Les cœurs sont endeuillés. Un silence pesant règne dans l’hôpital. La nouvelle est tombée vers minuit : Kathy a perdu la bataille contre la leucémie. Ses parents ont été appelés et Joseph a assisté à distance à l’appel téléphonique, a été témoin des yeux brillants de tristesse de la personne qui avait la lourde tâche de briser deux cœurs. Il n’a pas pleuré, lui, parce qu’il a l’habitude de regarder le ciel et d’imaginer les petites âmes y danser. Il est un familier de la souffrance et elle l’affecte différemment, aujourd’hui. Elle ne le handicape plus de la même façon. Il a appris à la gérer et à cesser de lutter contre le courant de la rivière. Il y a certaines choses qu’il ne pourra jamais contrôler.

Ça n’empêche pas ses muscles de se crisper lorsqu’il rentre chez lui en plein milieu de la nuit. Son cerveau bien trop rempli et agité, il peine à se concentrer sur les mouvements qu’il exécute d’abord dans la noirceur. Son trousseau de clef rencontre le carrelage avec fracas et il serre les dents. Même si ça fait déjà plusieurs semaines qu’il a emménagé ici avec Stella et d’autres, qu’il ne connaissait pas avant que leur colocation s’officialise, il n’arrive toujours pas à tuer ses anciennes habitudes de hibou nocturne bruyant. Durant vingt années, il a vécu avec un troupeau de lions aussi vocaux que lui, dans un appartement où la journée et la nuit ne se distinguaient pas l’une de l’autre. C’était le vrai bordel, et il appréciait de ne pas se faire soumettre à des règlements. Il se doute qu’il devra faire des efforts désormais s’il veut au moins faire semblant de devenir un citoyen normal, peu importe ce que ça signifie, mais il y a encore beaucoup de place pour le progrès. Justement, un autre mouvement maladroit lui fait percuter la patère et cette dernière bascule sur le côté et s’étale dans le hall d’entrée. « Putain. » Il bredouille en s’abaissant pour réparer les dégâts. C’est qu’ils en possèdent beaucoup, de vestes et de manteaux, ces colocataires ! Il a beau avoir une chambre pour lui-même, Joseph n’est toujours pas tenté de remplir ses armoires de plus de vêtements que nécessaire.


- Mais qu'est-ce que tu fous, bon sang ? On dirait un foutu chinchilla enragé.

Et voilà, ça commence. Il n’a pas envie de se faire crier dessus comme un
gamin, en vérité. Il décide de continuer son chemin vers la salle de bain, contournant Stella en laissant filer un soupir de ses lèvres, pour lui envoyer le message suivant : pas cette nuit.

- Si c'était la première fois, j'aurais rien dit. Je te jure que j'aurais rien dit, je serais restée confortablement installée dans mon lit, j'aurais fermé les yeux et je me serais rendormie.

Il serre les dents. Ses poings aussi.

- MAIS C'EST PAS LA PREMIÈRE FOIS.

Il n’est pas en position pour parler convenablement comme un adulte mature : « Yep, et ce sera pas la dernière fois parc’que j’bosse de nuit, et tu l’savais quand tu m’as r’mis une clef, alors j’sais pas quoi t’dire. » De fausses excuses marmonnées entre ses palettes, tandis qu’il ouvre la lumière des toilettes pour jeter un coup d’œil à son reflet dans le miroir (on dirait toujours un monstre de conte pour enfants, tiens), et pour se laver les mains. Stella chante toujours tel le petit oiseau matinal qui agressera ses oreilles dans deux heures sur le rebord de sa fenêtre. Non, vraiment, il n’a pas de patience, et il a terriblement envie de lui claquer la porte au nez, histoire de réveiller le reste de la colocation, si ce n’est pas déjà fait vu comment elle s’active.

- Dis moi, dis moi ce que je dois faire PARCE QU'ON NE PEUT PLUS CONTINUER COMME ÇA.

L’air impassible, les traits aussi neutres que possible, il s’essuie les mains sans lui adresser un regard. « C’toi qui gueule en c’moment. Tu vas réveiller les voisins aussi, à force d’me faire la morale. R’garde, j’ai passé une nuit d’merde, toi aussi visiblement, alors on est quittes ! » Ce n’est pas exactement comme ça que ça fonctionne, la logique, mais c’est tout ce que la jeune femme obtiendra si elle s’obstine à lui taper sur les doigts avec une règle. Punir Joseph, c’est tout comme nourrir son cerveau de nouvelles idées pour désobéir. Il a appris de son meilleur ami qui n’est plus là aujourd’hui pour le faire à sa place. Il le fera pour deux. « Tu vas m’laisser un peu d’intimité ou tu vas m’regarder m’doucher ? » Qu’il interroge en s’attelant à déboutonner les premiers boutons de la chemise de conciergerie qu’on lui a refilé à l’hôpital. « Promis, j’demanderai à l’eau de pas faire trop d’bruit en sortant du tuyau. »        

C’était tout ce qui manquait à sa nuit pour la rendre succulente : un foutu chinchilla enragé. Si Stella continue à lui crier dessus, il finira par prendre la direction de la sortie et ira errer dans la ville comme il sait si bien le faire. Ce ne serait pas un problème pour lui ; c’en a jamais été un.

- Peut-être "pardon de faire un max de bruit quand je rentre" ? Le problème n'est pas que tu rentres tard, Joseph, c'est que tu rentres tard en cassant tout sur ton passage.

Oui, il est maladroit, il ne voit rien de tout ce qui se dessine à gauche de son nez, et la noirceur de la nuit ne l’aide pas. Il n’a pas l’habitude d’un appartement bien rempli. Tous ces objets futiles et ces paires de chaussures en trop finiront par rencontrer le mur ou le sol un jour ou l’autre. « Laisse pas traîner tes trucs à l’entrée, qu’est-c’que tu veux qu’je dise. » Et, s’il est responsable de la première cacophonie, c’est bien la voix de Stella qui s’élève dorénavant dans la demeure et qui doit agresser les oreilles des autres colocataires mais, surtout, des voisins. Les murs ne sont pas si épais que ça. Direction la douche pour se couper du monde et des reproches qui lui grattent la peau comme une infection.  

- Non, tu passeras pas.

D’un air détaché, il regarde la jeune femme de bas en haut, puis un gloussement faux s’échappe de ses lèvres. Ce n’est pas sa silhouette fine qui l’empêchera de passer la porte de la salle de bains.

- Tu passeras pas tant qu'on aura pas discuté. T'as passé une nuit de merde, moi aussi, on est pas quittes du tout mais on peut en profiter pour essayer d'arranger les choses entre nous. Ça fera déjà UNE bonne chose de faite cette nuit et ce sera mieux que rien.

C’est l’heure de la thérapie de couple ? Ce n’est pas la première chose qu’il a envie de faire en ce moment. Non, au contraire, il veut plutôt pousser sa colocataire sur le côté et lui claquer la porte au nez. Ce serait tellement facile de régler ce malentendu physiquement, mais, si Joseph n’est pas un exemple de bon-vivant, il connait les limites à ne pas franchir lorsqu’il interagit avec une personne qui ne vient pas de son monde. Ici, il n’a pas cinquante chances. Ça passe ou ça casse. Et, pour le moment, tout casse, littéralement.

- Alors dis moi ce qui va pas et pourquoi personne t'as jamais appris à marcher sans dégommer un tas de trucs au passage.

Plissant le regard, il cesse de déboutonner sa chemise parce que, visiblement, ce n’est pas l’heure de la douche. Tant pis, il tartinera tous les meubles de ses bactéries d’hôpital. Ce n’est pas lui qui tombera malade, son système immunitaire est fait de fer et d’acier. « Qu’est-ce que tu veux qu’j’te dise ? Que j’suis mal élevé ? » Ce ne serait pas un mensonge. Mais ce n’est pas l’heure de plonger dans les confessions personnelles. « T’vois bien qu’il y a un problème, j’suis un quarantenaire dans une coloc d’jeunes. J’pensais qu’t’avais l’habitude de gérer c’genre de démographie. C’pas ton boulot de dealer avec des gens mentalement instables ? » C’est bien ça, non ? Elle côtoie le deuil des autres à longueur de journée. Ils n’ont jamais pu discuter plus longuement de leur travail respectif parce que le courant n’est jamais passé. « J’ai vu une gamine crever, cette nuit. Excuse-moi de pas avoir fait attention en entrant dans l’appart, j’avais les pensées ailleurs. » Ce ne sont pas de vraies excuses puisque son ton est aussi ironique que la grimace qu’il tire alors qu’il contourne Stella au moment où ses traits s’affaissent un peu et sa garde se baisse. Personne n’aime entendre parler de la mortalité d’un enfant. Se posant devant le miroir pour détester son reflet, il s’attèle à défaire les derniers boutons de sa chemise. « J’espère que vous avez pas pompé toute l’eau chaude. » Plutôt parler d’autre chose, tiens.  

Joseph n’a pas envie de se battre. Ce n’est pas dans sa nature d’alimenter les débats. Il préfère se taire et laisser les âmes impulsives s’embraser pour mieux s’éteindre. Le bois finit toujours par devenir charbon, et aucune flamme n’arrive à puiser ses forces dans une matière qui n’a plus d’énergie à fournir. Peut-être que le même phénomène scientifique se produira avec Stella, qui a décidé de se mettre sur le cas de Joseph en plein milieu de la nuit, alors que les autres colocataires sont coquettement nichés dans leur lit.  

Elle aurait dû savoir qu’il n’était pas le candidat le plus domptable à choisir. Oiseau de nuit, Joseph n’a pas l’impression d’avoir des comptes à rendre. Ses habitudes d’animal nocturne sont si bien codées dans son système qu’il ne comprend pas en quoi ça pourrait être un problème. Il n’a jamais eu un bon sommeil alors il ne sait pas ce que c’est de s'endormir comme une bûche et de se réveiller huit heures plus tard, frais et reposé comme une petite fleur. Certes, il ne manque généralement pas d’empathie, mais cette nuit c’est différent. Il n’arrive pas à faire la part des choses alors que le son statique du cardiogramme hante son esprit.  

- Alors, première chose. C'est pas une coloc de jeunes, c'est une coloc de gens paumés. Preuve en est, j'ai bientôt 30 ANS.  

Il n’a plus envie de l’écouter. La douche l’appelle, le tintamarre du jet d’eau brûlante contre son dos lacéré aussi. En gorgeant la salle de bains d’un épais brouillard, il arrivera peut-être à créer une frontière entre lui et cette réalité brutale qui l’a happé aujourd’hui. Si Joseph n’a jamais jugé la mort effrayante, il ne pense pourtant pas qu’elle mérite de bouffer les âmes qui ont à peine eu le temps de découvrir les rares beautés du monde.  

- Et non, mon boulot c'est de gérer le DEUIL pas les colocs peu discrets.  

Eh bien ça tombe bien, qu’il songe en se débarrassant de son chemisier turquoise, qu’il laisse tomber sur le tapis. Si c’est son boulot de gérer les deuils, alors elle devrait revoir sa manière de faire. Autant lui révéler les faits plutôt que de tourner en rond plus longtemps.    

- Oh...

La surprise de Stella, lorsqu’il révèle le fond de sa pensée, ne l’encourage pas à continuer sur sa lancée. Il n’a pas envie d’en parler. Il a vu Kathy mourir, son corps se ramollissant et son visage blafard se décomposant en une dernière masse inerte et lourde. Il aurait dû détourner les yeux et écouté les infirmières quand elles lui ont demandé de quitter la chambre. Hélas, le chien fidèle qu’est Joseph n’a pas pu se détacher de la scène.    

- Non, non. Normalement non. Tu peux aller prendre ta douche, pardon.

Oh, voilà la pitié. Le ton de la jeune femme s’est aussitôt adouci. Il aurait aimé que ce soit le cas sans qu’il n’ait à parler de cette morte hâtive. Il ne lui adresse plus aucun regard, soudainement mal à l’aise, alors que sa main se tend pour atteindre la poignée de la porte. Elle l’interrompt dans son mouvement pour lui présenter ses excuses et il ne peut empêcher un gloussement sans vie de s’échapper par ses narines. « Oh, s’il-te-plaît, continue à me traiter comme de la merde, ça m’rend plus confortable. » Il bredouille, à moitié sérieux. S’il n’apprécie pas de se faire marteler de reproches, il déteste encore plus la pitié. Prêt à fermer le battant de la porte pour s’offrir un peu d’intimité, il redresse son regard bleu pour la planter dans celui de la jeune femme qui lui confie connaître ce même sentiment d’impuissance. « Ça nous rappelle qu’on est en vie, pas vrai ? » Il fait en basculant la tête sur le côté, incapable de prononcer un autre mot au sujet du décès de Kathy. « Même si parfois on s’demande pourquoi eux, et pas nous ? » Il n’y aurait personne pour pleurer Joseph. Alors pourquoi est-ce une enfant innocente aux parents aimants qui a dû épuiser sa dernière chance ? Ses yeux s’humidifiant, il détourne le regard pour mieux fixer la neutralité du mur.  

La communication règlerait bien des problèmes. Stella et Joseph auraient pu prendre deux petites minutes de leur temps pour se raccorder sur la même longueur d’onde avant que ça n’explose. Mais, aussi surprenant que cela puisse paraître, cette explosion semblait nécessaire et aussitôt les particules retombent, aussitôt les voix se reposent. La guerre de piques semble terminée lorsque le concierge évoque la mort de cet enfant. Un mort parmi tant d’autres. Il a arrêté de compter. Ce sera de cette façon qu’il arrivera à prendre soin de lui malgré l’environnement lourd qui l’entoure au travail. Il ne considère pas que c’était une erreur, que de s’attacher à cette gamine au compte à rebours bien avancé. Ça lui permet de sentir des émotions. Un luxe pour celui qui s’est cramé trop de neurones et qui n’arrive plus à rencontrer ni la joie ni la tristesse aussi facilement qu’avant. À force de se faire tabasser, il est devenu un mur de briques. La seule chose qui fait plus mal que la douleur, c’est le vide complet. Une bougie éteinte, un moulin sans vent, un ballon sans hélium.

Quoiqu’il en soit, il n’a pas envie d’attiser l’empathie de sa colocataire maintenant qu’elle est au courant. La vérité, c’est qu’il n’a jamais été bon pour recevoir des soins. Dès l’instant où la pitié s’installe dans une relation, il se replie et se tourne vers l’humour pour faire passer le moment. Il n’a pas envie qu’on ait de la peine pour lui. Ça ne lui sert à rien, ça ne sert à personne.

- Bah... d'accord... si tu y tiens.  

Il la regarde, haussant un sourcil, attendant la suite qui vient rapidement.

- Va donc te doucher, tu pues l'hosto, et s'il y a plus d'eau chaude je te laisse adresser tes plaintes au syndic de copropriété qui refuse d'acheter un ballon plus grand.  

Elle n’est pas actrice, elle. Mais sa tentative, aussi maladroite soit-elle, a le mérite de lui voler un petit rire qu’il ne masque pas. C’est le genre d’émotion qu’il aime partager, plus que la tristesse et le deuil.  

- Je peux pas faire beaucoup mieux, désolée. « Oh, t’inquiète, c’tait parfait. J’me suis senti transporté par ta performance, vraiment. » Qu’il assure ironiquement en opinant du chef, mordant le bout de sa langue pour empêcher un sourire traître de fracturer sa bouche. Mais c’est trop tard. Son visage s’est illuminé un peu, il a repris de la couleur, mais cette joie passe aussi vite qu’une éclipse. Une moue revient prendre possession de ses traits, et un soupir s’échappe de ses lèvres. Il ne peut pas ignorer l’éléphant dans la pièce.

- Je ne sais pas. Peut-être parce que c'était écrit comme ça. Qu'on a tous une date de péremption, et que la leur était trop tôt.

Ça non plus, ça ne fait aucun sens. Il n’arrive pas à croire qu’on a tenté tant bien que mal à lui faire avaler l’histoire du Père, du Fils et du Saint-Esprit tandis que des enfants occupent toutes les chambres de l’hôpital. Il n’y a personne qui choisit, en haut. C’est la chance et la malchance qui sculptent le destin de chacun, et tant pis si tu es né avec une tumeur dans la tête. Meilleure chance la prochaine fois, kiddo.

- Peut-être que ça n'a aucun sens.  

Ce sont les humains qui cherchent un sens. Ils sont trop intelligents. C’est un cadeau empoisonné. Ils cherchent des réponses là où il n’y en a pas, et plutôt que d’accepter l’ignorance, ils rendent responsables des Dieux et des Déesses. Pour certains, c’est rassurant. Pour Joseph, ça ne l’a jamais été.

- Mais tu étais là, avec elle. C'est tout ce que tu pouvais faire.

Il relève les yeux et la remercie d’un regard muet. Les larmes sont revenues. Il les empêche de couler même s’il a toujours apprécié la sensation. Effectivement, il a fait de son mieux pour que Kathy rit plutôt qu’elle s’inquiète pour l’avenir. Vivre le moment présent tant qu’il est là, et ne pas le gaspiller à espérer une suite. C’est ce qu’il devra apprendre à faire lui aussi maintenant qu’il a compris que le ciel ne veut pas encore de lui. « Et c’est ce que j’continuerai à faire. »

« Sauf si t’as envie d’me tenir le pommeau d’douche pendant que j’me lave… » Il commence en se reculant de quelques pas pour s’approcher de la douche en question. « Tu peux fermer la porte. » Et, juste avant qu’elle ne s’exécute, il lui fait cadeau d’une promesse, pour la remercier d’avoir été à son écoute : « J’ferai moins d’bruit en rentrant à 4h du mat les prochaines fois. »  

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