Autant dire que si l’idée du vernissage m’avait effectivement intéressé à peu près deux minutes, tout a rapidement été réduit à la baisse lorsque j’ai assisté à une scène digne d’une série adolescente. Sans connaître le lien ni l’histoire de tous les participants, je serais pourtant prêt à parier qu’un peu d’amour, un peu d’amitié et surtout beaucoup d’egos brisés sont au cœur de ce savant mélange de testostérones en tous genres. Au moins, j’ai pu occuper le reste de mon temps à observer les œuvres exposées, lesquelles n’étaient pas si pires. Pas de quoi m’intéresser pour toute une soirée, mais Sloan et moi avons eu de grandes discussions dans lesquelles j’étais pourtant le seul à parler. De toutes les discussions animées ayant lieu entre les jeunes adultes présents au vernissage, je me suis rapidement lassé de chacune d’elles, assez pour rentrer chez moi assez rapidement, bien heureux d’avoir dépassé ce stade de la vie où tout a soudainement une importance immense, si ce n’est capitale.

“T’as envoyé un dossier pour exposer dans certaines galeries ou des événements ?” La séance du jour ne se compose que de Cesar et moi, simplement parce que je n’ai pas l’énergie ni l’envie de m’occuper d’une classe toute entière. La galerie a été troquée pour Kangaroo point, sans raison particulière si ce n’est changer un peu de cadre et voir autre chose. Mes dessins peuvent se transporter facilement ; je laisse Cesar se débrouiller seul en revanche. Le point de vue sur la ville est intéressant, certainement pas au point de me donner envie de le dessiner pour autant. La simple idée de regarder de haut le reste de l’Australie suffit à me plaire, de toute façon. “Parce que permets moi de briser un peu tes rêves, mais dans la vraie vie personne va venir vers toi pour te supplier d’exposer dans sa galerie, qui s’avère être la plus renommée du pays.” Encore une fois, ce n’est que le genre de situation qui existe dans les films. Et encore, je doute que beaucoup de films traitent de ce sujet en particulier, chose que j’affirme sans être cinéphile. Qu’importe. On s’en fiche, des films.

Mes yeux ne se portent que sur mon dessin et la feuille que je remplis rapidement de mon coup de crayon, n’ayant pas besoin de regarder Cesar dans les yeux pour que la discussion ait une quelconque importance supplémentaire. Mes mots sont de toute façon importants au naturel ; c’est évident. Ils sont d’autant plus importants lorsqu’ils parlent d’art. “Tu l’as dégotée comment, ta place dans l’autre galerie, là ?” L’autre galerie, là parce que j’en ai oublié le nom et autant dire que je m’en moque pertinemment.

@cesar gutiérrez

Kangaroo point, c’est l’endroit qu’Auden m’a indiqué pour le cours d’aujourd’hui. J’ai été plutôt surpris qu’il propose un cours en dehors de la galerie et de son confort et surtout qu’il me propose un cours particulier. Mon égo a été plus que flatté qu’il veuille m’accorder toute son attention. Je me dis qu’il doit quand même trouver ce que je fais intéressant même s’il y a quelques temps j’ai plus ou moins traité son amant de crétin. C’était clairement pas le truc le plus intelligent que j’ai pu faire mais je me suis fait tout petit depuis et Auden est passé à autre chose. Je prépare mes affaires de peinture qui sont assez encombrantes et je soupire rien qu’en pensant que je vais devoir me trimballer tout ça dans le bus. Inutile de demander à Maman sa voiture, elle en a besoin pour aller travailler. A peine arrivé dans le bus je râle déjà de devoir porter mon encombrante pochette de transport. Les autres passagers du bus -parce que celui-ci est particulièrement bondé- m’assassinent également du regard. J’ai hâte d’avoir ma propre voiture et d’arrêter de galérer comme un con dans le bus. Les yeux rivés sur mon téléphone et mes écouteurs vissés sur mes oreilles je n’entends pas la douce voix automatique du bus qui indique le prochain arrêt. Lorsque je relève les yeux il est trop tard et nous avons dépassé l’arrêt. Je retiens un “Joder de mierda” et j’appuie sur le bouton pour demander un prochain arrêt. Je vais devoir me retaper le chemin en sens inverse alors que le bus devait me déposer au pied du kangaroo point. Fait chier. Je jette un coup d’oeil rapide sur ma montre et je vois que je ne suis pas en avance. Enfin je l’étais mais ma marge de manœuvre est sérieusement réduite avec mon arrêt manqué. Une fois descendu je me dépêche de faire le chemin en sens inverse et j’arrive au point de rendez-vous deux minutes avant l’heure prévue par Auden, j’ai eu chaud.

La vue depuis là-haut est magnifique. Ce n’est pas nouveau pour moi, je vis ici depuis toujours et je viens ici de temps en temps. Je repense à Bailey avec qui j’avais eu un rendez-vous ici, le lieu se prête parfaitement pour un pique nique romantique ou une séance peinture. Nous nous installons et après quelques coups de crayon seulement la voix d’Auden me sort de ma bulle. “T’as envoyé un dossier pour exposer dans certaines galeries ou des événements ?” Je sais qu’il fait référence au vernissage de la galerie de Lexie. J’ai été agréablement surpris de le voir là-bas, surtout dans son rôle de papa poule. Je n’ai pas eu l’occasion de beaucoup discuter avec lui pendant la soirée puisque les désagréments se sont enchaînés. Entre l’humiliation que m’a fait subir Lexie ou encore Carl qui débarque pour draguer Em je n’ai même pas eu le temps de discuter avec mon prof et ça me fait chier. J’aurais voulu avoir son avis en direct mais vu qu’il est parti avant que je sois disponible j’espère avoir son retour pendant ce cours. “Pas encore.” Je sais déjà qu’il va m’engueuler. Parce que c’est quelque chose que j’aurais dû faire depuis un moment mais en moment j’arrête pas de courir partout et j’ai eu du mal à trouver le temps de monter un dossier pour une galerie. Et puis tout seul c’est quelque chose qui est pas évident à faire. “Parce que permets moi de briser un peu tes rêves, mais dans la vraie vie personne va venir vers toi pour te supplier d’exposer dans sa galerie, qui s’avère être la plus renommée du pays.” Je le savais. Bon il a raison dans le fond, j’ai eu de la chance avec Lexie et ça ne sera pas toujours comme ça. Mais entre gérer les conflits familiaux quotidiens à la maison, la naissance de ma demi-sœur, le boulot et l’hospitalisation de Maria j’ai eu d’autres choses à penser que ma carrière d’artiste. “Non mais je sais.” Je ne m’étends pas plus, je n’ai pas envie d’expliquer ma situation à Auden parce que je sais ce qu’il va me dire “tu te cherches des excuses” ou alors m’expliquer que ma vie d’artiste doit passer avant tout le reste si je veux avoir la moindre chance de réussir. Mais dans la vie on ne fait pas toujours ce qu’on veut. “Tu l’as dégotée comment, ta place dans l’autre galerie, là ?” Je le vois commencer à esquisser quelques coups de crayon sur sa toile et ça me fait tilter. Parce qu’après presque un an à être son élève c’est bien la première fois que je le vois à l'œuvre. Je l’observe discrètement tout en lui répondant. “La directrice m’a contacté après avoir vu mon compte sur Instagram pour voir si j’étais intéressé par une expo.” Quand j’ai reçu le message de Lexie c’était trop beau pour être vrai, j’ai même cru à une mauvaise blague. Mais quand je l’ai rencontrée et qu’elle m’a fait visiter la galerie j’ai compris qu’elle était sérieuse et que même si c’est une petite galerie de rien du tout il faut bien commencer quelque part. C’était une belle occasion pour débuter même si la soirée du vernissage m’a laissé un goût amer. J’anticipe sa réponse en ajoutant.  “Je sais que j’ai eu de la chance et que si je me bouge pas ça se reproduira pas.”

Puisque reprendre la peinture comme avant est un processus long et difficile que je suis encore loin de maîtriser comme je le voudrais, j’occupe le temps et l’espace avec des questions qui m’intéressent réellement. Il pourrait être promis à un grand avenir mais dans le monde de l’art, il n’existe jamais de certitudes. La confiance n’est pas suffisante pour créer tout le reste, malheureusement. “Pas encore.” Mon regard courroucé se porte sur lui, j’hausse un sourcil sans pour autant ajouter le moindre mot. Il sait ce que j’en pense, tout comme il sait que son avenir n’est pas le mien et qu’il pourrait foncer droit dans le mur que je ne tremblerais pas. Il doit provoquer sa réussite mais semble un peu trop flemmard encore pour l’heure, ce que je ne peux bien sûr que lui reprocher. C’est plus fort que moi, pourtant, et je ne sais me taire alors que j’ai l’impression d’avoir encore tant de choses à lui dire et, par extension, à lui apprendre. “Non mais je sais.” Tout dans son visage me laisse lire la culpabilité en lui, chose que j’interprète comme une raison nécessaire pour moi de me taire. Si je continue dans ce sens, je risque de l’enfoncer sans qu’il ne sache plus trouver le chemin vers la sortie. Il a des épaules larges, mais sans doute pas assez pour que je laisse un jour parler toute ma colère. Il puise sa force ailleurs, chose que je ne lui reproche pas le moins du monde.

Ainsi, c’est bien plus par curiosité que quoi que ce soit d’autre que je lui demande comment il a réussi à obtenir sa place dans l’exposition et le vernissage de la galerie où je me suis rendu, où Angus était aussi. Il peut être passé sous le bureau que cela m’importe peu, la seule chose importante étant la finalité des choses, mais je souhaite simplement savoir s’il tient là une stratégie viable à l’avenir. “La directrice m’a contacté après avoir vu mon compte sur Instagram pour voir si j’étais intéressé par une expo.” Et cette réponse-là, j’avoue qu’elle tombe de nulle part à mes yeux. J’hoche la tête en silence, affiche une moue étonnée que je ne feins pas. Je continue toujours de crayonner la feuille, presque mécaniquement, sans que mon oeuvre manque d’envergure ou de signification. “T’as vraiment dû lui taper dans l’oeil.” Je ne m’imaginerais pas trouver un artiste à partir de son compte Instagram mais après tout, il faut vivre avec son temps - phrase de vieux con, je sais. Ce dont j’aurais peur, surtout, c’est que les quelques photos postées ne soient finalement que du vent et qu’il n’ait même aucune notion de perspectives. Fort heureusement, ce n’est en rien le cas pour César qui, quand bien même il manque de pratique, a un véritable coup de crayon digne d’intérêt. “Je sais que j’ai eu de la chance et que si je me bouge pas ça se reproduira pas.” - “Pas moi qui le dis.” Mais je le pense, en effet, et n’ai pas besoin de le souligner une fois de plus pour qu’il s’en doute. La chance n’est pas fiable et, qui plus est, il est bien rare qu’elle intervienne deux fois au même endroit. “Tu connaissais les autres invités, là-bas ?” Le monde de l’art étant infiniment petit, je ne fais là que m’informer sur l’état des choses.

“T’as du talent, t’as rien à craindre en allant toquer aux portes, tu sais.” Ils lui diront qu’il n’est rien ni personne, certains, et ils passeront à côté d’une immense opportunité. Tant pis pour eux, pas pour Cesar. Il trouvera assez de galeries voulant de lui et de ses oeuvres, le moment venu, et en attendant j’ose espérer que cela ne fera que le convaincre de se donner toujours un peu plus dans son travail.

Installé confortablement au Kangaroo point je mets en place mon chevalet et mon matériel de peinture aux côtés d’Auden. Le temps est magnifique et il a eu une bonne idée en proposant un cours en extérieur. Je n’ai pas le temps de divaguer sur le paysage puisqu’au bout de quelques coups de crayon seulement il me demande si j’ai envoyé des dossiers à des galeries. J’ai l’impression d’être un gamin à qui on demande s’il a bien fait ses devoirs. La réponse est non, enfin “pas encore” plus exactement. C’est dans mes projets mais en ce moment avec les allers retours à l’hôpital et mes heures supplémentaires au boulot je n’arrive pas à m’asseoir cinq minutes sans avoir les paupières lourdes. Et ça ne loupe pas, Auden ne prend pas de pincettes pour me rappeler que si je ne fais rien personne ne viendra me supplier d’accepter une exposition. Je suis conscient de tout ça et je lui fais savoir. Il me demande ensuite comment j’ai pu avoir une place dans la galerie où j’ai exposé pour la première fois. Je lui parle de Lexie et de son message sur mon compte Instagram. Il a l’air plus que surpris par ma réponse. Auden est peut-être un très bon artiste mais il est loin d’être un maître dans l’art de la poker face. “T’as vraiment dû lui taper dans l’oeil.” Je ne précise pas que le message de Lexie est arrivé après mon buzz involontaire. Celui où une fausse manip de ma part a posté une photo destinée à ma copine de l’époque en story publique. J’ai perdu quelques abonnés après la publication accidentelle de mon nude mais la tendance s’est vite inversée. Mon bad buzz est devenu un buzz tout court et ça m’a permis de gagner de nouveaux abonnés. Donc Lexie fait peut-être partie de ces nouveaux abonnés, j’en sais rien et je veux pas savoir, ce serait peu glorieux de savoir que j’ai été exposé grâce à l’exposition involontaire de mes fesses sur Instagram. “C’était un gros coup de bol oui.” J’essaie de ne pas montrer mon malaise en me concentrant sur la toile à la place. Et j’ajoute que je sais que je dois me bouger si je veux que ce genre d’occasion se reproduise. “Pas moi qui le dis.” C’est quelque chose que j’apprécie avec Auden, c’est qu’il n’insiste pas plus. Il a vu qu’on était d’accord et que j’avais conscience de tout ça et il lâche le morceau. Je suis venu pour perfectionner ma technique, je n’ai pas besoin de leçon de morale, pour ça j’ai déjà ma mère que je désespère un peu plus chaque jour. “Tu connaissais les autres invités, là-bas ?” Je hoche la tête tout en donnant quelques coups de crayon supplémentaires. “Je connaissais certaines personnes de nom oui, ça a été l’occasion de rencontrer pas mal de monde.” Mais entre avoir deux ou trois conversations intéressantes et que ça débouche sur de vraies opportunités ça fait deux. Je regrette qu’Auden n’est pas été davantage présent à mes côtés pour parler aux invités. Ca aurait été plus simple de nouer des contacts, de savoir à qui parler ou encore d’être présenté comme son élève.

“T’as du talent, t’as rien à craindre en allant toquer aux portes, tu sais.” Je marque un arrêt en relevant mon crayon. Un commentaire de la part de monsieur aimable, si je m’attendais à ça aujourd’hui. “Merci.” C’est un compliment qui me va droit au cœur parce que je sais qu’il est sincère. Si je devais comparer le niveau de sincérité d’Auden je pense que je le comparerais à un enfant. C’est à dire qui dit ce qu’il pense sans filtre. Parce qu’il ne s’est jamais gêné pour se moquer de mes poireaux et moi ou encore pour me recadrer quand mon travail été mauvais. Alors s’il dit que j’ai du talent je sais qu’il le pense vraiment et qu’il n’essaie pas d’être sympa et encourageant. “J’ai pas peur. Je sais que mon travail ne pourra pas plaire à tout le monde et c’est pas ce que je recherche.” J'essaie de me convaincre moi même plus que lui en disant ça. C’est quelque chose qui me fait un peur chier, de me dire que certains diront que ce que je fais n’a aucun intérêt et qui critiqueront mes œuvres mais ça me prendra du temps pour réellement l’accepter. J’ai un peu peur même si je lui affirme le contraire. Parce que l’art est un domaine très traitre et je sais que même si ça fonctionne un jour tout pourrait voler en éclat le lendemain. “Mais en fait je sais pas trop comment m’y prendre.” C’est un monde qui est opaque et c’est vrai qu’à part lui je n’ai personne dans mon entourage proche qui soit dans le même cas que moi. Alors il y a des moments où je suis un petit peu perdu et je ne sais pas trop comment faire les choses. La vérité est là : je me sens vachement seul. J’ai l’impression d’être un petit poisson qu’on lâche dans un grand océan sans manuel de survie. Je veux m’en sortir, que ça marche du tonnerre et ne pas me faire bouffer par une bande de requins ou n’importe quel prédateur de ce monde là. “Vous avez démarré comment vous ?” Je doute qu’il ait tapé dans l'œil d’un directeur de galerie en débarquant avec un sac à dos débordant de poireaux alors je suis curieux. Auden me pose toujours beaucoup de questions mais je me rends compte que je ne sais pas grand-chose sur lui. Je sais que c’est un grand artiste reconnu, sa réputation n’est plus à faire mais je me demande comment est-ce qu’il a démarré et surtout comment il a réussi à se faire un nom dans le monde très fermé de l’art. Toute expérience ou conseils seront bons à prendre et je rêverais d’avoir une réputation comme la sienne.

“C’était un gros coup de bol oui.” Et les coups de bol créent des carrières, qu’on le veuille ou non, que ce soit mérité ou non. Dans son cas, il est chanceux de le mériter un minimum, même si j’espère que cela ne l’aveuglera pas au point qu’il pense tout savoir et ne plus avoir besoin de quiconque pour progresser - oh certes, il n’aura peut-être plus besoin de personne, mais il pourra toujours progresser. D’un sujet à l’autre, j’en profite donc pour l’interroger sur le vernissage auquel nous avons tous deux assistés, là où il semblait être très pris et demandé, à ma plus grande surprise. Je le pensais définitivement bien moins intégré dans le milieu du monde de l’art, pour être honnête. “Je connaissais certaines personnes de nom oui, ça a été l’occasion de rencontrer pas mal de monde.” Je jauge un instant son regard, tentant de deviner s’il s’agit de bonnes ou mauvaises retrouvailles. Un peu des deux, sans doute, comme toujours. “C’est important d’avoir un réseau.” Ça me fait chier, à titre personnel, mais ça n’en reste pas moins important. Le mien ne compte que très peu de membres parce qu’il y a aussi peu de personnes que j’estime réellement dans le domaine, mais au moins elles existent. Je ne me fais pas de souci pour lui, il est un gamin intelligent et surtout posé: il saura faire les choses pas à pas. Cesar a simplement besoin de temps, il est encore jeune.

“J’ai pas peur. Je sais que mon travail ne pourra pas plaire à tout le monde et c’est pas ce que je recherche.” C’est facile à dire, beaucoup moins à assumer. Les critiques sont toujours difficiles à prendre, qu’on soit tout juste arrivé dans le milieu ou un vétéran. C’est un monde de requins où toutes les places sont prises, où tout le monde a déjà eu toutes les idées: se différencier est difficile, et cela le devient un peu plus encore à chaque nouvelle journée écoulée. Son travail ne pourra jamais plaire à tout le monde, mais il aura toujours besoin d’un minimum d’avis positifs, quoi qu’on en dise ou pense. “Mais en fait je sais pas trop comment m’y prendre.” Le nœud du problème est là, justement, parce qu’il n’existe aucun guide ni aucune méthode toute faite pour parvenir au succès, ou au moins à un certain niveau de reconnaissance. “Vous avez démarré comment vous ?” J’esquisse un rire sans que cela ne soit drôle, mais je ne m’attendais simplement pas à ce qu’il me renvoie la question, et je m’attendais encore moins à devoir remuer de tels souvenirs. “Je suis imbu de ma personne, je le sais, mais je suis pas arrivé un beau matin en me déclarant doué.” Je retrouve son regard, ayant décidé de jouer le jeu sans la moindre retenue, comme à mon habitude. “J’ai dessiné toute ma vie à en avoir mal aux mains. Je dessinais dix heures par jour jusqu’à arriver à ce que je voulais.” J’étais dans les musées, j’observais les architectures, je prenais grand soin de reproduire chaque détail des statues les plus connues et d’autres l’étant moins. Peu importe. Tout devenait un défi, et j’ai réussi à venir au bout de chacun d’eux. “Je suis devenu connu grâce à une exposition. Il suffit d’une seule. Mais ça m’a pris des années, j’avais vingt sept ans.” Je hausse les épaules, ne sachant s’il s’agit là d’une bonne ou d’une mauvaise pour lui. Avec de la conviction et de la force de caractère, on peut arriver à tout, mais je dois lui avouer qu’il faut aussi de la patience avec. “Et je continue toujours d’apprendre. C’est une chose de se faire un nom, mais après ça tu dois toujours trouver de quoi prouver au reste du monde que tu ne mérites pas de tomber dans l’oubli.” Et maintenant la vie d’artiste semble un peu moins idyllique, pas vrai ?

“C’est important d’avoir un réseau.” Je hoche la tête. Du réseau je n’en ai pas et ça me fait bien chier. Enfin réseau c’est quand même le terme acceptable pour parler de piston. J’ai l’impression que c’est la seule chose qui fonctionne aujourd’hui. On a beau être bon dans ce qu’on fait, si on ne connaît pas les bonnes personnes, rien ne décollera. “Oui, j’ai l’impression que sans ça ce serait difficile d’arriver à quelque chose.” Je n’ai pas de “réseau” comme il l’appelle. Et ce n’est pas Lexie et son absence de culture artistique qui va me mener quelque part. Je ne suis même pas sûr d’avoir le charisme suffisant pour m’imposer dans un monde comme celui-là.Je lui demande comment il s’y est pris, je suis preneur de conseils. “Je suis imbu de ma personne, je le sais, mais je suis pas arrivé un beau matin en me déclarant doué.” Je dois retenir un petit sourire amusé, au moins ce n’est pas moi qui le dis. Je me contente de l’écouter me raconter un peu le déroulé de sa carrière. “J’ai dessiné toute ma vie à en avoir mal aux mains. Je dessinais dix heures par jour jusqu’à arriver à ce que je voulais.” Dix heures, c’est énorme. Enfin j’ai déjà dû passer autant de temps à dessiner, pendant mes nombreuses nuits blanches mais c’était plutôt rare. J’adorerais passer autant de temps à dessiner mais voilà j’ai une vie à côté. J’ai un boulot, un boulot de merde mais c’est quelque chose qui m’occupe. Je n’ai pas la chance de pouvoir me consacrer à ma passion sans gagner ma vie à la sueur de mon front. Et puis quand je rentre à la maison c’est souvent à moi de faire un grand nombre de tâches ménagères ou de m’occuper des petits. Le temps libre c’est une notion assez abstraite. Je vais au dojo aussi, -l’occasion de passer du temps avec Emery- ce qui fait que j’ai une vie bien remplie entre tout et je fais déjà tout ce que je peux. Quand j’écoute Auden je me reconnais un petit peu dans ce qu’il raconte, c’est quelqu’un de passionné, de perfectionniste et qui est toujours en train de travailler. “Je suis devenu connu grâce à une exposition. Il suffit d’une seule. Mais ça m’a pris des années, j’avais vingt sept ans.” La surprise doit s’afficher sur mon visage. Une seule exposition ? Mais comment est-ce possible ? 27 ans, ça me parait loin. Un âge qui ne m’évoque rien de bien sympa, l’approche de la trentaine et le fameux club des 27. J’ai toujours vu la réussite comme quelque chose qui devait venir tôt. Comme si le fait que la réussite mette plusieurs années à venir signifiait que je n’étais pas assez bon, que je n’avais aucun talent. Je n’arrive pas à imaginer ma vie à 27 ans, ce qui est sûr c’est que la voiture, la maison, la femme et le labrador n’en font pas partie. Pour faire simple dans ma tête réussir à 27 ans ça veut dire être un raté jusqu’à mes 27 ans et je n’arrive pas à accepter l’idée, je veux tout et tout de suite. “Et je continue toujours d’apprendre. C’est une chose de se faire un nom, mais après ça tu dois toujours trouver de quoi prouver au reste du monde que tu ne mérites pas de tomber dans l’oubli.” Je hoche la tête, il a raison oui. Réussir une fois c’est bien, réussir sur du long terme c’est plus difficile. “Une seule exposition, c’est impressionnant quand même.” Il y a une question qui trotte dans ma tête : dans quel état d’esprit est-ce qu’il pouvait bien être quand il avait mon âge ? Parce que je ne sais pas si j’aurais la patience d’attendre aussi longtemps. J’ai besoin de réponses et rapidement. “Mais jusqu’à vos 27 ans vous vous êtes dit quoi ? Vous n’avez pas eu envie d’abandonner ou de faire autre chose de votre vie ?”

“Oui, j’ai l’impression que sans ça ce serait difficile d’arriver à quelque chose.” Difficile mais pas impossible. Je garde la nuance pour moi, bien décidé à croire que j’ai assez joué au sage professeur pour la journée. Dans le fond, il n’a qu’à faire ce qu’il veut: sa trajectoire n’impactera pas la mienne. Je peux lui donner autant de conseils que je veux, cela n’appartient qu’à lui de les appliquer ou non, et je ne serai pas derrière à lui courir après, simplement parce que cela m’intéresse tout aussi peu que je juge l’idée parfaitement contre-productive.

Si cela peut le motiver, je lui raconte pourtant comment j’en suis arrivé jusque-là aujourd’hui et tous les sacrifices que cela m’a coûté, à la force de mes bras et surtout de mes poignets que j’ai malmené pendant des années et que je continue de surexploiter à en faire pâlir le moindre médecin. Peu importe. Ils sont mon outil de travail premier et je dépends d’eux. “Une seule exposition, c’est impressionnant quand même.” Je hausse les épaules. Ce n’est pas vraiment ce qui m’importe. Il y a bien eu d’autres expositions avant qui ont commencé à faire parler de moi petit à petit, oui, mais seule celle-ci m’a permis de tout faire exploser, enfin. “Mais jusqu’à vos 27 ans vous vous êtes dit quoi ? Vous n’avez pas eu envie d’abandonner ou de faire autre chose de votre vie ?” Cette fois-ci, je souris avec un certain amusement autant que d’amertume. “Si bien sûr. Mais je gardais jamais plus de quelques mois le moindre job, alors j’étais incapable de me projeter sur une vie toute entière faite de ça.” J’avais un travail parce que j’en avais besoin pour payer le loyer, il s’en doute bien. Cela n’a jamais été quelque chose que j’aime, l’idée de travailler pour travailler, de gratter du papier ou faire Dieu sait quelle autre tâche pseudo-utile à la société. Comme si j’en avais un jour eu quoi que ce soit à foutre, d’être utile à la société. “Je savais que je voulais être peintre ou rien.” Et le rien a bien le sous-entendu qu’il peut imaginer: j’aurais préféré ne pas vivre plutôt que de continuer à me lever chaque matin pour faire une chose que je déteste profondément. “T’es jeune. T’as le temps d’apprendre et de te former, mais si tu n’arrives pas à trouver ton chemin dans le milieu, il faudra peut-être se poser ce genre de questions à l’avenir.” A savoir: se battre ou renoncer ? J’ai longuement pesé le pour et le contre de mon côté, et je suis aujourd’hui heureux et soulagé de reconnaître que j’ai su choisir le bon chemin, malgré tout. “Tu t’imagines pas faire autre chose de ta vie ?” Je demande alors, curieux de savoir s’il a un plan de repli ou s’il navigue parfaitement à l’aveugle et de façon plutôt dangereuse, lui aussi.

Auden me parle de sa réussite, une réussite qui a mis 27 ans à venir. 27 ans c’est long quand même. Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est vieux mais s’accrocher à des rêves pendant 27 ans sans avoir de vrais résultats c’est long. Je suis curieux de savoir ce qu’il pensait jusqu’à cette fameuse exposition, il a forcément dû avoir envie d’abandonner un jour. “Si bien sûr. Mais je gardais jamais plus de quelques mois le moindre job, alors j’étais incapable de me projeter sur une vie toute entière faite de ça.” Je hoche la tête et déjà je me reconnais dans ce qu’il me raconte. A la différence d’Auden je n'enchaîne pas les petits jobs mais mon boulot de maçon m’ennuie profondément. “Je savais que je voulais être peintre ou rien.” C’est exactement ce que je me dis : la réussite ou rien. Si je n’arrive pas à vivre de mon art j’aurais foiré ma vie. Je serais juste un raté qui n’a aucun talent et chez les Gutiérrez on est des battants, pas des ratés. “T’es jeune. T’as le temps d’apprendre et de te former, mais si tu n’arrives pas à trouver ton chemin dans le milieu, il faudra peut-être se poser ce genre de questions à l’avenir.” Le début de sa phrase me donne de l’espoir, espoir qui est atténué quand il me parle de la possibilité d’échouer. Je n’arrive pas à imaginer cette éventualité. Je ne veux pas me poser ces questions. Et alors quoi ? Si ça ne marche pas je ferais quoi ? Je garderai mon boulot de merde toute ma vie et j’abandonnerai ? Ou pire devenir prof d’art pour des élèves insupportables dans une Middle school de la ville ? Non merci. Plutôt mourir qu’avoir une vie aussi triste. De toute façon je ne sais pas si je serais assez solide pour encaisser un échec aussi grand. “Tu t’imagines pas faire autre chose de ta vie ?” La réponse est évidente : non. Pourtant même si je n’aime pas ce que je fais je travaille déjà et j’ai une solution de repli pour gagner ma vie. “J’ai déjà un boulot à côté, je suis maçon.” Je ne sais plus si je lui avais déjà dit ou pas mais il l’avait sûrement remarqué quand j’ai débarqué à la galerie la première fois en tenue de travail pleine de taches. Enfin très précisément je suis apprenti, mais je finis le mois prochain. Ils m’ont même proposé de m’embaucher pour que je reste dans l’équipe après mon apprentissage.  J’hésite encore sur la réponse à donner. Si je devais écouter mon cœur je plaquerais tout pour me concentrer uniquement sur ma passion mais j’ai besoin d’avoir un salaire alors je crois que je ne vais pas avoir le choix, et ça me fait sacrément chier. “Mais qu’est-ce que c’est chiant. Je n’imagine pas faire ça toute ma vie, j’en peux déjà plus.” Cela fait à peine deux ans et je suis déjà usé physiquement mais surtout mentalement par ce job. “Et quand je réfléchis à ce que j’aimerais faire, je n'imagine pas autre chose qu’être peintre.” Je suis déterminé, je crois que c’est un truc en commun, à défaut d’avoir un sens de l’humour similaire. Plus le temps passe et plus je me dis qu’on se ressemble un petit peu Auden et moi. Lui aussi avait la même rage de réussir que moi, la même détermination qui fait dessiner jusqu’à en avoir des crampes. La différence c’est qu’on ne vient pas du même monde, ma famille compte sur moi et je dois travailler pour essayer d’aider ma mère qui galère toujours autant à payer les factures. Je me recule légèrement pour observer mon esquisse et j’ai l’impression que quelque chose cloche alors je me retourne vers Auden pour lui demander. “Mon esquisse vous parait bien ou je dois modifier quelque chose ?” Après tout, on est là pour ça à l’origine.

J’essaie de l’aider. Sincèrement. A ma hauteur, avec le peu de patience qui est la mienne mais toute la pédagogie que j’ai à ma disposition, j’essaye de trouver les mots justes pour que l’avenir lui sourit autant que possible. J’aurais pu vouloir empêcher un talent tel que le sien d’un jour entrer en compétition avec moi mais je n’en fais rien, bien plus adepte du challenge que de beaucoup d’autres choses en ce monde. J’estime qu’il mérite sa chance de tenter l’aventure, lui aussi, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il saura en ressortir vainqueur. Cela pourrait tout aussi bien donner le glas de sa fin, et c’est le genre de chose que personne ne peut prédire d’aucune manière tant le talent ne suffit pas pour exister dans notre monde. Nous avons besoin d’un tout, d’un amas de choses dont nous ne pouvons nous même pas tenir la liste exhaustive, même après des années et des années d’expérience et la croyance d’avoir tout vu, tout vécu. “J’ai déjà un boulot à côté, je suis maçon.” - « Oui, je sais ça. » Je m’en moque pertinemment, certes, mais je le sais. Parce qu’il est le garçon au poteau qui fait de la maçonnerie: en d’autres termes, il a eu de la chance de sonner dans ma galerie parce que je doute que qui que ce soit d’autre lui aurait accordé la moindre once de crédibilité. J’agis comme d’autres l’ont fait avec moi il y a bien longtemps, et ainsi peut être je pourrai dire avoir l’impression d’avoir payé ma dette envers la société. “Mais qu’est-ce que c’est chiant. Je n’imagine pas faire ça toute ma vie, j’en peux déjà plus.” Il parle comme un enfant déjà lassé de son nouveau jouet et l’idée m’arrache un rire, sans nul doute malvenu - et peu importe. Dans le fond, je peux comprendre que les idées puissent paraître longues lorsqu'elles sont occupées à faire un travail qui nous déplaît. Dans son cas, pourtant, il ne tient qu’à lui de faire changer les choses, chemin que j’ai moi même emprunté il y a quelques années de ça, sans jamais le regretter un seul instant.

De ses yeux, je reporte finalement les miens sur ma toile que je peins péniblement, l’aisance artistique revenant peu à peu mais jamais aussi rapidement que je pouvais l’espérer. Les choses s’apaisent à leur manière, mon esprit se libère assez pour laisser place à mon envie et besoin de créer, ne serait-ce des dessins et autres toiles que je n’exposerai jamais. Ils restent nécessaires, pour me remettre en jambe. “Et quand je réfléchis à ce que j’aimerais faire, je n'imagine pas autre chose qu’être peintre.” Dans le vide, je hoche la tête. « Le plus important, c'est de jamais perdre cet objectif des yeux. » Même lorsqu’il pense être dans une impasse, même quand il estime que finalement plus rien ne va et qu’il va rester maçon ou Dieu sait quoi encore toute sa vie durant. Cet objectif, c’est autant son rêve que sa ligne de vie.


“Mon esquisse vous parait bien ou je dois modifier quelque chose ?”
« Travaille les profondeurs. T’y échapperas pas. »

Avoir l’imagination suffisante n’est pas nécessaire pour être un bon peintre, alors autant qu’il se le rentre dans la tête le plus tôt possible.