Ce matin-là, Joseph se réveille beaucoup trop tôt, le cœur battant fortement dans sa poitrine. Il n’a pas beaucoup dormi, bien trop impatient. Mais, n’ayant pas l’autorisation de sortir de son lit avant huit heures, il patiente, assis sur son matelas, en observant le vide et en supportant les ronflements de ses trois camarades de cellule qui profitent beaucoup plus du sommeil que lui. Lorsque les grilles s’ouvrent enfin environ une heure plus tard, il saute sur ses deux jambes et se précipite vers le cadre de porte pour garder le dos bien droit en saluant d’un sourire moqueur chacun des gardiens qui passent pour faire le décompte des prisonniers. Lorsqu’enfin tous les hommes peuvent se diriger vers les douches ou vers la salle à manger, il est le premier à se frayer un chemin jusqu’à la salle de bain, ayant l’intention de se savonner plus que jamais. Il frotte chacun de ses cheveux, rince chaque parcelle de sa peau comme s’il nettoyait le plus précieux des diamants et, lorsqu’il termine de se sécher avec une serviette aussi rugueuse qu’une roche, il se vêtit d’une nouvelle combinaison grise, propre. En passant devant le miroir, il grimace, constatant que ses cheveux méritent un peu d’amour.

- Tu peux m’coiffer, là, tout de suite ?  

Les têtes se tournent vers lui. Une odeur de nourriture flotte dans la cafétéria. Joseph se fait dévisager de longues secondes jusqu’à ce que le prisonnier responsable du salon de coiffure souffle :

- Tu interromps mon petit déjeuner, alors je te ferai payer le double.

Le brun n’hésite pas une seule seconde avant d’accepter l’offre, sachant pertinemment qu’il a besoin de perdre quelques centimètres de sa tignasse pour se présenter à Deborah. Un instant plus tard, des ciseaux gigottent au-dessus de sa tête et un rasoir électrique vibre contre sa barbe. Fin près pour le grand moment, il se dirige finalement vers la salle où les prisonniers attendent le feu vert des gardiens pour s’installer dans la salle d’attente, là où les visiteurs se présentent. Il est le premier arrivé mais ça ne le dérange pas d’attendre. Il sait que c’est à dix heures que les visites débutent. Une petite queue s’allonge derrière lui tandis que d’autres prisonniers attendent leur tour pour pénétrer dans la pièce où déjà quelques têtes discutent. Étrangement, Joseph se fait pousser sur le côté à plusieurs reprises.

- Dites, pourquoi je ne peux pas y aller, moi ?

Ses doigts se sont emparés de la manche d’un gardien et il se fait vite ramener à l’ordre par un mouvement ferme et autoritaire.

- Ne me touche pas.

Le gardien dresse le dos et sort de sa poche un formulaire. Ses yeux se baladent sur des noms, des dates de naissance et des photos de cartes d’identité.

- Joseph Keegan ?

L’interpelé hoche la tête.

- Ta visiteuse n’est pas encore arrivée. Patiente sur le mur, là. Tu bloques l’accès.

Le garçon se mord le bout de la langue en acquiesçant, se reculant lentement pour poser son dos contre la façade. Le gardien reprend sa route et Joseph soupire en ramenant ses cheveux fraîchement coiffés vers l’arrière. Il croise le regard de plusieurs autres prisonniers qui peuvent entrer dans la salle, la folle danse de son cœur s’essoufflant lentement, tandis que les aiguilles de l’horloge continuent leur course. L’éternité s’achève et la foule libère la salle. Il est midi, les rencontres sont terminées. La gorge nouée, Joseph garde sa position immobile, attendant un miracle, peut-être. Dix minutes plus tard, c’est le même gardien qui revient le voir.

- Qu’est-ce que tu fiches encore là, toi ? Retourne dans la salle commune. Tu sais très bien que tu n’as pas le droit de te trimbaler ici hors des heures de rencontre. Allez !

Son dos se décolle lentement du mur, ses muscles redémarrent, trop peu utilisés dans les dernières heures, et il tourne les talons, la tête basse, incapable de laisser un mot s’échapper de ses lèvres. Alors qu’il s’apprêtait à libérer le couloir, le gardien l’arrête à la dernière seconde :

- Attends.

Les pupilles de Joseph se dilatent, excitées, impatientes. Il se retourne vivement vers l’homme baraqué qui lui tend un petit post-it et deux petits gâteaux foncés emballés. Il attrape mollement les objets et son visage se décompose instantanément, comme s’il venait d’apprendre la mort d’un être cher.



Il n’a pas le temps d’avaler la nouvelle qu’il se fait de nouveau bousculer par la voix imposante de l’autorité.

- Mais bouge ton cul ! Dans la salle commune, allez !

Son regard se teinte d’encre noire et il souffle un juron qui se perd dans sa barbe trimée. En se dirigeant vers le lieu de rassemblement, il longe une poubelle et il y fourre les gâteaux industriels, sans intérêt. Il n’offre un regard à personne et préfère s’isoler pour le reste de la journée. Il n’arrive pas à laisser une seule émotion étirer les traits de son visage. Il est déçu, énormément. Et il a mal.

Il fixe la purée de pommes de terre, la tranche de pain beurrée, les cubes de bœuf noyés sous une sauce brune. Ses paupières clignent doucement et sa respiration calculée gonfle calmement ses poumons. Une main se pose sur son épaule, Joseph s’agite instantanément, secouant ses muscles pour se débarrasser de cette intrusion pleine de moqueries. Il ne réagit pas davantage, se reconcentre à nouveau sur l’air sec qui pénètre ses narines.

- Pourquoi tu nous racontes pas, Jo ? Elle est aussi chaude en vrai ?

Il serre sa fourchette en plastique entre ses doigts crispés et écrase sa langue contre son palet pour s’empêcher de lancer une insulte. Il embrasse un moment la noirceur que lui prodigue ses paupières closes jusqu’à ce qu’il se fasse de nouveau bousculer par ce qui semble être un coude. La lumière blanche de la cantine foudroie sa rétine.  

- Mais raconte, merde ! C’est pas juste que tu gardes l’exclu !

Un autre silence répond à l’imbécile encouragé par ses potes, hilares. Son haleine fétide agresse le nez de Joseph, il ne peut contenir une grimace en détournant la tête. Enfin, une dernière attaque lui est adressé et, cette fois, c’est son poing en entier qui se serre.

- En tout cas, si on se fit sur ses photos, c’est une putain de cochonne, moi j’te dis ! T’hésites pas, hein, Jo, si t’as besoin d’une deuxième queue pour satisfaire ses désirs !

Il dresse enfin son dos, le regard noir, et il observe les vautours un à un avant de finalement arrêter ses iris dans ceux du meneur de la bande. Avec trois viols à son actif, il n’hésite jamais à s’en vanter. Joseph remarque la lettre de Deborah entre ses doigts et son cœur bondit dans sa poitrine. Il ne peut retenir ses phalanges : elles s’élancent en la direction de ses lèvres mais se font arrêter par une poigne bien plus forte que la sienne. Une plainte s’échappe de sa bouche entrouverte lorsqu’il entend son poignet craquer sous l’effet d’une torsion soudaine et il se replie immédiatement, rasseyant ses fesses sur la banquette. Sa main libre se met à taper sur la table en signe de soumission.

- Lâche-moi ! c’est bon !    

Lorsque la pression s’évapore, il peut de nouveau respirer. Le visage déformé par une grimace de douleur, Joseph se relève rapidement et contourne ses agresseurs sans leur accorder un seul regard : c’est ce qu’il a appris, ici. Il vaut mieux fuir.

La lettre de Deborah, il la lit, un bras dans le plâtre, le 9 octobre. Il reste de marbre tout au long de la lecture, incapable d’exprimer un unique sentiment. Il se sent seul, plus que jamais. Il sait qu’il n’a pas réagit de la bonne façon en envoyant ce stupide dessin à son amie. Il l’a fait sous le contrôle de l’impulsivité. Pourtant, il n’arrive pas à regretter. Une part de lui n’arrive pas à pardonner la fuite de la jeune femme, même si elle ne s’est pas faite sans justification.

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