toowong :: st anthony's school

Juillet 2018. Je demeurais la majeure partie du temps à mon domicile et plus le temps défilait, plus j'expérimentais énormément de misère à rompre cette inertie. Le courage d'affronter l'extérieur et de reprendre les restes de la vie que j'avais tant désirée éteindre trois mois plus tôt s'évaporait insatiablement chaque soleil couché ; de sorte que mon ignorance croissait exponentiellement vis-à-vis des moyens que je devrais employer afin de reprendre le cours de cette existence. Souhaiterais-je ne serait-ce la reprendre ? Me projeter dans l'avenir, malgré de vaines tentatives, constituait nullement une tâche aisée, ce qui m'avait conduit à la philosophie de vivre un jour à la fois. Par ailleurs, j'avais découvert que vingt-quatre heures pouvaient refermer son lot de surprises et de désarrois, si bien qu'alors que l'hiver s'était tranquillement installé sur Brisbane, je considérais chaque jour passé tel un triomphe.

Cependant, je me retenais de faire part de toutes ces difficultés, de ces banalités d'antan transformées maintenant pour moi en véritables fléaux. Devant mes proches, j'arborais religieusement ce masque rassurant puisque la culpabilité me rangeait bien à leur égard. Je m'en voulais terriblement de les avoir fait vivre les conséquences de ma tentative de suicide et au-delà de cette désolation persistaient d'autres pernicieuses émotions telles que la honte, la peur, la tristesse. Je développais aussi une certaine colère contre ma personne, pour avoir attenté à mes jours et tantôt avoir manqué mon geste, tantôt l'avoir seulement posé. Une partie de mon être ne m'autorisait pas à aller mal alors que mon organisme tout entier paraissait ne jouir que de cette option. Ainsi, je jouais aux faux semblants. Je repensais à cette étude scientifique qui clamait que lorsqu'on se forçait à rire, l'on finissait par rire sincèrement. En irait-il de même pour moi ? Si je me forçais à faire semblant d'aller bien, finirais-je par aller mieux ?

Dans tous les cas, une collègue de l'hôpital avait su réduire à néant toutes mes appréhensions face à cette sortie. Astucieuse, elle avait mis en avant des éléments qui m'avaient jadis tenus à cœur : faire du bénévolat et la Croix-Rouge. De plus, cela faisait plusieurs semaines que je n'avais pas passé du temps avec la jeune femme. Nous nous connaissions depuis près d'une décennie et travailler dans le même service avait lié nos personnalités assurément, instauré une véritable complicité entre nous. Cette amie représentait en quelques sortes une valeur sûre dans ma vie, un petit pilier. Nous avions été témoins de l'évolution de l'autre comme nous avions pu nous épauler lors des journées les plus ardues à l'hôpital. Finalement, nous  partagions beaucoup de similitudes, de par notre caractère ou notre profession.

Le groupement scolaire de St Anthony's avait accepté de prêter ses locaux à la Croix-Rouge afin qu'ils commencent leur opération de tri des vêtements dont les particuliers leur faisaient don au nom des plus défavorisés. La tâche en elle-même n'avait rien de difficile. J'espérais qu'à mesure de trier ces habits, je pourrais me libérer de certains de mes démons, ne serait-ce que pour quelques heures. J'avais entendu une connaissance me relater il y avait quelques mois que lorsqu'elle s'investissait dans une tâche répétitive et facile, son stresse se voyait réduit. En effet, il n'y avait qu'à reproduire des mouvements simples et l'échec était impossible. J'avais opté pour marcher jusqu'à l'école primaire, ayant bien noté que le faire de se promener aidait aussi à s'aérer l'esprit. Franchement, j'ignorais si tous ces procédés m'aidaient, mais au moins, j'avais la bonne foi de les mettre en oeuvre.

Lorsque j'arrivais aux portes de St Anthony's, je constatais que la majorité des cartons avaient été déplacés dans le préau coloré. Un fin sourire étira mes lèvres, sans véritable raison apparente. Un moment de nostalgie ? Un bon pressentiment ? Je balayais la pièce du regard, à la recherche de mon amie qui m'avait invité à la rejoindre en ce lieu parfumé d'altruisme. Son visage ne se distinguant pas des autres minois actifs, j'extirpais mon téléphone de la poche de mon pantalon pour découvrir que un message non lu. Déçu, je pris connaissance du désistement de mon acolyte et rangeais mon outil de communication, faisant face à un dilemme : me plonger dans cette mare de bienveillants individus œuvrant pour le bien-être des autres ou retrouver ma zone de confort solitaire à mon domicile ?

Mon regard vagabonde distraitement sur l'écran de mon téléphone portable, mes doigts en suspens. Les mots composant le message texte m'indiquent irrémédiablement que je ne serai pas accompagnée de l'amie qui m'avait convaincu, au fil d'une conversation sur Internet, de me rendre jusqu'ici. J'inspire profondément alors que des individus charitables s'évertuent à trier des vêtements offerts ou de les plier soigneusement pour les entreposer dans des cartons décrivant de lettres au marqueur noir leur contenu. Un rictus étire mes lèvres, épris entre la tentation de rentrer chez moi où aucun effort de bonne allure ne m'est sollicité et la culpabilité de tourner mes talons alors que je pourrais effectuer une bonne action. « C'est ici pour la collecte ? » Je sursaute légèrement puis me concentre sur la silhouette m'ayant adressé la parole. Je hoche la tête doucement et complète, mes yeux étudiant la trentenaire me faisant face : « Oui, c'est ici. »

Une impression de déjà vu me transperce. Certains traits de son visage accrochent mes pupilles, ma mémoire tentant de transposer la femme à une situation distincte de mon passé. Je suis malheureusement que très peu physionomiste, si bien que le fait que les patients portent impérativement des bracelets à leur poignet indiquant leur identité et que mes collègues arborent tous des étiquettes sur leur blouse clamant leur nom et profession facilitent grandement mes interactions avec Autrui. Pour mémoriser le minois de quelqu'un, il me faut vraiment l'avoir analysé plusieurs journées et l'avoir aperçu sous divers angles car véritablement - et malgré moi -, je ne retiens que les éléments peu fiables, comme une coupe de cheveux ou un accessoire anodin. Alors, où avais-je pu croiser cette femme ? Sans doute pas au travail, ni dans mon quartier. Je ne pensais pas que l'on pratiquait les mêmes disciplines sportives et je ne me remémorais pas l'avoir aperçue à d'autres activités bénévoles. Qui plus est, fautais-je à songer qu'elle ne possédait pas un accent typique de Brisbane ? Je rangeais mon téléphone portable dans la poche de mon pantalon, de plus en plus intrigué par la rousse. Même si cela pouvait sembler excessif, je tendais une main accompagnée d'une présentation : « Je m'appelle Isy. » Je laissais filer quelques secondes, le temps que la femme me réponde ou opte pour imposer une distance entre ma personne qui peut aisément lui sembler suspecte. Après tout, avec ma barbe de plusieurs jours et mes cheveux en bataille, je ne jouis pas de l'allure la plus charmante qui soit. L'on dirait plutôt que j'achève un périple au cœur de la cambrousse australienne. « C'est votre première collecte à Brisbane ? » J'interroge, brodant pour élucider le mystère de l'identité de cette femme qui ne m'était décidément pas inconnue.

Il y a des sensations qui ne vous quittent pas. L'odeur d'un parfum qui vous transporte à un moment intime, privé avec votre premier amour, une musique qui rappelle un road trip spontané entre frère et soeurs, des visages que vous avez déjà vu qui vous rassurent sur le fait que votre passé a bien existé. Ce que Maya ressentait à l'instant face à cet homme était assez étrange, pourtant elle n'arrivait pas à mettre des mots sur ce qu'elle ressentait, sur ce qu'il lui rappelait. Elle savait que c'était là, que ça existait, mais son esprit semblait ne pas pouvoir aller plus loin dans la réflexion. Elle attendrait l'illumination. Il se présenta et la belle rousse en fit de même, serrant sa main dans la sienne en guise de "Enchantée, Maya." Si au début elle pouvait paraitre un peu froide à aborder, il suffisait en général de simple présentation pour passer au dessus de cette première impression. Isy, comme il s'était présenté et que Maya imaginait être un diminutif, semblait sympathique, une barbe un peu négligée, mal coiffé, il donnait certes l'impression de sortir de son lit, ça n'enlevait pas moins l'aisance, la simplicité et la normalité qu'il dégageait et dont Maya avait réellement besoin, surtout aujourd'hui. "A Brisbane oui." Répondit-elle. Depuis qu'elle avait rencontré Xavier, le bénévolat faisait partie intégrante de sa vie. Que ce soit dans un pays étranger ou à Melbourne, elle avait pris part à plusieurs collectes, ce n'était pas son activité principale mais ça faisait partie de ce qu'elle aimait faire, pour rencontrer et parler avec des gens. Sans que ce soit de la curiosité, elle aimait connaître l'histoire de ces personnes dans le besoin, un moyen de ne pas être trop distante, un moyen de leur faire comprendre qu'ils pouvaient lui faire confiance. "Des conseils pour ma première fois?" Même si c'en était pas une à proprement parlé, c'était tout comme, elle ne savait pas trop où elle mettait les pieds. Ils commençaient à s'avancer vers l'entrée mais le visage d'Isy l'attirait encore, cette sensation de déjà-vu ne la quittait pas. L'irlandaise ressentait le besoin d'en savoir plus, de découvrir pourquoi elle avait cette impression et si c'était partagé. "Ca va peut-être paraître un peu étrange et présomptueux mais j'ai l'impression de vous connaitre..."

Le destin semblait muni d'une toute autre ambition que celle que j'avais pressentie en quittant mon domicile, quelques dizaines de minutes plus tôt, à contrecœur. En effet, la rousse me faisant face titillait incessamment ma mémoire et déterminé, je cherchais à décrypter où ses traits me ramenaient. Avenant, je me présentais tout en lui proposant ma main, instaurant cette prise de contact visant à élucider le mystère qui entourait la silhouette féminine. Maya, le prénom rebondissait dans ma mémoire, secouait les différents volets de souvenirs. Où avais-je rencontré une Maya ? Connaissais-je une Maya ? Était-elle une ancienne patiente de St Vincent's ? La mère d'un petit malade ? Pourtant, il me semblait connaître cette femme d'un passé étranger à l'histoire que je rédige depuis mon arrivée à Brisbane. Maya venait-elle ne serait-ce de cette ville australienne ? En vue de déterminer ce point, je la questionnais sur l'éventualité qu'elle s'élance dans sa première collecte.

« A Brisbane oui. » J'en déduisais ainsi que mon interlocutrice venait d'une autre ville, qu'elle était peut-être nouvelle ici ? Je sautais probablement hâtivement aux conclusions, si bien que je décidais de creuser plus profondément ma mémoire, extirpé ensuite par la question de la trentenaire. « Des conseils pour ma première fois ? » Un fin sourire étira mes lèvres et je me retournais de manière à faire face à l'étendue de tables, de cartons, de bénévoles s'affairant à la tâche d'aider Autrui. « Hum, personnellement, j'aime bien la station de dépaquetage et tri. Ça m'évite d'entendre les commentaires des autres sur les fringues données. » Parce que parler chiffon ne constituait nullement l'une de mes passions. Qui plus est, les femmes présentes appréciaient qu'un homme soulève les cartons parfois volumineux et pesants pour les vider sur les tables, en attente de tri.

« Ça va peut-être paraître un peu étrange et présomptueux mais j'ai l'impression de vous connaître... » Mon sourire s'élargit, cette fois-ci teinté de soulagement et compréhension. Je ne devenais donc pas fou, cette impression de déjà vu était partagée. « Vous me rassurez, moi aussi. » Je fronçais les sourcils, comme si j'espérais lire sur le front de l'irlandaise une quelconque réponse. « Vous pouvez me tutoyer, dans tous les cas. » J'invitais Maya à me rejoindre à l'une des tables, de sorte que l'on clarifie notre appartenance dans la mémoire de l'autre tout en s'appliquant à une bonne action. « Je m'étais dit qu'on se connaissait peut-être via le bénévolat. Mais même si je fais partie de la Croix-Rouge depuis un moment, j'ai l'impression de vous avoir rencontrée bien avant que je m'y investisse en tant qu'infirmier. » Je réfléchissais désormais à voix haute, déposant une pile de vêtements sur la surface que je partageais avec la jeune femme. « Mais après, ça me paraît étrange que ça remonte à si longtemps, parce que je viens d'un petit village et je me rappellerai si vous y aviez habité. Ou en tout cas, j'ose l'espérer. » Tel un tableau d'enquête policière, j'érige les éléments et tente de tisser des liens. Peut-être interpellerais-je mon interlocutrice sur un détail, un fait articulé ou sous-entendu ?

Le téléphone qui vibre contre ma peau m'extirpe de mes réflexions. Je tire l'engin de la poche de mon pantalon et prends rapidement connaissance de l'écrit que l'on m'envoie, les sourcils froncés. « Je suis désolé, il faut que je m'en aille, » j'annonce à mon interlocutrice, outil de communication toujours en main. « Bonne installation à Brisbane. Et sans doute à une prochaine fois, la ville n'est pas si grande. » J'offre un sourire amical à la rousse avant de quitter l'église où se tient l'oeuvre caritative.