C'est à chaque fois la même chose, dès que ses pas franchissent l’entrée de ce café que Carl a autrefois bien connu et où un flot de souvenirs vient aussitôt l'envahir. Le Death Before Decaf' a été son tout premier repère trouvé dans cette ville, lorsque le jeune Flanagan n'était encore pas certain de pouvoir s'y établir et que les portes étaient nombreuses à lui être claquées au nez. Personne ne voulait prendre le risque d'embaucher ce garçon si controversé et tout droit sorti d'une télé-réalité, sa sombre réputation jouait alors contre lui et sans Matt et Lily pour lui tendre la main à ce tournant décisif de sa vie, Carl ignore où son errance l'aurait mené. Oh, sans doute aurait-il fini par revenir sur sa terre d'origine avec un double sentiment d'échec dans ses valises : celui de n'être jamais parvenu à renouer avec son père, et celui de ne pas avoir réussi à bâtir lui aussi sa toute nouvelle vie en Australie. Il doit beaucoup à ce café et il le sait, quand bien même Carl n'y a pas toujours été un employé modèle et pouvait surtout compter sur la protection sans faille de sa patronne, dont l'objectivité à son égard était parfois à revoir. Lily ne travaille plus ici elle non plus mais le DBD reste un lieu que tous deux affectionnent, en souvenir de ces précieux moments passés ensemble et d'un lien que le temps ne pourra jamais défaire, encore moins depuis que la fille de son ancienne patronne partage avec lui une même date d'anniversaire. Il pense souvent à la petite Alice et ne peut qu'espérer la revoir très vite, tout particulièrement attaché à cette enfant pour qui Carl se voit déjà comme un grand frère, qu'importe leur absence de lien du sang. C'est après tout Lily qui a fait germer cette idée dans sa tête la première et il n'en fallait pas plus au garçon pour s'y raccrocher, recherchant comme toujours une place à occuper quelque part et une famille qui en porterait réellement le nom, dans l'espoir que celle-ci soit même prête à l'adopter. Mais aujourd'hui Carl est seul, sans personne pour revenir sur les lieux de son premier emploi avec lui et déjà, une boule trouve naissance dans le creux de son ventre. En cause, le dernier challenge que le garçon s'est fixé : tenter de tolérer sa propre compagnie et d'accepter cette solitude qui ne lui vaudra pas nécessairement des moqueries, alors qu'il se persuadait jusqu'ici du fait que le commun des mortels ne pourrait que le voir comme un pathétique sans-amis. Il n'y a après tout aucun mal à se trouver seul à une table pour y boire un chocolat chaud avec soi-même, les gens normaux ne le font-ils pas sans éprouver le moindre complexe ? Normal, Carl ne demande en tout cas qu'à l'être, lui. Il pourra ainsi raconter à sa psychologue qu'il ne s'est pas défilé par honte ou par crainte d'être jugé, et c'est une minuscule victoire de plus à inscrire sur la liste de ses résolutions cette année.

S'il semble bien parti pour vider sa tasse sans s'imaginer que les autres clients médisent forcément de lui aux quatre coins du café, c'était sans compter le regard pour le moins insistant d'un jeune employé et les idées que ce constat éveillent en lui. Carl peut alors déjà sentir les gouttes de sueur perler sur son front et couler le long de son dos, convaincu à cet instant que ce serveur doit penser beaucoup de mal de lui car sans doute a-t-il reconnu le monstre de la télé, que beaucoup s'évertuent encore à voir comme un vulgaire détraqué. Elle lui colle à la peau cette étiquette, qu'importe tous les efforts que Carl entreprend aujourd'hui pour se soigner, car il y aura toujours dans cette ville quelque chose ou quelqu'un pour le ramener à son honteux passé. Il a toutes les peines du monde à soutenir ce contact visuel que le serveur a initié le premier, redoutant déjà que celui-ci compromette la tranquillité qu'il a tout fait pour préserver dans ce café et lorsque finalement le jeune homme se dirige vers sa table avec la viennoiserie que Carl a commandé, c'est tout juste s'il ne cesse pas de respirer. Il se tient désormais face à lui et c'est assez drôle, car son visage lui semble étrangement familier. Ses pensées sont toutefois bien trop confuses pour tenter de se souvenir où leurs routes ont bien pu se croiser, et c'est d'une voix presque tremblante que Carl annonce : « Hum, merci pour le beignet. » Il se mariera à merveille avec le chocolat chaud qu'il a à peine entamé, mais il doute à vrai dire de pouvoir les savourer s'il reste sur l'impression que ce serveur a une dent contre lui. Lui poser directement la question, ou bien laisser couler cet incident qui n'est assurément pas le premier ? Pris d'un élan soudain de courage ou d'inconscience, Carl fait le choix d'en avoir le cœur net. « Pardon mais.. est-ce qu'il y a un problème ? » demande-t-il, en relevant péniblement les yeux vers le brun face à lui. Peut-être qu'il regrettera bientôt d'avoir posé cette question, mais il ne peut pas continuer de subir la moindre situation sans jamais l'affronter, ce n'est pas de cette façon qu'il pourra s'endurcir. Un peu de nerf Carl, trouverait évidemment à lui dire son beau-père. « Vous.. me fixez depuis tout à l'heure. » finit-il par préciser, pour une fois que sa première réaction ne consiste pas à baisser les yeux et se rendre silencieux. Il craint plus que tout d'entendre que sa présence pose problème à ce serveur mais si ce doit être le cas, il ne l'aura au moins pas seulement imaginé.

Il voudrait à cet instant faire taire la petite voix dans sa tête, celle qui lui répète qu'il n'est peut-être plus le bienvenu dans ce café dont il a pourtant fait son refuge, et sur lequel il n'est aucunement prêt à faire un trait. Pourquoi, près de quatre ans après sa participation à un célèbre programme, la moindre de ses venues quelque part s'accompagne encore de l'impression de n'être qu'une bête curieuse, et pourquoi récolte-t-il aussi ces éternels mêmes regards, ceux le faisant se sentir aussi minable qu'indésirable ? Ce n'est étrangement pas de la moquerie ou du dégoût qu'il perçoit dans les yeux de ce serveur qui le fixe depuis déjà plusieurs minutes, pas un garçon qu'il peut donc inscrire sur la liste de ses détracteurs mais alors, que lui vaut cet intérêt que Carl est bien incapable d'ignorer de son côté ? Il songe à son expérience passée au DBD et au fait que l'on puisse se souvenir de lui comme d'un employé dévoué mais bien peu habile, seulement ce jeune homme n'a jamais été son collègue et n'a en principe aucune raison de le connaître d'ailleurs – si seulement Carl acceptait de voir plus loin que Brisbane, peut-être y verrait-il un peu plus clair à son tour, mais le passé demeure là où il l'a soigneusement laissé. La situation est oppressante au possible, de quoi rendre les idées lui traversant l'esprit toujours plus nombreuses vis-à-vis du problème que ce serveur peut avoir avec lui, mais le remercier est encore la meilleure chose qu'il puisse faire une fois sa commande apportée car aussi confus soit-il, Carl n'en oublie pas pour autant ses bonnes manières. « Si vous avez besoin d’autre chose, n'hésitez surtout pas. » Ce dont il aurait besoin à vrai dire, c'est comprendre ce qui semble clocher chez lui. Est-ce que sa tête ne lui revient simplement pas, ou bien est-ce qu'il a une monstrueuse tâche sur son pull qu'il n'aurait pas remarquée jusque là ? Avec la paranoïa qu'on lui connait, Carl s'imagine plutôt que sa vilaine réputation le rattrape et c'est évidemment le pire scénario à ses yeux, l'amenant chaque fois à regretter de ne pas pouvoir investir dans une cape d'invisibilité. Elle lui serait bien utile pour esquiver des échanges aussi gênants que celui qu'il se risque lui-même à initier, animé par le besoin de savoir ce qu'on peut une nouvelle fois lui reprocher car ce regard insistant, Carl ne sait toujours pas comment l'interpréter. « Je… Désoler, je voulais pas être impolis… Mais j’ai l’impression de vous connaître. » Et c'était bien sa crainte ça, que l'on pense l'avoir déjà vu quelque part comme à la télévision, par exemple. Sa question a en tout cas mis le jeune serveur très mal à l'aise et ce n'est pas souvent qu'il rencontre des personnes capables de perdre leurs moyens aussi vite que lui, n'est-ce pas même la preuve que les intentions de ce garçon ne sont pas mauvaises ? « ‘Fin ce que je veux dire, c’est qu’on s’est déjà vus quelque part, non ? Il y a genre super longtemps. » Ce qu'il entend lui laisse une sensation étrange car maintenant qu'il y pense, ce visage lui dit peut-être également quelque chose. Carl ne pourrait pas l'affirmer, ce ne serait après tout pas la première fois qu'il agirait par mimétisme mais tout de même, il retrouve chez ce jeune homme un petit quelque chose de familier. « Je ne sais pas trop, hum.. je ne vis pas ici depuis très longtemps, justement. » La piste de la connaissance venue tout droit du passé ne parvient donc pas tellement à le convaincre, sans doute trop peu concentré pour réaliser que ce serveur arbore le même accent que lui. L'évidence est sous son nez mais une pièce du puzzle vient encore à manquer, alors même qu'il n'aurait pas à chercher bien loin pour la trouver.

Ils sursautent en chœur lorsque le jeune serveur est appelé à rejoindre sa collègue, délaissant sa table pour en servir une autre pendant que Carl, lui, fouille encore sa mémoire à la recherche d'une étiquette à poser sur ces traits. Cette discussion lui a officiellement mis le doute, assez fortement pour qu'il n'ait pas encore touché à sa viennoiserie mais son cœur fait véritablement un bond lorsque le jeune homme revient finalement vers lui, d'un pas suffisamment hésitant pour apaiser la plupart des craintes qu'il pouvait avoir car ses détracteurs, les vrais, ne l'approcheraient jamais de cette manière. « Encore désoler de vous avoir mis mal à l’aise. » Il relève timidement le regard vers le brun à ses côtés, incertain quant à ce qu'il pourrait dire alors que cette situation le dépasse en tous points. Et c'est après quelques secondes qu'un premier élément lui est glissé, sous la forme d'une question qu'il n'avait pas vu venir. « Vous… Tu es Carl ? Le camp de vacances en Irlande quand on était petit. » Mais oui, bien sûr que ces mots-là lui parlent tout d'un coup. Ce camp de vacances remonte à loin, Carl l'avait même rangé parmi les souvenirs rarement bons gardés de sa terre d'origine mais l'enfant qu'il était y avait trouvé un véritable ami, le même qui semble aujourd'hui se trouver devant lui. « C'est pas possible, tu.. Eoin ? » Voilà pourquoi ce nom intercepté un peu plus tôt lui avait titillé l'oreille, car combien d'Eoin peut-il sérieusement se vanter d'avoir croisés au cours de sa vie ? Un seul, il y a de ça une éternité. « C'était bien moi oui, je trouve ça dingue que tu m'aies reconnu après tout ce temps. Parce que j'ai quand même un peu changé, enfin, j'imagine. » Le petit rire nerveux qui lui échappe révèle au moins qu'il se sent un peu plus serein, désormais certain que ce serveur n'a pas la moindre dent contre lui. « Mais le plus dingue c'est surtout qu'on se retrouve dans la même ville. Oh quand je raconterai ça à mon frère, il va pas en revenir ! » Keefe était très jeune lorsque ces deux-là se sont connus mais il a déjà entendu parler d'un certain Eoin, l'un des rares amis que Carl ait réellement eu en Irlande durant une enfance particulièrement difficile. « Et tu travailles dans ce café en plus, là où j'ai aussi bossé à mon arrivée dans ce pays. Non vraiment, le monde est sacrément petit. » Quelles étaient les chances, se demande-t-il. Tout semblait décidément fait pour les réunir, comme un coup du destin enfin disposé à lui réserver de bonnes surprises. « Je me suis souvent demandé ce que tu devenais, tu sais. » avoue-t-il, une pointe de nostalgie teintant sa voix tandis que les souvenirs sont nombreux à ressurgir. Il aurait tout donné pour préserver une amitié comme celle-ci et n'est d'ailleurs jamais parvenu à s'entendre aussi bien avec un garçon depuis, peut-être la raison pour laquelle ses fréquentations sont entre temps devenues essentiellement féminines. C'est simple, les autres n'étaient pas lui.