Les jours passaient et se…ressemblaient totalement. De A à Z. Les mêmes gestes à faire, les mêmes boissons à préparer, les mêmes ivrognes à servir, les mêmes soupirs désespérés lâchés à intervalles réguliers. D’un autre côté, quelle autre option avais-je ? Fut un temps où mon nom de famille aurait pu me faire avoir n’importe quel job, mais à présent qui voulait d’une blonde au rebut dont les qualités principales touchaient au paraître, à la bienséance et au fait d’avoir l’air particulièrement intéressée par les propos des personnes les plus stupides de la terre ? Quoique je devais reconnaitre que cette qualité m’était encore plutôt utile dans le cadre de ce boulot. Tout du moins quand je ne décidais pas de lever les yeux au ciel et de tourner les talons face à une remarque déplacée ou à un regard trop appuyé. Et encore, là on parlait de réactions plutôt soft. J’évitais de mentionner à Lily les quelques fois où un doigt d’honneur bien senti m’avait échappé.
Je n’étais pas vraiment d’humeur à supporter un énième gros lourd ce soir-là, mais par miracle ils s’étaient apparemment donnés le mot pour se montrer discrets…Etonnant. Suspicieux même. Faisant glisser sur le comptoir la bière que je venais de servir, mon regard fut presque immédiatement attirée par une séduisante brune qui n’avait pas accroché que mes yeux à en croire les deux hommes qui s’intéressaient de près à elle également. Mes sourcils se froncèrent légèrement : elle n’avait pas particulièrement l’air en détresse et je la soupçonnais de pouvoir se débrouiller toute seule comme une grande…mais où était le fun et le piquant là-dedans ? Je m’approchais de son bord de comptoir avant de me pencher vers elle, un air grave sur le visage et abaissant ma voix d’un ton pour donner l’impression que j’allais lui confier quelque chose de la plus haute importance et qui, surtout, ne devait sous aucun prétexte s’ébruiter. « Tu n’oublieras pas de remettre ce-que-tu-sais à l’endroit où tu l’as pris. Si la boss apprend que ça a disparu, on pourrait avoir de gros ennuis. Et j’espère au moins que t’as pu t’en servir à bon escient et discrètement… » C’était gros. C’était peu crédible. Mais je restais dans mon rôle jusqu’au bout sans prêter un seul regard aux deux hommes soudain agités. Il ne leur fallut pas plus de quelques secondes pour décider d’abandonner leur proie et se retirer un peu plus loin…avant de définitivement quitter le café. C’est un sourire satisfait qui étira mes lèvres cette fois-ci. Je m’accoudais au bar en observant toujours l’inconnue qui me faisait face. « Je présume que c’est grâce à toi que j’ai pas été emmerdée de la soirée ? Ca vaut bien une…mh…bière ? » Un verre de vin ? Un cocktail ? Au choix, c’était pour moi. Peut-être qu’un jour j’arrêterai d’offrir des verres à de parfaits inconnus. Ou peut-être pas. D’ailleurs c’était même certain que je n’arrêterai pas tant que Lily ne l’aurait pas découvert et que lesdits verres ne seraient pas directement pris sur ma paye. Pas vu, pas pris, ou une connerie dans le genre.

Il y avait peu de choses qui m’agaçaient plus que le job que j’occupais (faux, la liste des choses qui m’agaçaient était en réalité très longue). Je ne faisais plus vraiment d’efforts pour afficher un sourire crédible aux clients et me contentais d’une expression de façade qui suffisait apparemment à les convaincre de mon amabilité. Pas fut fut quand il s’agissait de langage non verbal les clients. Mais tant mieux pour moi si ça pouvait m’éviter des efforts inutiles. Me lever jour après jour pour servir des inconnus que je n’avais pas envie de découvrir me tapait déjà suffisamment sur les nerfs, mais devoir en plus supporter des beauf qui se croyaient hilarants avec leurs phrases d’accroche préconçues et toujours parfaitement lourdes, c’en était trop. Aujourd’hui pourtant j’avais été épargnée par cette plaie et je n’avais pas mis longtemps avant de réaliser que ma sauveuse  était une jolie brune qui tenait vraisemblablement le rôle principal de l’aimant à abrutis pour la représentation de ce soir. S’y mettre à deux en plus ? Quand je pensais qu’ils ne pouvaient pas se montrer plus pathétiques que tout ce que j’avais déjà pu voir, les hommes ne cessaient pourtant jamais de me surprendre. J’avais tendu l’oreille et au regard qu’elle leur avait lancé et au ton qu’elle avait employé je me doutais qu’elle était parfaitement capable de se débrouiller par elle-même. Mais je n’avais pas envie de devoir nettoyer un quelconque liquide qui finirait irrémédiablement par être renversé sur la tête des deux abrutis si je n’intervenais pas. Et puis je m’ennuyais, et tout divertissement était bon à prendre. Prête à utiliser de tous les stratagèmes pour faire fuir ces clients (pardon Lily, ne me vire pas), j’avais tenté une histoire tellement grosse qu’elle ne pouvait que marcher. Pour mon plus grand plaisir, la surprise ne s’était lue que l’espace de quelques secondes sur le visage de la jeune femme avant qu’elle ne se saisisse aisément de cette perche tendue pour rentrer dans mon jeu. « T'inquiète, elle a même pas remarqué qu'il n'était plus là. Tu sais comme je suis douée pour faire disparaître des trucs... » J’avais retenu mon envie de sourire pour hocher la tête d’un air entendu et complice. Il n’en avait pas fallu davantage pour que les deux lâches choisissent enfin d’abandonner leur proie et de partir. J’en profitais pour la remercier d’avoir joué son rôle à la perfection, m’évitant ainsi d’être moi-même emmerdée par ce genre de personnages quand j’avais de moins en moins envie de leur renverser un verre de bière bien collante à la figure et de plus en plus de leur fracasser directement le verre sur le crâne. Je n’étais pas sûre de pouvoir encore compter sur ce job et son salaire pour payer mon loyer si je finissais par en arriver à de telles extrémités…et pourtant, c’était de plus en plus tentant malheureusement. « Tant mieux si j'ai pu t'accorder un moment de répit. J'imagine que des mecs comme ça, t'en vois tous les soirs. Vin rouge, s'il te plaît. » Je lui servais bien volontiers son verre de vin tout en hochant la tête. « Tous les soirs et même déjà très tôt le matin. J’ai découvert assez rapidement qu’ils pouvaient débarquer à n’importe quelle heure de la journée et qu’une complète sobriété ne suffisait pas à réduire et rendre plus supportable leur degré de connerie. » Mais finalement cela s’expliquait peut-être de la même manière que lorsque j’étais moi-même capable de me montrer imbuvable avec les clients dès les premières heures de la matinée. On ne pouvait au moins pas me reprocher de ne pas être une personne constante. « Merci pour le coup de main, j'étais vraiment pas d'humeur pour ces conneries. Je suis vraiment efficace pour dégager les abrutis, d'habitude. » Je souriais bien volontiers avant de rendre à César ce qui était à César : « Honnêtement vu le coup d’œil que vous leur avez lancé je pense qu’une personne normale aurait compris qu’il valait mieux prendre la fuite assez rapidement, donc je n’ai aucun mal à vous croire. On avait juste un level de lourdeur inégalé là. J’arrive pas à croire que mon histoire ait marché. » J’en étais ravie cedi dit. Et j’espérais qu’elle les avait suffisamment convaincus pour qu’ils ne pensent même pas à remettre un jour les pieds ici. Et s’ils pouvaient passer le mot à leurs potes, ce ne serait que du bonus. Non pas que je souhaitais la fermeture du DBD (ça aurait été compliqué de gérer mon loyer encore une fois dans de telles conditions), mais c’était donc trop demandé de vouloir qu’il ne soit fréquenté que par des personnes respectueuses et sophistiquées qui, si possible, n’avaient pas besoin que la serveuse leur sourit toute la journée ? « Je comprends pas comment ils peuvent imaginer que venir à deux va leur faciliter la tâche. » « Excellente question. Ils doivent penser que ça laisse le temps au second de partir en courant au moment où le premier se prend un coup de pied bien placé et bien mérité, je sais pas. » Encore une option que j’avais maintes fois envisagée, mais que je n’avais pas encore pu mettre en pratique. Un jour peut-être. Entre la bière renversée au visage, et le verre brisé sur le crâne. « On se connaît? Vous m'êtes familière. » Je relevais le nez du verre que j’étais en train d’essuyer pour l’observer. Mes sourcils se froncèrent légèrement alors que je réalisais que la réciproque était vraie. Elle était déjà venue ici j’imagine ? Merde. Un jour j’apprendrai à être physionomiste. Je n’avais en revanche aucun mal à imaginer que ça n’était peut-être pas derrière un bar qu’elle m’avait déjà aperçue, mais potentiellement dans un journal. « Mh, je ne crois pas. Mais je ne vous cache pas que votre visage ne m’est pas inconnu non plus. Vous venez parfois par ici ? » Je n’allais clairement pas me lancer dans l’histoire de mes parents chéris qui m’avaient permis de vivre une jeunesse dorée et populaire dans une moindre mesure, avant une chute violente et que j’avais encore en travers de la gorge. « Vous attendiez quelqu’un ? » Pitié qu’elle me réponde non et qu’elle monte ainsi un peu plus dans mon estime après ce que j’avais déjà pu observer d’elle et qui me plaisait assez. Mais pour l’heure ce que je voulais savoir c’était surtout combien de temps j’avais à pouvoir encore lui parler avant de devoir me préparer psychologiquement à me remettre à vraiment faire mon boulot.  

« Ça m'arrive oui, même si d'habitude je ne suis jamais seule. » Je fronçais les sourcils de façon imperceptible, ne pouvant m’empêcher de me demander si elle sous-entendait qu’elle était souvent accompagnée par des conquêtes ? Pour ma défense, les clients à qui l’on devait l’ambiance résolument beauf de ce soir (et de tous les soirs) jouaient sur ma perception et étaient entièrement responsables du fait qu’il m’avait fallu quelques secondes avant d’imaginer qu’il y avait bien d’autres personnes que des conquêtes à emmener avec soi dans un bar. D’autres personnes probablement moins intéressantes et moins divertissantes que des conquêtes mais d’autres personnes malgré tout. Mais pour ce soir, la brune venait pour l’heure de me confirmer qu’elle n’était pas accompagnée. « Je voulais simplement me poser un moment pour réfléchir, avant de rentrer. » Nouveau froncement de sourcils et expression interrogative plus perceptibles cette fois-ci. Ça sonnait affreusement comme des problèmes existentiels à gérer son explication. Qui avait le temps pour ça ? « Mh je vois. On est sûres que vous n’auriez pas préféré gérer les deux abrutis plutôt que vos pensées du coup ? » Non parce que si jamais elle changeait d’avis, on pouvait leur trouver deux remplaçants un en claquement de doigt. Il me suffit d’un coup d’œil discret en direction d’un coin du bar pour déjà identifier deux prétendants au titre. « Journaliste. J'ai parfois du mal à décrocher complètement, et ramener ça chez moi serait la dernière chose à faire en ce moment. » Journaliste ? Mon expression se fit un peu plus dure malgré moi. Si mes relations avec les journalistes avaient été par le passé fréquentes et bien contrôlées afin de maintenir l’image familiale, j’avais très vite déchanté en constatant la facilité avec laquelle ils s’étaient tous retournés contre ma famille au moment de ma propre descente aux enfers et de celle de mon père. Ça n’était pourtant pas faute de leur avoir gracieusement et assidument fourni nombre d’articles et d’informations chaque fois qu’ils les quémandaient. Et pourtant pas un seul n’avait jugé bon de nous consulter avant de distordre la réalité pour raconter les histoires qui les arrangeaient le plus pour en faire leurs choux gras pour leurs ordures de magazines. Alors difficile pour moi de cacher mon ressentiment à l’égard de cette profession que j’exécrais tout particulièrement aujourd’hui. Et si je ne pouvais résolument pas blâmer la jeune femme pour les torts de ses homologues (d’autant plus que je n’avais foutrement aucune idée de quel type d’articles elle pouvait bien écrire), je ne pouvais m’empêcher de me montrer plus prudente avec cette impression de l’avoir déjà vue. « Journaliste ? Dans quelle branche ? » La question était-elle suffisamment large pour ne pas paraître inquisitrice et suspecte ? Je l’espérais. « En tout cas si un verre ou deux peuvent vous aider à laisser vos problèmes ici, n’hésitez pas, c’est pour moi. Enfin on peut aussi en discuter, mais autant profiter des verres en bonus. » Qui donc aimait discuter de ses problèmes existentiels de toutes façons ? Surtout quand on leur mettait de l’alcool à disposition pour les oublier ? Le choix me paraissait vite fait. Je sortis une bouteille de vin de derrière le comptoir pour la déposer devant nous pour appuyer mes paroles avant d’ajouter, un sourire aux lèvres : « Je m’appelle CeCe au fait. » Pas Cecilia. Pas ce soir. Mon surnom n’était utilisé que par mes proches (que je les apprécie ou non), des gens que je connaissais et que j’étais capable de reconnaître. Donc tant que je n’aurais pas la certitude qu’il n’y avait aucune raison pour que le visage de la brune ne me dise quelque chose, cela resterait CeCe l’incognito pour elle.