Cela fait quelques jours (ou semaines ?) que Raphael croise brièvement le regard de Noor à la salle de sport Everybody. Sans surprise, tous les deux ne se sont jamais échangés rien de plus qu’un tracé de lèvres à l’horizontale et un visage inexpressif. Ça fait un moment déjà que le danseur fréquente le meilleur ami de la mexicaine et ils ne parlent pas d’elle. Elle est devenue un tabou comme la guerre, la maladie et le deuil. Les deux garçons préfèrent se refermer dans leur bulle lorsqu’ils sont ensemble parce qu’ils vivent quelque chose de nouveau et de désespérément attendu pour l’un comme pour l’autre.

Cela dit, Raphael n'a pas pu s’empêcher de remarquer que la balance de Noor était aléatoire. Elle tanguait sur l’une de ses jambes, boitait, et si le temps cachait de mieux en mieux sa blessure, le danseur n’avait pas de mal à retrouver les signes de souffrance dans ses rictus et ses mouvements. Jeune, il avait souffert d’une blessure similaire et encore aujourd’hui il devait calmer les souvenirs de cette fracture en gobant des antidouleurs presque tous les jours. Sans ses pilules, Raphael ne danserait pas comme il danse aujourd’hui, et il ne ressentirait pas cette empathie qui le surprend à chaque fois que Noor traverse le couloir en l’ignorant. C’est dans sa nature de vouloir aider quand l’occasion se présente, mais il faut dire que les réticences vis-à-vis de la jeune femme n’ont fait que décupler quand il a constaté qu’elle n’était pas ouverte à la conversation. Entre ses cours, il se contente de l’observer au ras des portes quand elle a le dos tourné afin de s’assurer qu’elle ne se fait pas mal.

Cet après-midi-là, quand Raphael termine d’épuiser son groupe de danse classique, il se permet un détour vers la salle d’accueil, où des distributeurs de collations sont à disposition des adhérents et des coachs. Sans hésiter, il choisit une barre protéinée aux agrumes et se laisse sourire en imaginant le commentaire que Kai lui aurait passé s’il avait vu le citron illustré sur l’emballage. Au même moment, dans la salle des machines contiguë, le bruit lourd d’un poids entrant en contact avec le sol, suivi d’un râlement, l’alerte. Il se précipite vers la source du drame pour constater que rien de grave ne s’est produit ; il découvre Noor, penchée vers l’avant, tentant de récupérer un poids de vingt kilos qui a dû lui glisser des mains. Naturellement et, surtout, sans réfléchir, il se jette vers elle pour l’aider à remédier au problème. Le poids ayant tombé à l’arrière d’une machine, il se propose, pour préserver la jambe meurtrie de Noor : « Attends, je vais t’aider. » Il lui suffit d’une grimace et d’une torsion du bras pour récupérer la pièce lourde. Une fois le poids remis à sa place, il constate le silence et se jurerait d’avoir entendu des criquets chanter. Il hésite, lèvres pincées, et compte jusqu’à trois avant de se tourner sur lui-même pour faire face à la jeune femme. « Eum. Salut. » Il désigne sa cheville avec un doigt, et porte l’index de son autre main à ses dents pour grignoter son ongle couvert d’une couche de violet effrité. « C’est que j’ai vu que tu boitais, alors je voulais t’éviter un effort inutile, juste au cas où, tu sais. » Ses yeux sont fuyants. Il les fait passer d’une tête à l’autre dans la salle, feignant le désintérêt peut-être, alors qu’il n’y qu’une seule envie depuis qu’il a croisé Noor ici pour la première fois : comprendre ce qu’il s’était passé entre eux le jour de la rencontre. Jamais Raphael ne s’était enflammé avec un inconnu, auparavant. Pourquoi, avec elle, ça avait été différent ?

Certains pourraient voir ça comme un signe. Deux éléments perturbateurs qui se rentrent dedans dans un contexte où ils peuvent se trouver des points en commun. Depuis que Noor fréquente la salle de sport où Raphael travaille, il a remarqué sa démarche, identique à la sienne durant les mauvaises journées. La blessure est encore fraîche et il l’a deviné parce que, ce jour-là, quand ils voyaient Bea plutôt que Kai, sa posture était parfaite et tranchante. Elle aurait pu le plaquer au sol et le dominer de son amertume, mais les rôles s’inverseraient aujourd’hui. Cependant, ce n’est pas la colère qui pousse le danseur à rejoindre la mexicaine quand elle échappe un poids au sol. Il a envie de l’aider. Ça lui prend comme une piqure d’abeille. Aucune animosité dans son visage légèrement maquillé, seulement de la préoccupation et une prière muette : faites que Noor ne le morde pas. « Salut. » Elle ne rajoute rien, alors ce sera à lui de faire le deuxième pas. Cependant, il prend bien son temps pour poser le poids dans son socle afin de retarder le moment où devra la regarder frontalement. Inutile de tourner autour du pot. Il pose son attention sur la jambe meurtrie de Noor et la désigne afin d’en faire le ventre du sujet. « Euh ouais, je me suis blessée à la jambe pendant la tempête » Oh, elle avait été de ceux qui n’ont pas eu de chance. Raphael s’en est tiré indemne, ce 1er décembre-là. Il y a seulement eu quelques dégâts dans la cour de son bloc appartement, des branches cassées et des buissons déplacés, rien de bien grave. « Je suis sensée me rééduquer ici. » Il opine du chef en se mordant la lèvre inférieure. Il a dû faire la même chose quand il s’est cassé la cheville. Il les a maudites, ces machines qui l’empêchaient de pratiquer le sport qu’il aimait vraiment, à l’époque. Puis il a appris à les apprivoiser parce qu’il avait été obligé de constater que le renforcement de ses muscles s’était avéré le meilleur remède pour sa blessure. « C’est difficile au début, puis on trouve le rythme, et ça ne devient pas trop mal. » Que le danseur affirme en se passant la main dans les cheveux en évitant à tout prix son regard. Il est incapable de faire face au félin même s’il n’est plus sur ses gardes. Il pensait que la discussion se terminerait ici et qu’il se ferait rembarrer, mais Noor reprend la parole, et quelle surprise ! La danse. Il adore la danse. Elle a compris ce qu’il faisait ici, alors. Esquissant un sourire quand elle se confie au sujet de la salsa, dont elle s’ennuie, il ne peut qu’acquiescer : « Yep, je sais ce que tu ressens. » Il la regarde enfin, et il fait de son mieux pour que son sourire soit le plus naturel possible. « Qu'est-ce qu'il s'est passé pendant la tempête ? » Il a du mal à faire abstraction à ce qu’ils se sont dit le jour de leur rencontre, mais Raphael a tendance à chercher l’autre côté de la médaille. Il n’arrive pas à croire que certaines personnes peuvent être fondamentalement mauvaises. Et puis, il s’agit de la meilleure amie de Kai, il doit bien lui trouver quelque chose.

La suivant du regard quand elle s’assoit pour reposer sa jambe meurtrie, il hésite. Peut-être qu’elle vient de lui envoyer un signal par sa gestuelle. Doit-il faire demi-tour ? Il n’a pas envie. Il a l’impression qu’il y a quelque chose à réparer, et il ne parle pas de son os. Laissant Noor avaler ses gorgées d’eau, il finit par reprendre la parole, jouant avec ses ongles, s’arrachant le vernis. « J’ai pu reprendre la danse six mois après ma blessure. Je… Je me suis cassé la cheville moi aussi, ça fait un peu plus de dix ans et… Voilà, ce n’est pas… » Il va mentir, là ? « Ce n’est pas permanent. » Il préfère la rassurer plutôt que de lui avouer sa triste vérité. Il n’a jamais retrouvé toute sa souplesse et sa solidité, mais ce serait égoïste de voler les espoirs à Noor. Peut-être qu’elle s’en sortira mieux que lui, qui sait ? « Alors tu… » Il retire son ongle de sa bouche, réalisant son ridicule. « Alors tu danses toi aussi ? Je ne savais pas. Kai ne me l’a pas dit. » Il n’aurait peut-être pas dû le mentionner. « Enfin, on parle pas de toi, alors je ne vois pas pourquoi il me l’aurait dit, mais… » Eeeew. Pourquoi vient-il de dire ça ?

La discussion est, aux premiers abords, plutôt légère. Noor et Raphael discutent comme les amis d’un ami. Ils ne connaissent pas grand-chose de l’autre, ont assumé beaucoup de trucs, et aujourd’hui ils sont confrontés à faire face à cette vision altérée qu’ils s’étaient construits l’un de l’autre. Il y avait beaucoup de préjugés qui ne sont pas encore déconstruits, mais le garçon doit admettre qu’elle a brisé sa première préconception en ne lui crachant pas dessus dès le moment où il est entré dans sa bulle pour l’aider à récupérer un poids échappé au sol. Elle a bien raison de remettre sa parole en doute parce qu’il se souvient avoir lui aussi détesté les premières séances de musculation qu’on lui avait imposé. Il peut tenter de la rassurer, ce sera déjà bien assez : « Tu verras, tes muscles vont s’habituer et bientôt tu te sentiras plus forte, puis après ça on sent mieux l’endorphine diffusée dans notre corps après chaque séance. Les courbatures du lendemain disparaissent après quelques temps. » En tout cas, ça c’était son expérience, alors il fait mieux de préciser juste pour couvrir ses arrières : « Enfin, c’est comme ça que ça s’est passé pour moi, et je sais que c’est comme ça pour plusieurs, alors avec un peu de chance sera ton cas à toi aussi. » Il se sent un peu misérable à lui donner des conseils alors qu’elle lui a bien fait savoir, le jour de leur rencontre, qu’elle ne voulait pas avoir à affaire avec lui. Ce doit être l’absence d’ami en commun qui les oblige à être un peu plus respectueux. Ils ne se battent pas pour Kai ; n’ont rien à prouver. Même si, à la base, ils n’auraient pas dû se griffer comme des chats enragés pour défendre leur place dans le cœur du brésilien. Ils ont agi comme des gamins, mais Raphael se retiendra bien de le dire. Il se sait immature, même si encore aujourd’hui il ne comprend pas pourquoi Noor l’a si rapidement mis dans sa mire ce jour-là. Il ne croit pas avoir dit quelque chose de mal.

Pour peupler la conversation et ne pas laisser le malaise s’installer, Raphael cherche à comprendre ce qui a bien pu arriver à la jeune femme pour qu’elle se retrouve la jambe emplâtrée. Il reste un peu perplexe quand elle lui raconte sa mésaventure, ne comprenant pas comment le dossier d’un client ait pu lui casser un os. Certes, il comprend qu’il n’est pas le responsable direct, se doute que quelque chose s’est mal passé durant le trajet vers le client, mais il doit chercher un peu de précision pour mieux comprendre : « Eum… Et en fait, c’est quoi exactement, qu’il s’est passé, en chemin vers cet autre dossier que le riche voulait ? » Il paraît que les vents étaient assez forts pour soulever les enfants du sol, mais ce serait surprenant qu’ils aient pu faire s’envoler une adulte comme Noor.

« Je ne danse pas vraiment » Oh ! Il pensait qu’elle lui avait parlé de danse pour qu’ils trouvent un intérêt commun. Il avait lu dans ses confession le désir de parler un peu plus, mais voilà qu’elle lui coupe l’herbe sous les pieds et le laisse un peu pantois quand elle explique qu’elle ne pratique ce sport que dans de rares occasions. « D’accord, j’avais pas compris ça, je pensais que c’était… Enfin, c’est pas grave. » Gorge nouée et poings serrés de nervosité dans son dos, il se sent ridicule, se fait bouffer par les yeux de Noor qui, il a l’impression, le trouve lui aussi ridicule. Ça lui apprendra à sauter aux conclusions. « T'as mis seulement six mois à t'en remettre ? » Ah bon, ça l’intéresse vraiment ? Ou demande-t-elle pour préparer son propre rétablissement ? Sûrement la seconde option. L’être humain est en général égocentrique. Ils arrivent à poser des questions et à discuter d’un sujet spécifique s’ils peuvent en tirer des informations bénéfices. Raphael aussi est comme ça. Il est incapable de parler de quelconque sujet ne le concernant pas. Pour lui, il n’y a rien de pire que quelqu’un qui tente de diriger la conversation vers les branches politiques et économiques. C’est dans ces moments-là qu’il doit se limiter à des « ah » et des « oh » en hochant de la tête. « Six mois avant de retirer le bandage, et après c’était encore fragile mais… » Voyant ses yeux inquiets, il préfère opter pour la carte du mensonge : après tout, certaines personnes arrivent à se remettre complètement d’une telle blessure. « Mais après c’était tout bon, et aujourd’hui c’est comme si rien ne s’était passé ! » Un mensonge blanc fait moins de dégâts. Qui serait-il pour briser ses espoirs et lui mentionner la douleur chronique qui repointe le bout de son nez quand il reste debout trop longtemps ou les jours d’humidité importante ? « Mais, rassure-moi, ton métier n’est pas trop physique ? Je demande pour les prochains mois, pas pour… L’éternité. Ton médecin te l’a sûrement dit, mais il vaut mieux éviter de trop utiliser ta jambe pendant les prochains mois. » C’est pour ça qu’elle travaille les autres muscles de son corps. Pour que les efforts soient répartis ailleurs que dans sa jambe.

« Je me souviens plus exactement de la chute, honnêtement. Je crois que ma tête a cogné, et ils m'ont gardé à l'hôpital toute la nuit pour être sûrs que j'avais pas de concussion. » Ça a dû être une sacrée chute, pour qu’elle en oublie le déroulement ! Il a dû mal à se refaire la scène dans la tête parce qu’il lui manque beaucoup d’information, et sa perplexité se lit sur son visage tandis qu’il détaille ses yeux, ses lèvres, cherchant la suite qui ne vient jamais. « Ah bon. D’accord. » Cette histoire était visiblement pleine de trous, mais qui était-il pour y mettre le nez ? Elle a une bonne raison de ne rien lui dire, après tout. Ils ne sont pas amis, ils sont même le contraire de ça, en vue de la finalité de leur rencontre. « En tout cas, j’espère que ta tête va mieux. » C’est tout ce qu’il peut lui donner comme bons vœux. Même s’il déteste les formalités de ce genre, il doit se confondre à la masse en les employant. Malgré ses yeux qui se baissent, sa tête aussi, et l’ongle qu’il se met à gruger alors qu’il est joliment coloré de violet. Tant pis, il devra faire une autre séance manicure ce soir.

Ils auraient pu se trouver un point en commun et se laisser une deuxième chance en s’y accrochant, mais Raphael apprend bien rapidement qu’il est le seul à prendre la danse à cœur. Enfin, à en vivre, quoi. Selon les dires de Noor, ce sport n’est pas sa raison de vivre, comme elle l’est pour le garçon aux rêves plus grands que sa parole. Malheureusement, ça fait des années qu’il ne monte plus sur scène dans le cadre de compétitions, alors il opine du chef à la négative, venant infirmer la supposition de l’amie de Kai. « J’en faisais, mais plus maintenant. » Le mensonge arrive dans trois, deux, un… « J’ai plus trop l’âge des championnats. C’est épuisant, à force, et je vois bien que je ne peux pas mesurer à la nouvelle vague. » La nouvelle vague composée de jeunes qui ne se sont jamais brisé la cheville, tiens. Il peut vivre sa réalité alternative glorieuse dans ses rêves seulement. « Je ne prends même pas de cours, j'aime juste danser pour le plaisir » Il lui adresse un sourire timide et un haussement d’épaules : « Et ce n’est pas plus mal, si ça te fait plaisir. » C’est la conclusion la plus saine à tirer. Ça aura pris des années, à Raphael, pour faire le deuil de cette carrière qu’il s’était imaginée à Broadway. Il est le cliché le plus cliché. Encore aujourd’hui, il serre les dents en s’imaginant à la place de ces danseurs qui dominent la scène au grand théâtre de Brisbane. Il aurait pu le faire…

« Je suis architecte, j'ai un travail de bureau. Le pire que je doive faire, c'est bouger tout mon matériel en une fois ou arpenter un chantier pour vérifier que tout se passe bien » Tant mieux alors. Sa blessure ne la handicapera pas plus que nécessaire. Avec une paire de béquilles solides, elle pourra passer à travers ses journées sans trop couiner. Une architecte, alors ? Encore une raison de se sentir minuscule à côté d’elle. Il a cette impression que les personnes qui ont fait des études supérieures sont par défaut… supérieures à lui. Lui, il s’est perdu dans un couloir entre deux cours et n’est plus jamais retourné à l’école après cette journée-là. À dix-huit ans, il visualisait la scène et la télévision, pas les carnets de note et les manuels scolaires qui pèsent cinq kilos. Son cerveau n’est pas fait pour encaisser trop d’information. Il admire ceux qui arrivent à collectionner les bons résultats scolaires. Ça a dû lui en prendre beaucoup, de bons résultats, pour devenir architecte. « Je crois que je deviendrais folle à rester chez moi sans rien faire. Au moins, je peux continuer de travailler, ça m'impacte pas sur ce plan-là ! » Ça lui évite de devenir folle, comme lui l’est devenu quand il n’a pas pu danser pendant plus de six mois ? C’est vrai qu’il ne souhaite cette torture mentale à personne. Pas même à sa pire ennemie… « C’est cool, architecte… Le genre de métier qui impressionne. » Parlant d’ennemie…

« Au fait... » Il devrait faire marche arrière et retourner à sa journée comme si rien ne s’était passé. Seulement, cette discussion lui a ouvert la possibilité d’en apprendre plus sur la soirée de la rencontre, et il regrettera plus tard. « Je me demandais… » La question aurait dû arriver plus facilement, mais elle se coince dans le fond de sa gorge et se formule avec maladresse. « Eum, eh bien… Pourquoi tu me détestais le jour de notre rencontre ? » Et lui, alors, il ne la détestait pas ? Il devrait assumer les fautes de son côté avant de lancer une bombe comme celle-là, mais la maturité sociale de Raphael est plutôt limitée. La timidité inhibe toutes sa capacité à réfléchir.    

« Et pas beaucoup de choses derrière pour changer de métier. » Embarrassé, Raphael acquiesce en baissant les yeux. Son cerveau se met à attraper des bribes d’informations tout à fait erronées. Il n’y avait aucun jugement dans le ton de Noor, seulement une neutralité qui caractérise bien les conversions de circonstance, mais le jeune homme y perçoit la remarque qu’il s’est toujours fait à lui-même en fixant son reflet dans le miroir. Il a toujours pensé qu’il ne deviendrait jamais rien si sa carrière de danseur ne décollait pas, et aujourd’hui il se retrouvait à jongler entre trois emplois qui lui rapportaient juste assez pour se donner l’impression de subvenir à ses besoins. Dans aucun de ces emplois il vit le rêve de son enfance, celui de faire se lever des salles entières pour les applaudissements aux côtés de célébrités qui le sont au même titre que lui. La fragilité de sa carrière actuelle l’a toujours inquiété. Et s’il se brisait un autre os demain matin ? S’il était à la place de Noor, le pied dans plâtre ? Ça aurait pu être lui qui se bouffe la colère de la tournade en plein dans la tronche. Que ferait-il dans cette éventualité ? Du service à la clientèle qui n’exige aucun diplôme ? Ce n’est pas ce qui le ferait rêver. Il ne regrette pas encore de ne pas avoir complété son cursus scolaire, mais il craint de réaliser un jour que la roue ne peut plus tourner et que toutes les portes de sortie soient fermées à clef ou encombrées. Déglutissant, il décide de ne pas répondre, de sourire simplement, de passer à autre chose.

Souhaitant à tout prix relancer sans créer de malaise, il attrape à deux mains le sujet qui lui trottait dans la tête depuis sa rencontre avec Noor. Il ne voulait pas en parler, faire un trait sur cette mésaventure, réussir à oublier, cesser de se poser des questions sur ce qu’il a fait de mal mais… Le voilà à l’interroger, la principale intéressée. « Je t'ai détesté parce que tu m'as détestée » Confus, il entrouvre les lèvres, prêt à creuser un peu plus pour déterrer les détails qui l’auraient échappé. Parce qu’il n’a pas l’impression de l’avoir détestée. Enfin, pas avant qu’elle ne lance les hostilités. Sa version de l'histoire est inversée. Elle qui le déteste ; lui qui la déteste ensuite. « Tu as décidé de te mettre en compétition contre moi, alors qu'on a des rôles très différents aux yeux de Kai. C'était un peu bête de ta part, d'ailleurs. » Ça y est, ses ongles remontent à ses dents et il arrache un peu plus de vernis. Tout ce beau travail gâché en quelques morsures nerveuses. « Mais… Je ne comprends pas. » Il admet, désormais incapable de la regarder dans les yeux. « Je ne me souviens pas avoir démarré quoi que ce soit… » Quand Noor avait trébuché en nommant leur ami commun K Bea, il avait fait la même chose pour tenter la vanne ; il paraît que, d’être drôle, c’est pas mal pour se faire des amis. Seulement, quand il avait imité la jeune femme, elle s’était aussitôt crispée puis la boule de neige est devenue avalanche lors de sa descente le long de la cime. Griffes sorties et dents montrées, Noor avait stoppé Raphael dans sa minuscule tentative corrective. Et, quand il a repris la parole afin de savoir si Noor assistait au spectacle de Bea pour la première fois, il n’a pas réussi à paraître amical dans son approche. Certes, il a conscience de sa maladresse, parce que ses mots sont sortis comme des missiles, mais c’était déjà trop tard pour qu’il se replie et brandisse le drapeau blanc. Le sang de Raphael était aussi chaud que celui de Noor. « Je ne me voyais pas en compétition, c’est juste que… J’ai été surpris de ne pas être seul à la table. Kai ne m’avait jamais parlé de toi, et je ne suis pas très doué pour m’adapter à… ce genre de situation… » Qu’il bredouille sans vraiment savoir ce qu’il raconte, toujours entravé par son inconfort social, les mains moites, la boule dans la gorge, l’envie de vomir.