La paire d'écouteurs que Chad avait vissée dans ses oreilles était sa meilleure armure contre les interactions sociales. Le volume avait été ajusté avec une précision académique, juste assez pour ne pas distraire le fil de ses pensées et pour dissuader toute tentative de conversation. Alors que la musique se faufilait distraitement, le pompier volontaire faisait défiler les photos sur son portable avec une légèreté mélancolique. Des clichés d'un passé révolu, souvenirs figés d'un bonheur précaire, qui se rappelaient à lui avec une incroyable netteté. Comment les choses avaient-elles pu changer à ce point, se surprenait-il à penser, tandis que des bribes du présent le tiraient de son introspection. La nuit était déjà bien entamée, et se déroulait avec insouciance devant ses yeux, lorsqu'il daignait bien relever le nez. Chad adorait ces instants de répit dérobés. Convoqué à la caserne, il avait profité d'une accalmie pour s'isoler et abandonner le reste de ses collègues à une partie de cartes animée. Il s'était alors hissé dans le camion qui, posté à l'orée du garage, n'attendait qu'un ordre pour se sauver et rompre le silence d'une nuit d'hiver. Assis à la place du conducteur, Chad n'avait pas pris la peine de refermer la porte derrière lui, et avait pris ses aises comme il en avait l'habitude, pour voyager dans le temps. Sa rencontre fortuite avec Casey avait éveillé chez lui une impérieuse nostalgie. Pas seulement des années heureuses et moins heureuses passées à ses côtés, mais aussi de ces quelques réminiscences, plus anciennes encore, d'une enfance ingénue. A tâtons, Chad étira son bras sur le siège passager jusqu'à empoigner un sachet, duquel il extirpa les restes d'une pâtisserie. Et de se replonger instinctivement dans l'analyse minutieuse de ces images du passé. De l'extérieur, on aurait pu croire que sacrifier la nuit d'un volontaire pour le contraindre à l'ennui était à la limite de la punition. Mais Chad n'avait pas rechigné, parce qu'il savait les effectifs réduits et que d'après les dires, ces dernières semaines n'avaient pas été de tout repos. Il savait également qu'avec la préparation des défis du mois d'octobre et autres événements caritatifs auxquels il avait naturellement répondu présent, la fatigue s'abattait sur ses collègues avec une intensité redoublée. Depuis quelques jours déjà, lui et une poignée d'autres âmes charitables consacraient leurs matinées du samedi à monter des marches, lestés de plusieurs dizaines de kilos, dans l'espoir d'éviter la contre-performance lors de l'ascension des quelques milliers de marches de la Tour de Sydney. Une prouesse aussi attendue que redoutée, qui leur permettrait de récolter pas moins de cent mille dollars australiens.

Pour l'heure, Chad était à des années-lumière de ces préoccupations, et si sa présence avait été dispensable, elle n'en demeurait pas moins consentie et salutaire. Même si l'hiver avait aboli la saison des mariages, Evie n'en était pas moins occupée. Les demandes avaient explosé en prévision de l'été à venir, et la durée de ses séjours à la maison raccourcissait au rythme des jours. Chad se sentait plus utile à la caserne plutôt qu'à surveiller du coin de l'œil les allées et venues dans le quartier, empli de cet espoir de croiser Casey sur son perron. Depuis son divorce, le travail était devenu sa distraction, et tout le reste s'imposait comme un prétexte pour ruminer et spéculer sur sa vie, ainsi que tout ce temps gaspillé à ensevelir la vérité. Dans le coin supérieur de son écran, un bref message de son frère l'interpella et le tira de ses élucubrations. Un public non averti n'aurait rien trouvé d'alarmant dans ces quelques mots, et Chad lui-même ne s'attarda pas dessus. Mais il devait avouer être surpris par l'initiative. Depuis son départ du domicile familial, Chad n'avait jamais gardé un contact régulier avec ses parents, et encore moins son frère aîné Lloyd. Leurs anniversaires respectifs étaient devenus les seuls prétextes pour s'échanger quelques paroles affectueuses, qui n'effaçaient en rien toute la tendresse qu'ils pouvaient éprouver l'un pour l'autre tout le reste de l'année. Un amour inexprimé, pudique, qui ne resurgissait que pour les grandes occasions. Alors qu’elle était donc cette occasion, ce soir-là ? Chad eut à peine le temps de se poser la question qu'une main lui arracha un écouteur, en même temps qu'un sursaut incontrôlé. Il lui fallut quelques secondes pour reprendre de la contenance, et dévisser l'écouteur de son oreille orpheline. "Jaylen... tu m'as fait peur." dit-il pour se soustraire à la honte qui avait fini par s'emparer de lui.

Jaylen s'était matérialisé près de lui en un soupir, spectre bien tangible d'une réalité écartée. Ce n'était pas la première fois que le brun ténébreux endossait ce rôle fantomatique, alors qu'il était réapparu dans la vie de Chad après des années d'une disparition muette. Leur histoire avait pourtant bien débuté, quelque part sur les bancs de l'université. Jaylen, garçon ordinaire, s'était démarqué dans un carnaval de personnalités égocentriques et un florilège de démonstrations d'hypocrisie. S'il laissait sa place à la compétitivité, son individualisme mesuré n'étouffait pas la perspective d'une amitié sincère, à laquelle Chad avait été réceptif. Ils avaient alors noué quelques liens qui, bien que pas assez étroits pour inviter à la plus profonde confidence, ne se limitaient pas à une haine mutuelle de leurs camarades les plus antipathiques. Et surtout, une amitié qui ne s’était pas limitée à leur implication dans les affaires de l’université, pour finalement rester condamnée dans son enceinte. Elle avait perduré, des années durant, jusqu’à ce qu’un produit de leur homogène équation ne décide de s’y soustraire.

Sans conteste, l’apparition de Jaylen avait alors suscité chez Chad une réaction disproportionnée, à la mesure du malaise qu’il s’était immiscé sournoisement dans leur relation. Violé dans son intimité dérobée, ce dernier n’avait pu contenir son embarras, un peu comme lorsqu'on était pris en flagrant délit d'être soi-même. Un karaoké improvisé dans la salle de bain, un mouvement incontrôlé des hanches dans les transports en commun, ces petits gestes insignifiants qui n’avaient de sens que lorsqu’ils demeuraient clandestins, et qui prenaient de l’ampleur seulement lorsqu’ils étaient révélés à des regards moqueurs. Instinctivement, Chad éteignit l'écran de son portable, et avec lui toute éventualité d'une conversation inopinée avec son frère. Ce moment d'intimité avait été si profond que la présence de Jaylen avait pris des allures d'intrusion, mais Chad était bien trop poli pour le congédier dans un râle de mécontentement. L'espace d'un instant, il s'était retrouvé si serein, si songeur, et par ailleurs si vulnérable. La barrière factice qu'il avait érigée entre lui et les autres n'avait le mérite de tenir que du fait de leur absence. D'un geste, Jaylen l'avait abattue, comme on éclaterait une vulgaire bulle de savon, et il fallut à Chad un fragment de seconde pour retourner à la réalité et à ses certitudes bafouées.

"Désolé, je me suis absenté pour passer un coup de fil et j'ai perdu la notion du temps." se justifia-t-il dans un mensonge digne de ses plus belles parties de poker. Le véritable mensonge, c'était d'essayer de lui faire croire qu'il avait pu manquer à l'assemblée. Chad faisait toujours preuve de bonne volonté en société, et ce même lorsque les tribulations de sa journée pouvaient légitimer une humeur taciturne. Mais la caserne concentrait un vivier d'individus charismatiques, et il avait lui-même assisté à assez de parties de cartes pour imaginer la frénésie qui s'emparait de la salle de pause. La moindre performance suscitait des émois retentissants, et son inverse tout autant de chahut. Des éclats de rire, des rugissements de contestation, bien assez d'effervescence pour lui permettre une sortie de scène inaperçue. L'appel de leurs estomacs avait sans doute calmé le jeu et avait révélé par la même occasion son absence jusque-là non remarquée. "Je crois que je vais faire l'impasse sur la pizza ce soir." dit-il en jetant un regard évocateur au sachet désormais vide qui gisait sur le siège passager, avant de le reporter sur son ventre pourtant loin de paraître gonflé. "Je picorerai les restes." ajouta-t-il en levant la tête un fragment de seconde, comme s'il s'attendait à ce que l'absurdité de cette phrase leur retombe subitement dessus. "Non t'as raison, j'aurai sans doute à peine droit à quelques miettes." se corrigea-t-il avec plaisanterie. Comme si les voraces qui lui servaient de collègues intérimaires allaient céder la moindre parcelle de fromage.

Il était d'autant plus difficile de croire à l'inquiétude de Jaylen que leurs retrouvailles à la caserne avaient été aussi silencieuses que leurs années de séparation. Comme à son habitude, Chad préférait cultiver le déni plutôt qu'être l'instigateur d'une inévitable discussion. Autour de lui, personne ne voulait entreprendre les grandes conversations, parce que c'était s'exposer à une incompréhension. Alors plutôt que s'avouer que, même si c'était un sentiment non réciproque le problème n'en demeurait pas moins réel, Chad se complaisait dans les mensonges et les ressentiments. "Si tu t'asseyais plutôt ?" proposa Chad en l'enjoignant de s'installer sur le siège passager, après avoir pris soin d'y dégager le sachet éventré dans lequel il s'était réfugié. "A mon avis il leur faudra bien 10 minutes pour se rendre compte qu'en fait personne n'a envie de changer ses habitudes, et commander la même chose que toutes les semaines." accusa-t-il avec ce même ton railleur. C'était justement pour ces supposées imperfections qu'il chérissait le temps passé sous les tôles ondulées de la caserne.

A la remarque de Jaylen Chad baissa les yeux, tandis que sa main, plaquée à l'arrière de son crâne, cherchait à dissimuler la gêne. Son ton trahissait davantage les reproches d'un supérieur que les inquiétudes d'un ami, et le volontaire réalisa alors que son isolement n'avait suscité que sa propre indifférence. Les moments partagés à la caserne étaient si intenses, et les relations si affectueuses, qu'il en oubliait parfois qu'il n'avait pas le droit de se comporter avec l'égoïsme qu'il réservait à sa famille. Submergé par toute la contrition que lui inspirait son manque de professionnalisme, Chad se repentit d'un "désolé" teinté d'une fausse légèreté qu'il soupçonnait Jaylen d'avoir usé avant lui. De toute évidence le trentenaire avait négligé ses devoirs, et s'était égaré dans les limbes de son historique avec Jaylen, quelque part entre camaraderie déchue et respect hiérarchique. Comme un phare, le rire sincère du brun le guida dans la confusion de ses sentiments. Chad s'accrocha à ce moment de complicité passager pour reprendre sa contenance, et se rappeler par ailleurs qu'il y avait quelque chose d'artificiel dans cette discussion qu'ils entretenaient. S'il n'avait pas été si proches, leurs échanges auraient pu se réduire à ces bavardages superficiels obligés par une rencontre fortuite dans l'ascenseur, mais il y avait beaucoup trop de fausses notes pour qu'aucun des deux ne s'en rende compte. L'illusion de leur amitié n'était que trop mal entretenue, même si foncièrement Chad se demandait qui des deux nourrissait le plus de culpabilité.

Chad esquissa un sourire en biais, qui s'estompa aussitôt, persuadé que Jaylen avait mieux à faire que de partager avec lui cet exil volontaire. Il n'avait pourtant pas formulé cette invitation dans l'espoir intime que Jaylen la décline, mais plutôt parce qu'il avait jugé qu'il était temps de mettre des mots sur cette distance qu'ils s'étaient imposée depuis son retour en ville. Quelle ne fut pas sa surprise lorsque Jay accepta de s'asseoir près de lui, quitte à repousser l'heure du repas, qui s'étirait déjà bien plus que d'ordinaire entre ces murs. Chad ne put contenir un rire jaune lorsqu'il fut accusé - à raison - de fuir. Il ne s'attendait pas à ce que le brun mette les pieds dans le plat si rapidement, et préféra consentir en silence. "Je dis ça mais je suis pareil. Les valeurs sûres..." dit-il, visualisant avec une précision scrupuleuse la pizza pepperoni fromage qu'il aurait sans doute commandé, jusqu'à en sentir les effluves de pâte. Mais le répit fut de courte durée, et les discussions banales de leur relation professionnelle bientôt éclipsées par leur quête jusque là inaccomplie de la vérité. Jaylen avait vite annoncé la couleur en exigeant une conversation sérieuse, et Chad sentait déjà le sang battre dans ses tempes. Comme souvent, il ne savait pas quoi répondre qui ne compromettrait tous ses efforts de dissimulation. Garder des secrets était pour lui aussi facile que de les révéler. Il suffisait d’un seul aveu, trois petits mots, pour anéantir toutes ces années de comédie, et rien que pour tout l’acharnement déployé Chad ne pouvait se résoudre à céder à la franchise. "J’en sais rien, Jay. Je ne t’en veux pas d’être parti sans rien dire. Si j’avais autant d’audace que toi c’est peut-être ce que je ferais. Mais on a beau dire que l’amitié c’est comme le vélo, je crois que c’est faux. Certes on peut se remettre en selle, mais sans entrainement on renonce vite à la distance." concéda-t-il sans une once de remords, ses épaules tressautant au rythme de ses incertitudes. Ignorant quoi faire de ses mains, Chad avait agrippé le volant, et imaginait le décor de Brisbane défiler en arrière-plan. Il était foncièrement reconnaissant envers Jaylen d’avoir ouvert les hostilités, même si l’impression qu’on lui avait coupé l’herbe sous le pied se faisait sentir. "C’est plutôt moi qui devrais te poser cette question. Depuis ton retour on ne s’est pas adressé autre chose que des banalités, et si je sais que ce n’est pas à cause de ma propre rancune, c’est peut-être parce que tu as des raisons de vouloir m’éviter aussi." Ses réflexes les plus prudents ne disparaissaient jamais. Dans un conflit, il tâtonnait toujours de peur d’en admettre plus que nécessaire.

Les vannes étaient ouvertes, et comme souvent lorsqu'il s'agissait de franchise, Chad était aussi peu préparé à partager sa vérité qu'à entendre celle des autres. Quiconque le connaissait assez savait qu'il jouait sa vie comme une partie de poker. Jamais disposé à trop en dire, son sourire figé était devenu le masque imperturbable derrière lequel il dissimulait ses véritables émotions. Et que gagnait-il à la fin ? L'assurance d'une vie paisible, comme il en avait toujours rêvé. Du moins jusqu'à aujourd'hui. Le lien entre la tranquillité factice de Logan City et celle qui avait rythmé sa vie s'était imposé à Chad comme le signe irréfutable de toute l'hypocrisie dont il s'était entouré. Et de toute évidence, son amitié indéfinie avec Jaylen n’était qu’une preuve supplémentaire de son incapacité à tirer un trait sur des réalités désuètes. Les gens changeaient. Il avait changé. Et il était temps d’accepter de se séparer des quelques reliques d’un passé reluisant qu’il ne convoitait plus. S’il ne souhaitait pas devoir sacrifier sa relation avec Jay pour y parvenir, Chad espérait au moins que cette confrontation salutaire serait la première d’une longue série.

Salutaire, elle le serait pour eux deux. Lorsque son ami entama son argumentation, Chad oublia toute cette rancœur latente jusque-là reniée, et s’était surpris à l’écouter comme il l’aurait fait à une époque où leurs confidences n’étaient pas des excuses. "Je comprends... je veux dire, je ne peux qu'imaginer…" affirma-t-il, les yeux plissés par toute l’empathie dont il n’avait pu faire preuve. Il s’en voulait surtout, de comprendre dans cet aveu qu’il n’avait pas été à la hauteur. Qu’il n’avait pas su panser les blessures de son ami, pas plus qu’il n’était capable de le réconforter aujourd’hui. "Mais est-ce que c’était une raison pour perdre tout le reste ?" se risqua-t-il à demander, dans un élan d’égoïsme malencontreux. La commisération dans son regard avait cédé au regret, et il se déroba aussitôt qu’il avait capté celui de Jaylen. "Enfin tu vois… c’est une chose de fuir un traumatisme, mais pourquoi ne pas avoir prévenu ? Je parle même pas de donner des nouvelles, mais juste de prévenir. Histoire que les gens que tu laisses derrière toi ne se prennent pas la tête à essayer de comprendre quel était leur rôle dans tout ça." Chad était généreux, et les valeurs catholiques inculquées par ses parents n’étaient pas qu’un prétexte pour se fondre dans la communauté. Alors si sa rancune avait des limites, il estimait avoir le droit de la manifester juste assez pour signifier aux autres que sa magnanimité n’était pas acquise.

Chad roula discrètement des yeux lorsque Jaylen prétexta laisser l’amertume aux femmes. S’il avait longtemps douté de sa sexualité, il n’était jamais si confiant que lorsque les hommes se dédouanaient de leurs émotions pour satisfaire leur définition de la virilité. Pour le bien de sa comédie, il rongea ses pulsions féministes et se recentra sur le véritable sujet. "Tu sais très bien que je préfère le vin." plaisanta-t-il pour détendre l’atmosphère déjà bien lourde qui avait envahi l’habitacle du camion. Mais cette dernière s’imposa de nouveau lorsque Chad réalisa qu’il n’avait pas tout à fait rempli sa part du marché. Comme à son habitude, il chassait les situations inconfortables parce qu’il n’était jamais si à l’aise que dans l’harmonie artificielle de ses discussions. C’était sa façon à lui d’avoir le dessus. Et si deux mois plus tôt il aurait avorté le malaise, il était désormais prêt à honorer ses nouvelles résolutions. "Mais pour revenir au sujet, je sais pas... je pensais avoir dit ou fait quelque chose qui t’aurait empêché de revenir vers mois à ton retour. On rigole avec cette histoire de bière, mais c’est vrai. Tu me connais, je ne suis pas si fier, mais j’estimais que c’était quand même à toi de faire le premier pas… Encore un truc de nanas, sûrement. Je me suis dit que cette distance t'avait servi à faire un peu de tri dans ta vie d'avant, et que je n'y avais plus ma place."

Chad avait beau cultiver la rancune, son empathie prenait toujours le dessus sur ses contrariétés. A peine avait-elle franchi le seuil de ses lèvres, sa peine lui avait semblé dérisoire face à celle qu'il discernait derrière le discours de Jay. Pourquoi avait-il cette tendance à côtoyer des âmes torturées ? Pourquoi ses propres sentiments n'était-ils jamais légitimes dans ces procès contraints par des mois, voire des années de silence ? Il y avait d'abord eu Casey, inlassable martyr dont l'amour confisqué de sa famille avant lui, rendait tous les arguments fatalement plus larmoyants que les siens. Puis Jaylen, ce saint tourmenté par la perte d'un inconnu, de laquelle il se blâmait sans doute malgré les objections du monde entier. Où pouvait-il bien se situer lui, avec son histoire de vie gâchée et de perpétuelle introspection ? Il avait lui-même été l'auteur de son propre désarroi, et à ses yeux cette vérité était bien plus implacable que les autres, et bien plus accablante que les ressentiments qu'il aurait eu droit de nourrir à l'encontre de ces gens qui, contrairement à lui, avaient subi l'acharnement du sort. Le blond n'avait pas osé tourner les yeux, mais il devinait sans mal la culpabilité dans la voix de Jay, malgré toute la légèreté dont il aimait enrober ses propos. Il acquiesça cependant, alors qu'il faisait l'inventaire de tous ces détails encombrants dont il aurait aimé débarrasser son esprit. "Ce serait pas mal ouais. On n'en serait peut-être pas là ce soir." dit-il en pivotant enfin la tête, un sourire étiré en coin. "Mais peut-être aussi que ça nous empêcherait d'avancer, et qu'on referait les mêmes erreurs encore et encore..." renchérit-il avec un haussement d'épaules, tandis que son regard fixait l'horizon. "Vaut mieux se faire du mal à soi-même un bon coup plutôt que d'imposer ça plusieurs fois aux autres, tu crois pas ?" Encore une fois, Chad se révélait être le parfait candidat pour prodiguer des conseils qu'il était le dernier à appliquer. Le mal dont il s'infligeait depuis des années n'était que le produit de sa lâcheté. S'il avait été si vaillant qu'il le souhaitait à Jay, il aurait dit la vérité depuis longtemps, quitte à blesser son entourage une bonne fois pour toutes. A la place, il les gardait dans l'ignorance en prétendant les préserver alors qu'il ne préservait personne d'autre que lui-même.

"Amen." se contenta-t-il de répondre lorsque Jaylen défendit son besoin de repartir de zéro. Chad l'aurait fait, s'il n'était pas si attaché à ses habitudes, et si peu disposé à en apprivoiser de nouvelles. "Mais on finit toujours par rentrer au bercail." Chad rongea son frein, même si la question lui brûlait les lèvres. Il envisageait l'éloignement de Jay comme une quête spirituelle. Une retraite qu'on s'imposait le temps de guérir. Mais pourquoi était-il revenu à Brisbane, sinon parce que sa vie à Perth avait comme un goût d'inachevé ? Repartir de zéro, c'était rarement pour faire marche arrière. Il se garda pourtant de tout commentaire, convaincu que le brun finirait par lui faire ce genre de confidences une fois recollés les morceaux de leur amitié. Cette fois, Chad ne put contenir un rire jaune lorsque Jaylen invoqua à nouveau sa testostérone pour justifier ses humeurs impulsives. "Tu crois ? Entre nous, je suis bien moins impulsif que Lene. Est-ce que ça fait d'elle un mec et de moi une nana ? Et je peux t'en citer des tas de mecs qui sont réfléchis dans cette caserne. Sinon on aurait bien plus d'incidents à déplorer pendant les interventions. T'as le droit d'être spontané Jay, mais arrête de te cacher derrière tes couilles et porte-les plutôt." S'il s'en voulait de s'être emporté, Chad ne s'excusa pas. Au contraire, il laissa la portée de ses mots infester l'habitacle avant d'exploser d'un rire sonore. C'était bien la chose la plus amicale qu'il avait pu dire à son collègue depuis longtemps. Sa vérité crue lui semblait la meilleure preuve de son affection. "Désolé, j'ai juste l'impression d'entendre mon père." se justifia-t-il en passant sa tête dans ses mains. Tous ces excès de virilité auxquels on l'avait conditionné sans qu'il n'y soit réceptif. "J'aime quand même la bière. Avec une pizza par exemple. Parce que du vin avec une pizza ? Blasphème !" Entre deux confessions, Chad et Jay semaient les bienfaits d'une blague, et lorsque ce fut son tour de se confier l'expression du blond se durcit à son tour. "Les gens changent, c'est tout. Et parfois ça nous éloigne. Je suis peut-être plus assez viril pour toi." plaisanta-t-il en décochant un coup de poing affectueux sur l'épaule du capitaine. "Désolé, c'est tout ce que j'ai en réserve niveau brutalité ce soir. Mais si tu veux te battre, tu sais que je donne des cours de boxe à l'Hibiscus. Bon je te laisserai t'entraîner un peu avant de rameuter tout l'escadron. Je voudrais pas te mettre la honte... et après ça tu me paierais une bière."

Chad avait eu assez de sa vérité édulcorée pour sentir un poids se détacher de ses épaules. Dans son incommensurable candeur, Jay prenait part à ses élans de complicité spontanés, sans pour autant donner cette impression de vouloir contourner les problèmes. De toute évidence, ils avaient laissé leur uniforme au vestiaire, et avaient tacitement accepté d’endosser le costume de leur jeune âge pour faire une virée dans le passé, pour leur plus grand plaisir. Chad accueillait les allusions grotesques de son ami avec la même bienveillance naturelle qui les avait liés à la fac, et en oubliait le pragmatisme qui aurait pu endiguer leur amitié si leurs caractères respectifs n’étaient pas si parfaitement équilibrés. Il aurait pu rouler des yeux, mais l’aurait fait simplement pour satisfaire une sagesse un peu stricte que la présence de Jay dissipait si facilement. Au lieu de ça, il se contenta de rire. Un rire franc, dénué de toute pudeur. Une licorne. Qu’allait-il pas inventer, dans son sempiternel numéro de gai luron ? Si Chad avait appris à composer avec l’humour parfois infantile de Jaylen, c’était parce qu’il l’avait autorisé à voir au-delà. L’un comme l’autre, ils avaient leurs mécanismes de défense, et ils étaient peut-être les mieux placés pour passer outre au moment le plus opportun. En l’occurrence, le blond n’avait pas envie de s’étendre sur la véritable raison de son silence maintenant qu’il lui semblait si absurde. Pire même, il s’était senti idiot, presque coupable, d’avoir accusé son ami d’une intolérance dont faisait preuve avec ostentation une grande partie du monde. Jaylen était trop innocent, trop bien intentionné pour mépriser les gens sous de faux prétextes. Il n’était pas comme tout le monde. Il avait ses fêlures, mais ne rechignait jamais à s’épancher sur celles des autres à la place. C’était quelqu’un de loyal, d’indulgent, et il n’en fallait pas plus à Chad pour se remémorer pourquoi il faisait un si bon lieutenant. "Je suis content que tu sois de retour." dit-il sobrement, avec un sourire attendri. "Tout le monde ici est content que tu sois de retour." Il se contenta de hocher les épaules lorsque Jay démonta son argumentation avec un pragmatisme dont il s’était lui-même départi plus tôt. Lene était certes un exemple extrême mais peut-être que l’exagération était la bienvenue lorsqu’il s’agissait de déconstruire des stéréotypes eux-mêmes forgés dans l’outrance. "Tu as une très mauvaise influence sur moi alors." blagua-t-il, accusé à raison d’user d’un vocabulaire grossier auquel il n’avait habitué personne. "Tu côtoies Lene quotidiennement, je suis sûr que tu as entendu pire !" renchérit-il pour se défendre, et aussi se rassurer d’avoir toujours une figure bien plus immodérée à laquelle se comparer. Leur conversation sinueuse avait encore dérapé, mais Chad s’accrochait à cette constante qu’ils avaient invoquée pour la justifier : la nourriture. Et les quelques gargouillements discrets de son estomac lui rappelèrent que, peut-être, son prétendu manque d’appétit n’avait été qu’un autre prétexte pour glaner quelques minutes de répit avant de retourner dans l’antre des lions. Il rit jaune, cette fois. "Serait-ce un défi ? La seule chose que je mangerai, ce sera la pizza que tu m’offriras avec cette bière. Ou peut-être des onion rings. On verra ce qui m’inspirera." La sirène de la caserne retentit aussitôt, glas de leur combat avorté, et tous les deux savaient que le devoir les attendait. Après une dernière œillade complice, ils s’élancèrent hors du camion pour enfiler le costume laissé sur le carreau, juste le temps d’une réconciliation.