de la peine parce que j'ai tellement travaillé fort et il a l'air vraiment fâché vous trouvez pas? Oh, il crie. Et moi, j'espérais que s'il allait crier, ça serait de joie."

Quelqu’un veut le couvrir de honte, encourager les gens à le viser, lui, quand ils ont envie de se défouler sur un innocent. Ce n’est pas pour rien si c’est sa case qui a été choisie pour se faire décorer de la sorte : il est la victime idéale. Il ne s’est jamais plaint au directeur et n’a jamais attaqué en retour. Il ne fait que subir en silence, gardant ses yeux secs, pour empêcher les gens de voir que toutes ces moqueries lui font du mal. Il a appris trop jeune à ne pas afficher ses émotions sur son visage. Ses papas l’ont conseillé de le faire car ils savaient que ça ne serait pas facile pour un petit garçon d’être le seul dans son cours de danse. Mais ils ne l’avaient pas empêché de réaliser ses rêves, sachant pertinemment que leur fils est un garçon solide qui ne se laisse pas si facilement décourager. Mais, ces confettis, ces paillettes sur son prénom, ces cercles en carton à la couleur trop efféminée, c’est beaucoup trop pour lui. C’est son espace personnel qui vient d’être envahis et il se met à détester tous les gens qui ne font que sourire en passant à côté de lui quand il s’approche enfin du lieu du crime. Il sent les regards rivés vers lui et les rires montent en crescendo dans le corridor. Il est rouge comme une tomate quand il arrache les premiers pissenlits qui encadrent le reste des décorations. Rouge de honte, de fureur, de tristesse : il ne sait pas trop ce qu’il se passe dans son cerveau en ébullition. Il a chaud, il a froid, ses mains sont moites et tremblantes, sa gorge s’assèche et il n’arrive pas à prononcer un seul mot quand d’autres garçons s’amusent à ébouriffer sa tignasse bouclée. Il ne fait que supporter le poids de la honte. Rapidement conscient qu’il ne peut pas se débarrasser de tout ce désordre sans l’aide d’une poubelle dans laquelle jeter ce qui, il espère, ne sera plus qu’un souvenir le soir venu, il redresse la tête en direction des bacs de recyclage juste à côté des bacs à déchet. Rapidement, il s’en approche pour venir de saisir de l’un d’eux afin de le traîner jusqu’à sa case mais il tombe nez à nez avec le concierge, armé de son balai, qui fixe étrangement derrière la boîte en plastique bleue qui renferme cartons et plastiques. « Monsieur, j’ai besoin de la poubelle. » Il annonce timidement avant de poser ses deux mains sur le rebord de l’objet convoité. C’est à ce moment qu’il remarque le haut de la tête d’une petite fille recroquevillée près du mur. Il la reconnait immédiatement mais ne dit absolument rien, préférant tourner des talons en traînant l’objet lourd derrière lui. Elle est probablement là pour fuir les terreurs qui lui ont volé sa boîte à lunch la dernière fois mais il en a rien à cirer.  

Le monde tourne fort et trop vite, tout tourne en fait, et mes mains s'agrippent aux pans de mon hoodie en espérant qu'ainsi elles arrêtent de trembler, de se triturer du bout des doigts. C'est ridicule et tout est décuplé, aucun référent et aucune autre situation n'est similaire et pourtant tout semble reposer sur mes épaules frêles, mon souffle court. « Qu'est-ce que je devrais faire? » mes prunelles humides remontent vers le pauvre concierge qui est investi d'une mission qu'il n'aurait sans doute pas voulu se voir affubler. Et le voilà à servir de confident, d'oreille attentive ou genre de, qui pince les lèvres, dodeline la tête, vacille son regard entre Raphael et moi. Entre le casier et les traces de peinture au mur et au plancher qui guident jusqu'à moi. « Je ne sais pas ma p'tite - peut-être que tu peux lui dire la vérité? » si seulement la vérité ne me terrifiait pas autant.

« Monsieur, j’ai besoin de la poubelle. » mon corps en entier sursaute de le savoir si proche, mes yeux s'écarquillent de sentir son coup d'oeil sur mon profil.

Pourquoi il a besoin de la poubelle?
Parce qu'il veut jeter mes décorations.
Parce que j'ai tout gâché.
Parce que j'ai pas choisi sa couleur préférée.
Parce que je suis encore là quand lui il ne fait que me répéter de m'en aller.

« Raph-ael. » le concierge lui pousse le bac avant de s'envoler entre les dédales des couloirs, ma voix est rauque de s'élever quand depuis tout à l'heure je ne parlais qu'à voix basse. « Tu as besoin d'aide? » la vérité me fait peur, la vérité m'horrifie. La vérité, c'est qu'il ne me regardera jamais comme je le regarde lui. Alors autant mieux être utile, autant mieux traîner des pieds, le suivre avec une distance, offrir mains propres aussi. Mes mains d'ailleurs, tout sauf propres, cachées maintenant au creux des poches de mon jeans.

Il retourne jusqu’à sa case en compagnie de la poubelle lourde contenant déjà restes de fruits et emballages de produits industriels. Bientôt, toutes ces décorations horribles qui ont violé son intimité retrouveront la place qui leur appartient depuis le début. Les déchets. Arrivé à destination, il essuie son front du revers de la main. Il est couvert de sueur et ce n’est pas à cause du minuscule effort physique qu’il vient de faire en trainant le bac en plastique. C’est la gêne qui le fait réagir ainsi, ses mains sont moites et ses lèvres collantes. Il s’attelle à la tâche, décollant confetti après confetti en tentant d’ignorer les moqueries derrière lui. Heureusement pour lui, le corridor se vide progressivement et il peut davantage compter sur la solitude pour le réconforter. Les autres gamins se sont tous empressés de rejoindre la cours d’école pour profiter du chaud soleil et pour se sortir de la tête toutes les leçons apprises pendant le cours. « Tu as besoin d’aide ? » Lentement, il pivote la tête vers la petite fille qui se cachait quelque secondes plus tôt dans le recyclage. Il hausse un sourcil et, désintéressé, il marmonne : « Tu n’étais pas occupée à protéger ta boîte à lunch, toi ? » Il secoue la tête de droite à gauche, renifle et arrache les premières lettres qui composent son nom. Il les balance avec dégoût dans la poubelle, heureux de les voir disparaître à travers les pelures de bananes et d’oranges. « Je n’ai pas envie de discuter. » Il continue, voyant que l’élève ne bouge pas d’un centimètre. Il a vu la crainte dans ses yeux mais il est trop occupé à penser à sa petite personne. Il est celui qui souffre en ce moment. Elle, elle peut aller se faire voir ailleurs.

Et si je la lui disais vraiment, la vérité? Et si je prenais mon courage à deux mains, et si je m'octroyais le temps de le regarder dans les yeux et de lui avouer que chacun des éléments qu'il arrache avec la fureur dqu'un gamin de huit ans est capable d'avoir, sont tous installés de mes soins? Et si je ravalais ma salive, redressais mes épaules, alignais mes prunelles noisettes aux siennes fuyantes une bonne fois pour toutes?

J'y suis presque, le concierge en cheerleader attitrée - lui qui a déjà fuit le couloir, lui qui est parti avec sa moppe et ses idées de véracité là où les gamins veulent véritablement l'écouter. Raphael me laisse étrangement approcher, il n'a plus le ton agressif dont il m'avait affublée dans la cour de récré, il est beaucoup plus posé, calme même.

« Tu n’étais pas occupée à protéger ta boîte à lunch, toi ? » et puis, tout s'effondre, tout s'écroule à nouveau. Mon lunch oublié, mon ventre qui crie famine, ma gorge qui se serre, les larmes que je retiens sans jamais lui faire l'affront de les laisser couler - à nouveau. « Je n’ai pas envie de discuter. » « Alors on discute pas. » que je souffle, le trémolo qui craque sur la fin, et mes doigts nerveux qui se retirent de mes poches à la seconde où ses iris se retirent de son casier. Il ne verra pas toute l'attention, toute la délicatesse dont je fais preuve pour retirer les couronnes et les trophées ej papier mâché, les licornes dessinées avec mes crayons préférées en parallèle de la porte de métal qui lui appartient pour l'année scolaire au complet. « J'adore le corail. » oh Ginny, pourquoi tu parles, pourquoi tu en rajoutes, pourquoi tu lui donnes des munitions, toi et ton bout de papier de construction rosé? « Pardon, c'est vrai, tu voulais pas discuter. »

Il n’arrive pas à faire preuve d’empathie dans les moments comme ceux-là. Il est le nombril du monde, la seule personne qui importe quand ses émotions prennent le dessus et qu’il doit les contenir derrière un visage de glace. Il l’humidité dans le regard de la petite fille qui est venue le rejoindre mais il ne peut pas assimiler l’information. Il ne comprend pas que c’est la tristesse qui affaisse son visage fin. Son cerveau ne fait qu’hurler contre les décorations qu’il déteste de tout cœur alors qu’il les arrache pour les jeter sans intérêt à la poubelle qui les avale comme les déchets qu’ils sont. Il ne se gêne pas pour faire comprendre à l’autre élève qu’il n’a pas envie de parler – et c’est probablement parce que sa voix se casserait s’il tentait de prononcer un seul mot reflétant ses émotions. Il voudrait dire que c’est injuste, que tout le monde est contre lui pour aucune raison et que, s’il aime se vêtir de fringues colorées ou s’il est talentueux dans un sport féminin, c’est son droit. Mais il ne peut pas le faire, et la petite fille n’est pas sa confidente. « Alors on discute pas. » Il ne fait qu’acquiescer d’un signe de la tête avant d’ouvrir la case pour récupérer un mouchoir. Il tente de retirer un petit tas de colle avec celui-ci. « J'adore le corail. » Il ne l’écoute que d’une seule oreille mais sa remarque le fait tiquer. « Pardon, c'est vrai, tu voulais pas discuter. » Il réalise que ses petits doigts se sont eux aussi mis à la tâche et il réalise seulement à ce moment qu’il est probablement injuste avec elle. Elle ne fait que l’aider. Elle ne mérite pas sa froideur. « Les coraux dans l’eau ? Ou la couleur ? » Il se permet sans la regarder, n'ayant donc pas remarqué le carton coloré dans sa main. Il pose la question parce que le corail est une couleur dont il a appris le nom très récemment. Avant, il disait jaune-orange pour la décrire, et pour décrire la couleur de son étui à crayons.

Il est beau, quand il est concentré. Habituellement, je regarde ailleurs quand il regarde vers moi, et je regarde vers lui quand il regarde ailleurs. La chorégraphie est calculée et pratiquée, elle est même maîtrisée pour avoir été si souvent mon salut quand sa tête se détournait trop vite dans ma direction. Pourtant, aujourd'hui, je n'ai pas à anticiper quoi que ce soit tant ses iris dérivent et divaguent, tant j'ai l'impression qu'il sait que je suis là sans vraiment me voir.

La sensation d'avoir un coeur brisé si jeune est indescriptible. Alors je la comparerai à la sensation qu'on ressent quand on croit à tort recevoir le cadeau de Noël qu'on a demandé à ses parents pendant des semaines entières. Cadeau qui finalement n'est pas sous le sapin le 24 décembre au soir quand on nous autorise à déballer un seul présent, les autres attendant le lendemain. Il est là, il est si près Raphael. Il sent le citron et la gomme baloune, il sent l'été et le soleil, si l'été et le soleil avaient un parfum. Il est là mais il ne l'est pas vraiment, quand chacun de ses gestes déchirent un peu plus mes cadeaux bricolés, mon coeur à la volée.

« Les coraux dans l’eau ? Ou la couleur ? » j'inspire, il me parle, à moi et pas à personne d'autre. Il me pose une question et il ne me dit pas de partir. Il veut discuter, maintenant? Alors je souris, je pèse mes mots, mon cerveau qui court dans un sens comme dans l'autre, et les paroles qui déferlent sans que je n'arrive à les contrôler. Mes joues aussi, sont corail. « La couleur. C'est la plus belle couleur qui existe je trouve. » c'est aussi la couleur de son coffre à crayons, des lacets de ses espadrilles de sport. « Toi, c'est quoi ta couleur préférée? » et est-ce que tu es fâché parce que je ne l'ai pas assez utilisée dans mon collage?

S’il a lancé une discussion, c’est seulement dans l’espoir de se faire pardonner d’être si désagréable, parfois. Et peut-être pour se faire pardonner d’avoir été méchant avec lui la dernière fois alors qu’elle n’avait rien fait de mal. C’est lui qui a décidé de jouer les héros, elle n’a pas hurlé son nom pour qu’il atterrisse entre elle et ses agresseurs comme un super héros. Et, maintenant, elle est venue l’aider sans raison valable. C’est peut-être sa façon de le remercier de s’être battu pour son pudding au riz – bien qu’il n’aurait pas agi ainsi s’il savait que ce n’était que ce misérable dessert qui était en jeu. « La couleur. C'est la plus belle couleur qui existe je trouve. » Il se retient de sourire, obstiné à montrer au monde entier qu’il est en colère et que ces décorations féminines ne lui font aucun mal. Lui aussi adore la couleur corail. Ce n’est pas pour rien qu’il s’est arrêté devant l’étui à crayons arborant cette couleur dans la boutique de matériel scolaire. Ses yeux sont attirés par le rose, le rouge, l’orangé, et le corail représente un mélange parfait de toutes ces couleurs chaudes. « Ouais elle est pas mal. » Il marmonne, évidemment désireux de montrer le moindre intérêt quant à cette discussion, bien qu’il aurait envie de sauter dans ses bras et de la faire danser simplement parce qu’elle partage les mêmes goûts que lui. « Toi, c'est quoi ta couleur préférée? » Ses neurones se mettent à bouillir alors qu’il réfléchit à la meilleure réponse à donner. Il doit mentir pour conserver son image devant cette gamine. Le rose n’existe plus, ni l’orange, ni le corail. Soudainement, ce sont des couleurs masculines qu’il imagine sur ses fringues. « Le vert… forêt. Foncé. » Beurk. Son mensonge le dégoûte lui-même. Mais il n’est pas futé parce que jamais il n’a porté cette couleur sombre sur lui. Arrachant la dernière lettre de son nom de famille, il interroge la petite fille, conscient qu’elle était cachée à travers les bacs bleus quelques minutes plus tôt et qu’elle a peut-être été témoin de quelque chose. « Tu sais qui a fait ça ? » Il désigne du menton le contenu de la poubelle, puis le porte métallique de sa case qui redevient de plus en plus grise.

« Ouais elle est pas mal. » c'est comme s'il parlait de moi. C'est comme si le compliment m'était attitré personnellement, c'est comme si j'étais celle qu'il trouvait pas mal. C'est comme si, dans ses yeux, je voyais exactement ce que je rêve de voir depuis la première fois où mes prunelles ont trouvé les siennes dans une cafétéria bondée qu'on fuyait tous les deux. Lui pour aller se cacher dans la salle de bains des garçons, et moi dans celle des filles.  

« Le vert… forêt. Foncé. » je note autant la couleur que le froncement de sourcils, qui fait louche, très louche. Ce qui est louche aussi, c'est la tache de la même couleur que la dernière lettre de son nom de famille qui colore mon jeans. Tache que je cache de suite en retirant mon hoodie pour l'attacher par les manches autour de ma taille rachitique de tous les puddings au riz non consommés aujourd'hui. Il n'y avait pas la moindre touche de vert forêt foncé sur son casier décoré.

« Tu sais qui a fait ça ? » puis, j'en perds la voix. L'étincelle au creux de mes iris aussi, elle s'envole. Les mots du concierge continuent de résonner d'un côté à l'autre de mes tempes. Je pince les lèvres et fronce les sourcils, de manière louche moi aussi. « C'est arrivé vite, je suis pas sûre... » je veux juste une seconde de plus à parler de ses couleurs préférés et à parler de lui. Demain, je lui dirai la vérité, c'est promis. « Veux-tu un dessert? » que je m'entends demander, à demi-mot, hésitante. « J'ai encore mon argent de poche d'aujourd'hui. Je peux te la donner si tu as envie d'un brownie ou d'un muffin. » le sucre me fait toujours du bien, quand j'ai de la peine, quand je suis fâchée. Ma façon à moi de m'excuser.

« C'est arrivé vite, je suis pas sûre... » Il est trop jeune pour faire la différence entre la vérité et le mensonge. Peut-être qu’il aurait tiré davantage d’information en la regardant dans les yeux pendant qu’elle répond mais il est trop occupé à éviter son regard pour ne pas la laisser lire dans ses pensées. « D’accord, dommage. » Il répond simplement, déçu de ne pas avoir obtenu de nom même si, au fond, il n’aurait rien fait pour se venger. Simplement, il aurait encore plus évité le coupable dans la cours de récréation en espérant que celui-ci finisse par l’oublier. « Veux-tu un dessert? » Le changement de discussion est brutal. Il déstabilise Raphael qui porte son attention sur l’élève une seule seconde, avant de se remettre à décoller les mottons de colle sur le casier avec ses ongles. La personne qui a fait ce désastre ne s’est pas du tout appliquée. Il lui faudrait de l’eau et du savon pour nettoyer tout ça mais il abuse déjà beaucoup trop de la pause lunch. Il devrait être avec les autres enfants, dans la cafétéria, à mordre dans son sandwich au jambon. Seul, à sa table, évidemment. Parce qu’on ne change pas une recette gagnante. « J'ai encore mon argent de poche d'aujourd'hui. Je peux te la donner si tu as envie d'un brownie ou d'un muffin. » Son intérêt est capté car il est un enfant qui raffole de sucre, bien que sa diète est plutôt supervisée par ses papas qui veulent le voir réussir son sport de prédiction. Il ne doit pas s’empiffrer de malbouffe s’il désire préserver sa flexibilité et son habilité dans les airs. « Dans les machines distributrices ? » Il demande, les deux yeux intrigués, alors qu’il se met déjà à fantasmer à cette machine pleine de sucreries qu’il ne peut habituellement pas exploiter. « Mais, pourquoi tu me donnerais ton argent ? » Il s’interroge rapidement en fronçant les sourcils, perplexe devant cette générosité inexpliquée.

Il hésite, et chaque grincement des restes de colle qu'il gratte me pince le coeur. Mais je reste droite, stoïque, le menton relevé et les yeux qui détaillent ses gestes appliqués.

« Dans les machines distributrices ? »
« Il y a des barres de chocolat aussi. J'aime celle à la noix de coco, y'a des palmiers en motifs dessus. »

Je ne sais pas pourquoi je continue à lui dire ce que j'aime. J'ignore pourquoi je le bombarde de mes trucs préférés, comme si ça allait changer quoi que ce soit. Comme si je devais me dépêcher de lui en dire un maximum pour arriver à trouver un terrain d'entente, pour arriver à ce qu'il me connaisse assez, à ce qu'on se trouve des points en commun peut-être, au moins un.

« Mais, pourquoi tu me donnerais ton argent ? »
« Parce qu'ils t'ont presque cassé le nez à cause de moi. »

La réponse vient naturellement, comme le merci que je n'ai jamais pu faire autrement que de lui souffler, silencieuse et honteuse, lui qui s'était enfui la dernière fois sans un seul regard par-dessus son épaule pour moi. Les pièces de monnaie tintent entre mes doigts, je lui tends la main qui n'a presque pas de peinture au creux de la paume et qui pourrait facilement passer pour tachée à cause d'un cours d'arts plastiques comme un autre.

« Veux-tu un soda aussi? »

Le silence s'égraine et ma respiration s'accélère, il ne le remarquera pas parce que de toute façon, il ne me remarquera jamais. Mais ce n'est pas une raison pour retirer mon offre, ni pour ne pas attendre sagement qu'il prenne l'argent que je lui donne volontiers et aille se gâter d'un dessert bien mérité après une journée aussi longue et horrible qui ne semble jamais prête à se terminer.

« Il y a des barres de chocolat aussi. J'aime celle à la noix de coco, y'a des palmiers en motifs dessus. » Oui, il le sait, il connait cette machine par cœur. Il bave devant elle et il ratisse le sol à la recherche de pièces de monnaie égarées dans l’espoir d’en trouver assez pour se payer une friandise chocolatée un jour ou l’autre. Mais, là, c’est la petite fille qui lui offre son argent sans raison apparente. Peut-être veut-elle le remercier une seconde fois d’avoir eu l’air complètement con devant les trois gorilles. « Et il y en a une aux canneberges. » Qu’il n’a jamais pu goûter, d’ailleurs. « Mais mes papas mettent des collations dans ma boîte à lunch. Des fruits, souvent, c’est meilleur pour la santé qu’ils disent. » Et il retourne à ses occupations, la langue sortie, alors qu’il gratte la colle sur laquelle sont resté attaché des retailles de cartons roses. Il désire toutefois comprendre pourquoi elle lui offre son argent comme ça. « Parce qu'ils t'ont presque cassé le nez à cause de moi. » « La lèvre ! » Il rectifie immédiatement en pointant la fente sur sa lèvre inférieure. C’est aussi une façon de dire qu’il se souvient de cette journée-là comme d’hier et qu’il n’oubliera pas si facilement son humiliation. « Et puis je n’ai même pas réussi à protéger ton pudding, je vois pas pourquoi tu veux me donner ton argent de poche. » Il hausse mollement les épaules mais elle insiste, lui présentant sa main ouverte, pleine de pièces argentées, et lui proposant même un soda. Il louche sur les pièces un long moment, remarquant la peinture suivant les lignes de la paume de la fille puis il se pince les lèvres en un léger sourire. « Merci. » Il s’empare de l’argent et le glisse rapidement dans sa poche comme s’il s’agissait là d’une contrebande illégale. Les enfants voient la richesse dans le moindre dollar. « Au fait, c’est quoi ton nom ? » Sa case est propre et il vient de se faire offrir du sucre. Sa colère s’est effacée en même temps que la colle.

« Et il y en a une aux canneberges. »
« Tu voudrais y goûter? »
« Mais mes papas mettent des collations dans ma boîte à lunch. Des fruits, souvent, c’est meilleur pour la santé qu’ils disent. »
« Tu as mangé tes fruits aujourd'hui? Parce que sinon je peux les prendre, comme ça tu aurais encore faim pour le chocolat. »

Je tente de lui trouver des solutions là où il n'y a pas de problème, je tente de tout réparer quand la seconde d'avant, c'est moi qui avait tout cassé. Parlant de cassé ; « La lèvre ! » je réitère, mime son ton et ses mots, hoche de la tête de la positive, m'excusant presque d'exister. « La lèvre. » la cicatrice qui orne sa lèvre restera visible pour un moment encore, mon coeur se serre de le constater de nouveau. « Et puis je n’ai même pas réussi à protéger ton pudding, je vois pas pourquoi tu veux me donner ton argent de poche. » sa voix est déçue, je donnerais tout pour le rassurer comme il l'a fait pour moi à ce moment bien précis. « Tu as essayé au moins. T'es le seul qui a essayé. » personne n'essaie jamais, pour moi. Personne n'a jugé encore que j'en valais vraiment la peine.

« Au fait, c’est quoi ton nom ? »
« Ginny. »

Je connais le sien par coeur, et qu'il sache désormais le mien me donne juste envie de l'entendre le dire. Pour m'interpeller dans les couloirs, pour me raconter une blague, pour me montrer son nouveau t-shirt corail et pas vert forêt foncé, pour m'inviter à - « Est-ce que je peux venir à la machine distributrice avec toi? » je n'attends pas qu'il m'invite à faire quoi que ce soit, quand c'est moi qui ose, déjà.