Même si la direction laissait le libre arbitre à l'équipe de désigner qui serait de garde durant le cyclone, je savais pertinemment que mes collègues s'attendaient à ce que je me propose généreusement pour assumer les responsabilités du laboratoire tandis qu'il était recommandé de rester à l'abri dans le confort de son domicile. Le choix était vite vu : j'étais officiellement célibataire, sans enfant et l'un des derniers arrivants. Le même manège s'opérait également pour les diverses fêtes, où il était presque mal vu de demander du congé quand d'autres étaient parents et devaient ainsi presque obligatoirement être avec leurs petits pour festoyer. Là était manifestement le prix à payer de pouvoir théoriquement faire des grasses matinées et ne partager son salaire qu'avec soi-même.

J'étais arrivé juste avant le début de la tempête, libérant le biologiste qui avait assumé la première demi-journée. Bien vite, le mauvais temps avait pris, le poste de radio répétant les mêmes signalements puis relatant les différents accidents tandis que les demandes d'examens biologiques affluaient au laboratoire. Les automates allaient bon train, la température de la salle frisait le maximum autorisé ; je ne sentis le poids de ma fatigue d'avoir piétiné toute la journée et d'être resté debout que quand mon téléphone personnel sonna sur mon bureau. J'apprenais que Noor était aux urgences, je comprenais être encore sa personne de confiance et totalement abasourdi par ces deux renseignements, j'acceptais de descendre lui rendre visite.

Je ne m'y rendais pas derechef, toutefois, le doute m'habitant, le coeur en suspens. Machinalement, je terminais la tournée d'analyses pour en lancer une autre, signais les derniers bilans, recherchais celui concernant Noor, et incertain, je quittais le laboratoire pour me rendre aux urgences. Comment Noor prendrait-elle ma venue ? Jouerions-nous de nouveau à fuir nos regards et à étouffer nos sentiments ? J'avais compris que son état était stable et qu'elle restait davantage pour surveillance, ce qui m'avait réconforté de prime abord mais me laissais penser que je n'étais pas la personne indiquée pour être à son chevet aujourd'hui. Or, il n'y avait que moi de présent et de surcroît, désigné.

Une infirmière des urgences m'indiqua le box où se trouvait Noor et sans conviction, je tirais délicatement sur le rideau. La mexicaine était allongée sur son brancard, une poche de glace en équilibre précaire sur son front, sa jambe prisonnière d'une attelle, et un drôle de sourire franc voguait sur ses lippes. Loupé, elle n'était pas endormie, ce que je m'étais surpris à espérer. « Je suis moins amochée que quand on est venu aux urgences pour toi ! » Elle s'exclama, confirmant son taux d'alcoolémie et le traumatisme qu'elle avait subi plus tôt. « Encore heureux, » je soufflais en frisonnant avant de tirer une chaise vers le brancard pour m'y asseoir. Il y a un an jour pour jour, je me faisais passer à tabac. Un an jour pour jour et si physiquement je m'en étais sorti qu'avec quelques points de suture, mentalement, j'étais loin d'être rétabli. « Qu'est-ce qui s'est passé Noor ? Comment tu te sens ? » Je demandais naturellement, même si mon coeur battait la chamade, infecté par cet abcès de rancune et de regret qui s'exacerbait à mesure des semaines déroulées en conflit avec la brune. Je me redressais pour repositionner avec douceur la poche de glace sur son front, m'attardant dans son regard une poignée de secondes volées.

Le sourire que j'avais vu vaguement se dessiner sur les lèvres de Noor ne composait finalement peut-être qu'un mirage, considérant la dureté - subjective - des propos qu'elle m'adressa par la suite. Je me renfrognais ; ma mine s'assombrissait d'une neutralité révélatrice de ma contrariété. « Parce que je suis un menteur en qui tu ne peux pas faire confiance, c'est bien ça ? » Je lançais, l'amertume des insultes profanées par la mexicaine ayant l'effet d'une douleur lancinante. Je croisais les bras, sévère, ne m'aventurant pas sur le sujet des secrets médical et professionnel. La jeune femme daigna ainsi me relater les raisons de son passage au service des urgences alors que la ville était en vigilance climatique. « Ca devait être un truc vachement important, » je commente, taisant laborieusement les réprimandes que j'aurais offertes à Noor si nos termes étaient amicaux et non misérablement cordiaux. Pourtant, cela me heurtait et chagrinait sincèrement d'être témoin du piètre état dans lequel se retrouvait mon interlocutrice. Ce lien si fort qui nous avait longtemps unit ne pouvait manifestement pas s'estomper en quelques semaines, malgré le froid glacial qui perdurait entre nous en dépit des efforts du reste de notre bande à nous rabibocher. Ironiquement, de nous cinq, je conjecturais que personne n'aurait parié que ce soit nous deux qui ferions éclater notre petit groupe. J'étais sensé être le médiateur, celui qui mettait de l'eau constamment dans son vin, tandis que Noor, elle, était l'amie bienveillante et aimante qui nous protégeait - la mama. Sauf qu'il y avait eu séisme et mon vin damné de secrets avait salement tâché les bonnes intentions de la Guerrero.

Je soupirais et mes épaules s'affaissaient quand le silence se rompit sous les remerciements de Noor. « Le type que tu regrettes ne t'aurait pas laissée et il faut croire qu'il déteint sur moi. » C'était risible comment je tenais rancune à Noor qu'elle me reproche d'avoir changé quand en réalité, je lui avais dissimulé mon identité durant toute notre relation. J'aurais aimé que ma personnalité et que nos moments vécus ensemble suffisent à nous aimer à jamais, et que les lignes d'histoires en soient dérisoires. Mais celles-ci me composaient aussi, j'imaginais, selon Noor ; elles me déterminaient, à mon désarroi. Avait-elle l'impression d'avoir apprécié un mensonge ? Une mascarade ? Une pièce montée de bric et de broc ? « Tu as besoin de quoi ? » Je demandais, sans les formes, ayant tout de même à coeur de faciliter le séjour de la Guerrero aux urgences.