Après un après-midi complet passé sur la route, Cade rentrait enfin chez lui et retira sa chemise à carreaux pour se mettre à l’aise. Le printemps pointant déjà le bout de son nez et les températures grimpaient rapidement. Il resterait en jeans et tee-shirt avant d’aller se rafraichir avec une bonne douche. Il déposa les clés de son modeste appartement sur le bar qui séparait le coin cuisine du salon, et ouvrit le réfrigérateur à la recherche d’une bière. Il n’en manquait jamais. Parfois même, il n’y avait plus que quelques bouteilles qui se baladaient sur une étagère lorsqu’il avait omis d’aller faire les courses. Ce soir-là, c’était le cas. Et il n’était plus d’humeur à se balader dans les rayons d’un supermarché, sans aucune once d’idée de la composition de ses futurs repas de la semaine. Il devrait se commander son dîner, comme beaucoup trop de fois, sans que cela ne lui déplaise pourtant.

Cette journée avait été éreintante. Le dossier du moment n’était pas une mince affaire et il s’y donnait pourtant corps et âmes. Sa conscience professionnelle parlait, mais cela lui permettait surtout d’occuper son esprit, de le nourrir et de se rendre utile à quelque chose et à quelqu’un. Si bien que, à peine les fesses posées sur le bord du canapé, il posa sa bière sur la table basse et ouvrit l’ordinateur portable qui avait définitivement trouvé sa place ici. Si d’autres s’aménageait des coins dédiés au boulot à la maison, lui préférait largement le standing d’un coussin moelleux, quitte à se bousiller le dos en se penchant pour mieux y voir. Il tapa un nom et un prénom sur le clavier et en attendant de lire le résultat de cette recherche, il avala une gorgée de bière.

Intéressant. Voilà qu’une simple recherche sur les réseaux sociaux lui apportait bien plus d’informations qu’un déplacement à plusieurs dizaines de kilomètres. En plissant les paupières, Grimes continua de scroller et découvrit quelques photos compromettantes. C’est à ce moment qu’on sonna. Il regarda derrière lui comme si son visiteur pouvait se trouver là. Il n’attendait personne mais daigna quand même se lever. La voix lui était très familière et elle accéléra son rythme cardiaque à elle seule. La revenante suscitait un flot d’émotions chez Cade, alors qu’elle n’avait pas encore mit un pied dans l’appartement. Pour autant, la porte était déjà ouverte quand Milena fit son apparition. Elle lui balança un sac qui dégageait une odeur délicieuse. « J’ai apporté le dîner ! » Avait-elle un don de voyance ? Ou se rappelait-elle les goûts et les habitudes de son ainé, même après des semaines sans lui donner de nouvelles ? « Tant de bonté… » Lança t-il avec sarcasme en déposant le tout sur la table basse pendant qu’elle prenait ses aises. « Salut ! » Il passe un bras autour d’elle, acceptant cette chaleur familiale qui lui avait manqué ces derniers temps. Néanmoins, le regarde et l’attitude de Cade illustrait bien une réserve. Il lui en voulait de n’avoir pas répondu à ses appels et à ses nombreux messages. « Tu peux arrêter de bouder, je suis rentrée ! » La toisant d’un regard désobligeant, il ne tarda pas à lui répondre. « J’aurai certainement fini par penser que t’étais morte sinon. » Cash ? Ils l’étaient l’un envers l’autre. Mais leurs taquineries étaient égales à l’amour qu’ils se portaient.

« J’ai le dos en compote, et je suis affamée ! » La présence de Milena était une bouffée d’air même s’il n’en dévoila rien. Sa petite sœur était un repère auquel il s’accrochait souvent inconsciemment lorsque son quotidien devenait compliqué. Et dernièrement, il avait eu besoin d’elle. Cade s’assit de nouveau sur le canapé, ferma l’écran de son ordinateur portable et jeta un œil dans le sac. « T’étais où cette fois ?  Parce que…j’pensais qu’il y avait de bons avocats aussi à Londres… » Il lui semblait que c’était vers le vieux continent qu’elle s’était envolée. Il ne pigeait pas encore tout à fait le but de tous ces déplacements. A moins que leurs origines ne jouent un petit rôle là-dedans… L’enquêteur sortit le repas en décalant son ordinateur.

« Je suis désolée. J’avais réellement envie de boucler les derniers dossiers avant de rentrer, pour revenir plus vite, et pour éviter de devoir faire un nouvel aller-retour. Bref, j’avais le nez dans les dossiers, et j’ai un peu perdu la notion du temps. Mais … » Milena cherchait-elle à se trouver des excuses en voyant la moue presque affectée de son ainé ? " … j’ai enfin terminé ! On ne retournera à Londres que pour le plaisir, maintenant ! » On ? Cade haussa les sourcils. Il n’avait guère prévu de voyage pour les prochains mois. Encore moins à Londres où il n’avait pas mit les pieds depuis plusieurs années maintenant. « D’ailleurs, je me disais qu’on pourrait peut-être y passer les fêtes de fin d’année ? Tu sais que j’adore la neige à Noël … » Il était vrai qu’à Brisbane, la neige se faisait rare et qu’il n’y avait rien de mieux qu’un paysage blanc pour passer les fêtes de fin d’années. Pour autant, l’enquêteur n’avait aucune réelle envie de se rendre en Europe, même pour y passer du bon temps. « Oh oui…je vois très bien ! La grande tablée. Les chants de noël. Un pudding écœurant et tout le monde fera semblant de bien s’entendre ! » Ils ne pouvaient pas dire le contraire, la famille Grimes était loin de l’image idéale qu’elle renvoyait à tout le gratin, et que le paternel s’évertuait à entretenir malgré les chemins différents qu’avaient pris ses trois garçons. Milena, elle, pouvait encore rentrer dans le moule. Elle était devenue une brillante avocate, tout comme leur père le souhaitait. Et elle semblait être la fierté…quand elle n’apparaissait pas nue dans les médias.

« Tu bossais encore ? » Cade venait de fermer son ordinateur portable. Il ne l’utilisait que pour travailler et sa soeur connaissait bien sa légère aversion pour la technologie. « J’ai aussi un boulot… » Lui répondit-il sans détour. Cade s’était véritablement installé à Brisbane, et il y avait déjà enchainé deux postes différents. Bien qu’il n’y trouvait pas encore un enthousiasme valant sa carrière au bureau fédéral américain, son professionnalisme le guidait souvent à bosser jusqu’à tard le soir. Il préféra revenir sur l’absence de Milena plutôt que de papoter de son dossier en cours. « Je suis vraiment là, et je ne m’absenterai plus aussi longtemps pour le boulot. » Il ne lui en voulait pas pour ses déplacements. Elle pouvait bien faire le tour du monde si ça lui chantait. Ce qu’il lui reprochait, c’était de ne pas donner de nouvelles. Milena était sans doute la personne la plus importante dans la vie de Cade et ne pas savoir où elle se trouvait, ce qu’elle faisait et avec qui l’angoissait à tous les coups. Le quarantenaire toisa sa frangine après avoir déposé le repas sur la table basse.  « Y’a plutôt intérêt… » commença-t-il froidement avant d’ajouter de façon plus légère « …si tu veux pas que j’débarque dans ta chambre d’hôtel, peu importe qui s’y trouve ! ». Il ne préférait pas imaginer tomber sur sa sœur et un potentiel amant sous les draps, mais elle avait compris le message. Il ne réclamait qu’un sms de temps en temps pour lui assurer que tout allait bien.

« Alors, comment tu vas ? » En fourrant quelques frites dans sa bouche, il observe sa sœur et hausse les épaules. Qu’est ce qu’elle voulait savoir ? Qu’il s’était fait largué ? Qu’il passait plus d’une soirée par semaine au pub pour tenter de combler ses soirées ? Qu’il se sentait clairement inutile et sans fond ? Cade n’était pas dépressif, mais il était dans une mauvaise passe, et le retour de Milena allait forcément lui redonner un peu de motivation. « Comme un type qui préfère ne pas penser au lendemain. » Il baissa la tête pour attraper d’autres frites et évita le regard de sa sœur. Elle allait vouloir en savoir plus tout en connaissant la discrétion dont il pouvait faire preuve quand il s’agissait de parler de lui. « Mais je tiens l’coup. Je bosse, je bois, je sauve des demoiselles en détresse. La routine. » En vérité, il était bien plus atteint par les récents évènements survenus dans son quotidien et il tentait, comme il le pouvait, de passer à autre chose. Il tendit une bière à Milena. « Et toi ? Tu semble euphorique… » Y avait-il de la nouveauté qui expliquerait cette énergie débordante ?

« Rien qu’un dîner, et le reste du temps, toi et moi, en mode boules de neige et patins à glace ! On pourrait en profiter pour retrouver un peu les petits frères ! » Milena avait toujours été très enthousiasme à l’idée de rassembler la famille Grimes. Elle semblait parfois oublier les conflits et les différences importantes qui subsistaient entre plusieurs de ses membres, et qui les avaient éloignés petit à petit. Aujourd’hui, Cade ne se voyait pas partager un festin autour d’une table avec le regard dédaigneux de son père sur lui et l’attitude désinvolte de sa mère pour agrémenter l’atmosphère. Quant à ses frères, ils avaient tous les deux démontrés qu’ils n’avaient pas besoin de la fratrie… L’ainé soupira face aux suggestions de sa sœur. « Pourquoi pas toi et moi, peinards autour d’un plat de pâtes italiennes et un bon verre de vin ? » cette perspective lui convenait bien mieux. « Milou… tu sais bien comment ça finit quand j’me retrouve face au paternel… » La dernière fois, il s’était jeté sur lui et il s’était retenu de ne pas lui refaire le portrait avant de le foutre à la porte de son appartement.

Alors que Cade déballait le repas gracieusement amené par Milena, elle chercha à savoir comment il s’en sortait de son côté. Le quotidien n’avait guère été de tout repose depuis qu’il avait débarqué à Brisbane, mais cette période était certainement l’une des plus chaotique. Sans vouloir l’inquiéter outre mesure, il lui répondit avec sarcasme. « Des demoiselles en détresse ? Expliquez-moi ça, Monsieur l’enquêteur ! » Il chopa quelques frites. « Une charmante jeune femme un peu suicidaire qui a décidé de sauter malgré tous mes efforts. Ni une, ni deux, j’ai déboutonné ma veste, j’me suis retrouvé en slip rouge et je l’ai rattrapé à quelques centimètres du sol ! » Superman et Lois Lane après un article foireux dans la gazette de Metropolis. Il força un sourire complètement débile en regardant sa sœur, preuve qu’il se fichait d’elle autant qu’il le pouvait. Et puis, vint au tour de l’avocate de donner de ses nouvelles. Malgré tout le boulot qui semblait l’accabler, elle avait le sourire. Comment faisait-elle donc ? Y avait-il une histoire de mec là-dedans ? « C’est juste la fatigue. Je suis épuisée. J’ai bossé comme une dingue ces dernières semaines, j’ai 22 heures d’avion dans les pattes … Et je suis contente de te voir et d’être rentrée. J’ai besoin de me poser. » Mâchant une bouchée de son burger, Cade approuva. Lui aussi était content de la voir. Milena était un pilier. Une figure rassurante en qui il pouvait avoir confiance et qui ne le laisserait pas tomber, même si c’était lui l’ainé. Plusieurs fois dans leur vie, il s’était raccroché à elle. Comme si elle était la lumière dans un tunnel sombre et sinueux. Il attrapa une serviette et s’essuya le coin des lèvres. « Tu peux rester là ce soir. » Proposa-t-il. Cela lui éviterait en effet de rappeler un taxi et de s’endormir dedans. « A moins que quelqu’un t’attende et que tu sois simplement venu faire ta B.A en apportant à manger à ton vieux frangin ! » Sans la regarder pour rester dans son jeu, il observa l’intérieur de son burger et ce steak parfaitement cuit qui l’invitait à le dévorer. Puis, il mordit dedans sans scrupules. « Hmm, excellent ce burger ! Tu devrais faire ça plus souvent ! »

La perspective de passer les fêtes auprès du vieux Grimes n’enchantait pas du tout Cade qui voyait là encore une occasion de lui sauter au cou, après une énième remarque provocante. Rien à faire. Père et fils ne s’entendaient pas. Milena avait été le témoin de nombreuses altercations, elle savait que leur relation était compliquée, et que ça empirait avec le temps. Malgré ça, elle insistait pour que les Grimes soient réunis, au détriment de l’ambiance qui règnerait autour de la table festive. L’ex agent fédéral proposa alors une alternative qui lui disait bien plus qu’un dîner de famille. « Ok, si on propose aussi aux petits. » Les petits. Leurs deux frangins qui vivaient leurs vies sans se soucier d’eux. Ceux que Cade avaient abandonné derrière lui en quittant la friterie… Ses yeux se perdirent sur sa sœur et il finit par abdiquer. « S’ils coopèrent…j’suis pas contre. » Autant dire que ses tentatives pour se rapprocher des deux plus jeunes étaient vaines jusqu’à présent. Il y avait trop de plaies encore ouvertes…

Après une description brève d’un sauvetage complètement fictif qui rappelait une scène bien trop souvent vu à la télévision, Cade esquissa un sourire amusé en voyant la mine de Milena qui lui asséna un coup de poing. « Hilarant ! Vraiment ! » Cette ironie masquait encore quelques évènements que l’ainé n’était pas pressé de raconter. Pendant qu’elle optait pour une manière très snob de manger son burger, Milena cru bon d’insister. « Sérieusement, Cade. Qu’est-ce qui ne va pas ? » Il leva brièvement les yeux sur elle, certain que, s’il maintenait ce contact visuel, il craquerait en quelques secondes. Elle avait toujours su y faire. Elle était comme une faiblesse qui parvenait à s’immiscer dans ses entrailles pour y tirer des vers. « Ce n’est que moi. » Et voilà, elle recommençait. Cade garda le silence, mâchant presque plus intensément cette frite qu’il venait de fourrer dans sa bouche. « Ne m’regarde pas comme si tu t’apprêtais à me sonder l’esprit ! Je déteste ça ! » Et comment ! Elle était forte, c’était bien sa frangine. « J’ai essuyé pas mal d’échecs ces derniers temps. » Commença t-il en osant même plus la regarder. C’était plutôt ce qui sortait qui le mettait mal à l’aise. Avouer ses défaillances, c’était leur faire fasse directement. Il saisit une autre frite. « Et tu vois…plus tu avance dans l’âge et moins l’alcool a de l’effet sur toutes les conneries que ton cerveau t’envoie. » Des soirées seul devant son verre de scotch, Cade en avait passé. Mais c’était à croire que plus rien ne pouvait l’empêcher de ressasser ce qui s’était passé.

La seule solution pour ne pas s’étaler, c’était de recentrer la conversation sur elle. Cela faisait bien longtemps que Milena ne s’était pas présentée au bras d’un mec. Son ainé adorait évoquer l’hypothèse qu’elle cachait ses amants, tout en espérant que ce n’était pas son instinct protecteur qui la poussait à lui cacher une relation. « Ok, Cade, c’est bon, il n’y a personne ! » Pourquoi donc était-elle resté si longtemps à Londres ? Le boulot n’était certainement qu’un prétexte. Personne ne peut rester des mois là-bas sans faire de rencontres ! « J’espère juste que c’n’est pas un anglais ! » Continuait-il comme s’il ne voulait rien entendre. Et il savoura son repas comme s’il n’avait pas mangé depuis des jours. « Hmm, excellent ce burger ! Tu devrais faire ça plus souvent ! » Il mâcha sans manières en tournant son burger pour savoir quel morceau allait suivre. « Quoi ? Partir pendant des semaines puis revenir avec un repas de paix ? Quoi ? Trop tôt ?  » Après lui avoir jeté un regard noir, les joues remplies d’une excellente bouillie, il n’attendit même pas d’avoir avalé pour lui répondre. « Ne recommence pas ! » Finalement, il posa son burger et attrapa une serviette en papier pour s’essuyer le coin des lèvres. « J’pourrais faire courir le bruit qu’un de tes clients t’a enlevé pour que la presse diffuse une superbe photo de toi partout dans le pays ! »