Juin était forcément mon mois préféré, parce qu’il y avait des drapeaux arc-en-ciel partout, que tous les bars de la ville organisaient des events queers, que les librairies remplissaient leurs devantures d’ouvrages queers, bref, ça me mettait le coeur à la fête et j’avais un (gay) agenda plus que chargé, invitée à mille brunchs et soirées, mon humeur au beau fixe. Mais ce mois de juin était particulièrement cool, car à vrai dire, jne me souvenais pas la dernière fois où j’avais été aussi heureuse. Ma carrière était bien installée, je bossais sur des projets géniaux, j’avais plus d’argent dont j’en avais l’utilité, mes amis étaient incroyables, et si mes parents étaient toujours cruellement absents, j’étais réconciliée avec Mabel, ce qui me donnait enfin à nouveau une alliée du côté familial. Et puis, évidemment… Il y avait Andy. Après ma plus longue période de célibat depuis l’adolescence - j’avais vraiment fait une bonne pause après Gina, honnêtement - j’avais enfin retrouvé l’amour, et dans les bras de la fille qui m’obsédait depuis des mois. Qui pourrait se plaindre quand on vivait une vie aussi parfaite ?

(Oui, bon, j’étais toujours fatiguée de devoir faire minimum trois selfies avec des inconnus qui me disaient à peine bonjour dès que je sortais dehors, j’étais persuadée qu’Andy allait se rendre compte que j’étais insupportable et me plaquer à tout moment, ou que j’allais tout faire capoter, l’état du monde était on fire et je n’arrivais pas à passer outre mon besoin chronique d’attention de mes parents, mais quand même, globalement, c’était pas mal la vie, non ?)

Ah, et oui, autre point noir au tableau : au moment où je vivais enfin une jolie histoire d’amour, Mabel se retrouvait célibataire. A croire que les Griffiths ne pouvaient jamais être heureuses trop longtemps. Heureusement, au début, j’avais été rassurée de voir que Mabel se semblait pas trop mal vivre la situation. Elle prenait le tout avec beaucoup de recul et de philosophie. Qui sait, peut-être qu’être maman changeait ses priorités ? En tout cas, j’avais pu lui raconter toutes mes histoires avec Andy avec un immense sourire aux lèvres, moins coupable à l’idée d’étaler mon bonheur. Mabel allait bien aussi, donc tout allait bien, non ?!

… Sauf que. Je commençais un peu à trouver tout ça suspect. Mabel allait bien, d’accord, mais j’avais l’impression qu’elle allait même un peu trop bien. Ou peut-être que mon hystérie de début de relation avec Andy se calmait, et je commençais à voir ce qui m’avait échappé avant ? Peu importe, je finissais un peu par m’inquiéter et me poser des questions.

J’étais venue dîner chez elle, et je la trouvais particulièrement enjouée alors que je racontais mon dernier date avec Andy - trop enjouée. Je bus une gorgée de vin, et m’éclaircis la gorge. « Et toi alors, comment ça va ? Tu prends le temps de digérer ces dernières semaines, au moins ? »


@Mabel Griffiths  

« Tout va bien », me répondit Mabel, se reservant un verre de vin dans un enchaînement de timing presque un peu comique et ironique, mais que je ne relevais pas. Mabel était plutôt bonne actrice, ça je devais bien l’avouer, mais j’avais passé assez de temps sur un set de tournage pour savoir quand quelqu’un répétait une réplique qu’il a trop dit et à laquelle il ne croit plus. « Il faut juste que je trouve un nouveau rythme, juste à deux. » Hmmm, hmmm. Qui est-ce que Mabel voulait convaincre, elle-même, moi, Rosie ? Je pinçai les lèvres, ne répondant pas tout de suite, pas sûre de quel angle d’attaque choisir. Ou est-ce que je me faisais des films ? Malgré le rapprochement de Mabel et moi, ces derniers temps, j’étais toujours terrifiée à l’idée de la perdre à nouveau, de mal me comporter - ma vieille peur de l’abandon n’était jamais très loin. « Tu as plus aucune nouvelle d’Aiden, alors ? » Demandai-je prudemment. « Quel abruti, franchement, il savait où il mettait les pieds pourtant, ça servait à quoi de changer d’avis en cours de route sur le fait que tu sois Maman ? pffff », protestai-je, reprenant une gorgée de vin. J’essayais de pas boire trop vite, pour ne pas pousser Mabel, qui semblait avoir un sacré rythme de croisière depuis que j’étais arrivée - ou encore une fois, je me faisais peut-être des films ?!

« C'est fou comme nos vies ne sont jamais synchronisées. Mais je suis contente de savoir que j'avais raison à Noël, et que tes sentiments pour Andy sont réciproques. » Ne souris pas trop Marcel, ne souris pas trop, allez, c’est pas cool pour Mabel… Mais oops, je ne pouvais pas m’en empêcher. Je n’étais pas la fille la plus altruiste qui soit, surtout quand j’étais amoureuse et dans la période lune de miel. Je secouai la tête, essayant de me répondre. « Argh, t’inquiète, sois un peu patiente, mes relations amoureuses tiennent rarement plus de six mois, la roue va tourner pour toi », plaisantai-je - même si au fond l’idée que ça foire avec Andy ne me faisait pas rire du tout, au contraire, plutôt envie de vomir.

« Alors, laquelle de vous deux a osé faire le premier pas ? » Impossible de retenir mon sourire stupide à nouveau. « Hm, un peu des deux, en fait ? Je lui ai dit que j’avais l’impression qu’elle m’évitait, en ce moment, et elle m’a avoué qu’elle avait un crush sur moi et qu’apparemment sa soeur pensait que le crush était réciproque. En fait sa soeur et toi vous étiez nos shippeuses, apparemment », dis-je avec un rire. « J’aurais fini par lui dire, de toute façon, ça devenait ingérable. » J’haussai les épaules avec une grimace.

Bon, si Mabel ne voulait pas trop parler de ses émotions, il y avait peut-être un autre moyen, non ? « Tu sais, c’est pas parce que je sors avec Andy maintenant que je suis pas dispo si t’as besoin. Peut-être qu’on pourrait se faire un week-end entre cousines, avec Rosie, pour te changer les idées ? Un truc au bord de l’océan ? »


@Mabel Griffiths  

Mabel était restée comme à son habitude assez pudique, me racontant peu de choses sur sa rupture (où étais-je trop occupée de parler de ma mise en couple, peut-être ?) mais j’avais compris qu’Aidan avait finalement était assez frileux d’être en couple avec quelqu’un qui avait déjà une enfant à charge - compréhensible, au demeurant, mais qui m’avait fait ragé, parce que la situation était là depuis le départ, qu’il le savait, et qu’en plus il semblait adorer Rosie. Mais la phrase suivante de Mabel me prit par surprise : « J'imagine que dans les centres de désintoxication, ils ne laissent pas vraiment les gens avoir leur téléphone sur eux ? » Je fronçai les sourcils, posant mon verre de vin. « Oh », lâchai, un peu prise de court. « Je ne savais pas. » Je réfléchissais silencieusement, mon cerveau tournant à toute vitesse. « Mab, c’est ça la vraie raison de votre rupture ? » Je demandais, un peu intimidée, parce que je n’étais pas sûre qu’elle ai envie d’en parler, mais la perche était tendue, et je ne pouvais pas ne pas la prendre.

C’était fou, la différence de conversations et de vies, entre ma cousine et moi, maintenant qu’on évoquait Andy. « Vos shippeuses, ou on était juste blasées de vous entendre chacune d'un côté vanter les merveilles de l'autre. Heureusement que sa sœur a réussi à la convaincre de te parler, sinon on y serait encore ! » Je grimaçai, ne trouvant pas d’argument pour me défendre. « hm, oui, j’en ai bien peur », admis-je avec un rire un peu gêné. Je ne savais pas pourquoi cette histoire avec Andy m’avait tant paralysé, moi qui habituellement fonçais tête la première dans mes nouvelles histoires d’amour. Etait-ce parce que je sentais que c’était un peu différent, cette fois-ci ? (Mais est-ce que je disais pas ça à chaque fois, en vrai ?)

J’essayais de ne pas trop agiter ma bonne humeur devant Mabel, lui proposant à la place de passer du temps ensemble, pour lui changer les idées. « Rosie aime bien l'océan. » Je pinçai les lèvres. « Et j’adore faire plaisir à Rosie, mais c’est à toi que je voulais changer les idées », commençai-je, d’un ton tout à fait sérieux. « Mais te sens pas obligée. Je sais qu'au début d'une histoire d'amour, on préfère être tout le temps avec la personne qu'on aime. » Je secouai la tête pour chasser ce qu’elle venait de dire - même si en l’occurence, elle visait juste, surtout pour une personne comme moi qui ne connaissais que la fusion amoureuse. « Historiquement, ça s’est jamais bien fini quand j’abandonnais toute ma vie pour être obssédée par ma nouvelle copine. J’ai pas envie de faire ça », expliquai-je, tout à fait sérieusement. « Mais pour ça il va falloir que tu me laisses t’approcher », dis-je d’un ton de plaisanterie, mais qui au fond, était tout à fait sérieux face à Mabel et son évitement constant.



@Mabel Griffiths  

Clairement, Mabel n’avait pas prévu de me révèler ce détail sur Aiden ; son visage s’assombrit, elle sembla gênée, comme si elle était accidentellement allée trop loin dans sa confession. J’avais mille questions à lui poser, mais ses traits étaient fermés, un cadenas qui m’empêchait d’aller plus loin, et je ne savais pas par quel bout prendre la situation. Mabel avait toujours été plus pudique que moi, et malgré notre relation - plus ou moins - réparée, ces derniers temps, j’étais toujours terrifiée à l’idée qu’elle me rejette si je l’approchais de trop près. Je devinais facilement que Mabel voulait changer de sujet, la preuve dans son changement de sujet plus ou moins discret, qui remettait Andy et ma relation sur le tapis. J’essayais de répondre, pas tout à fait certaine de comment manoeuvrer la situation sans étaler mon bonheur devant Mabel. « T'as vraiment rien de plus à me dire sur elle ? T'étais plus bavarde à Noël ! » Aaaaargh, j’étais dans une impasse : Mabel me posait explicitement des questions, mais j’avais peur d’être déplacée avec mon bonheur. « Quand je sors d’une rupture, généralement, j’ai envie d’étrangler les gens heureux en amour. J’ai pas envie que tu m’étrangles », plaisantai-je avec une grimace, essayant de gagner du temps pour savoir vraiment comment me placer dans cette conversation.

« J'ai jamais trop aimé les sorties en extérieur. Même si ces derniers temps, l'endroit où je vais le plus souvent, c'est le parc à côté de la maison. » C’est vrai que Mabel n’était pas vraiment du genre à faire de la rando ou du surf, c’était une fille de la ville - Brisbane, Londres, et les autres villes où son travail de mannequin l’avait baladée. « Tu préférerais quoi ? Un week-end à Sydney ? Une soirée karaoké ? Un après-midi shopping ? » Proposai-je, avec enthousiasme. Je réalisai que je n’avais pas proposé une soirée à boire et oublier, la recette miracle de rupture, parce que j’avais l’impression que Mabel avait déjà pris cette idée à coeur - mais j’espérais me tromper.

Pas question de lâcher Mabel, en tout cas, j’avais trop oublié ma vie et mes proches à cause de mes relations. « Comment ça t'étais trop obsédée par tes nouvelles copines ? » Je fixai Mabel, les yeux un peu écarquillés. « Oh, wow, parfois j’oublie que t’as raté quelques chapitres », lâchai-je, sincère. « C’est une blague, dans mon groupe d’amis, à quel point je suis stupide et intense en amour », dis-je avec un certain sérieux. « Une de mes exs a une ordonnance restrictive contre moi », avouai-je, riant, grimaçant. « J’ai été fiancée deux fois. Enfin, techniquement, une seule fois officiellement, mais une autre fois on se l’était vraiment promis et on avait regardé des bagues. Après deux mois de relation. » Je baissai les yeux, n’assumant pas tout à fait ce que j’étais en train de dire.

J’avouais mes faiblesses, en espérant que peut-être Mabel pourrait se dire qu’elle aussi, elle pourrait se confier. « Je te laisse approcher », se défendit Mabel, et je retins une moue pour ne pas la braquer. « C'est juste qu'il y a encore des choses sur lesquelles j'ai besoin de réfléchir avant d'en parler. » J’hochai la tête, compréhensive, et pourtant, j’étais loin d’être comme elle sur ce sujet. « Je comprends… Enfin, non, pas vraiment. Je suis plutôt du genre à tout recracher sur mes proches dès que quelque chose m’arrive, sans même trier mes émotions », avouai-je en haussant les épaules. « Mais d’accord, prends ton temps. Mais tu sais que tu peux m’appeler en pleine nuit, hein ? Je peux venir garder Rosie, si t’as besoin. Tu peux me pleurer sur l’épaule », dis-je, et malgré moi, j’eus un petit rire. « Bon, ça, j’y crois pas trop. Pas ton genre. » Je connaissais ma cousine malgré tout.



@Mabel Griffiths