Début septembre 2023


Milena gare sa Chevrolet Camaro dans une parallèle au commissariat central de Brisbane, ravie d’avoir réussi à trouver une place aussi facilement, puis s’empare de son sac et du dossier que son confrère lui a remis. Jetant un rapide coup d’œil à sa montre et constatant que le timing est impeccable, la jeune femme parcourt les derniers mètres qui la séparent du commissariat à pied, les hauts talons de ses escarpins noirs claquant sur le sol. A cette heure-ci, Paul, son confrère avec qui elle s’était arrangée pour aujourd’hui, devait être au Palais de justice et assister à une audience du cabinet 4 du juge aux affaires familiales. Plusieurs dossiers étaient appelés au rôle de cette audience, et si Paul en avait plusieurs à plaider, des dossiers visiblement sensibles et complexes nécessitant sa présence, Milena n’en avait qu’un pour lequel elle demandait un délai supplémentaire pour pouvoir faire le point avec son client. Paul, qui n’était pas doté du don d’ubiquité, pourtant réclamé presque quotidiennement aux avocats du barreau de Brisbane, avait sollicité l’aide de Milena : elle s’occuperait de son interrogatoire, et il gèrerait son renvoi.
C’est ainsi que la brunette se retrouve dans le hall du commissariat, à échanger sa carte professionnelle contre un badge lui autorisant l’accès à certaines parties du bâtiment. Installée sur des chaises inconfortables, elle attend désespérément que l’officier Tomkins vienne la chercher. La cliente de Paul n’est pas dans le hall et, soit elle est en retard, soit le policier l’a déjà fait monter et a certainement commencé à échanger quelques mots en off avec elle, une tentative de lier un lien que Milena abhorre. Une quinzaine de minutes plus tard, Tomkins débarque et il pose son regard supérieur sur l’avocate.

« Madame Grimes. »

La jeune femme lève les yeux au ciel en le rejoignant, main tendue.

« C’est toujours Maître Grimes, Officier Tomkins … »

Il la déteste depuis qu’elle a fait annuler l’une de ses enquêtes pour détournement de fonds en raison d’un vice de procédure. Et le sentiment est réciproque, puisque Milena ne supporte pas son besoin de vouloir asseoir le petit pouvoir qu’il a en ces lieux, tentant de la rabaisser dès qu’il en a l’occasion. Après avoir monté deux étages, ils se retrouvent dans le bureau de l’officier dans lequel une jeune femme blonde patiente, avec un café dans un gobelet, sans doute apporté par le policier. Milena serre la mâchoire et fusille du regard Tomkins.

« J’aimerais pouvoir m’entretenir seule à seule avec ma cliente. »

Le policier lève les yeux au ciel.

« Vous pourriez faire ça avant de venir, préparer un peu les dossiers, tout ça … Je vous laisse cinq minutes, pas plus, j’ai d’autres choses à faire aujourd’hui, moi. »

Milena laisse échapper un soupire et s’assied sur la chaise à côté de la dame blonde, ouvrant rapidement le dossier confié par Paul.

« Je remplace Maître Montgomery, qui est actuellement retenu en audience. »

Elle feuillette le dossier que Paul lui a déjà montrer pour trouver la bonne page.

« Vous avez déjà été interrogée plusieurs fois sur un terrain sur lequel des constructions ont été édifiées, en l’absence de permis de construire, et vous avez toujours expliqué n’avoir pas eu connaissance de tout cela. C’est bien cela, Mademoiselle … »

Elle tourne une nouvelle page du dossier, revenant un peu en arrière, et se fige en voyant le nom.

« Savannah Williams ? »

La Savannah Williams ? L’ex de son ex ? La mère de l’enfant de James ? Milena bloque sur le nom, relève enfin le regard du dossier ouvert sur ses genoux et dévisage la blonde de ses yeux noisette. Elle perd un instant le fil, et un coup frappé à la porte la ramène à la réalité : Tomkins leur fait savoir qu’il va bientôt entrer.

« Dites la vérité. Si vous ne voulez pas répondre, parce que vous risquez de vous incriminer, invoquez votre droit au silence. Dire « je ne sais pas », alors que vous savez, c’est déjà mentir. Alors préférez réellement le silence. »

Tomkins a déjà la main sur la poignée lorsqu’elle ajoute dans un murmure.

« Et dites-en le moins possible. »

Plus elle s’éloignait de la question, plus elle donnait de détails, plus elle risquait de révéler des informations qui pourraient ensuite être utilisées contre elle. Alors que l’officier s’installe derrière son ordinateur, Milena observe à la dérobée la jeune femme à ses côtés. Elle n’est pas comme elle l’imaginait. Elle n’a pas l’air méchante, ni perturbée. Elle ne ressemble pas à une femme qui quitte son compagnon alors qu’elle est enceinte. Elle ressemble encore moins à une mère qui abandonnerait son enfant, mais existe-t-il un profil type ?

Un soupire passe mes lèvres, alors mes doigts s'affairent à masser mes tempes durant quelques secondes, paupières fermées. Ce fichu mal de tête ne m'aura pas quitté de la journée, et témoigne possiblement de la contrariété qui est à son comble alors que je me retrouve une fois encore dans ces locaux. Presque onze mois se sont écoulés depuis mon dernier passage, et je dois dire que l'émotion est toujours palpable alors que je me retrouve à patienter dans un des bureaux du commissariat . La situation avait cependant évoluée, j'étais parvenue à être innocentée, malgré les doutes qui persistaient dans l'esprit des enquêteurs, faute de preuve à mon encontre. La situation était cependant bien plus complexe pour Evan, qui à l'heure actuelle, se battait encore pour faire tomber les chefs d'accusation qui lui sont reprochés. Evan n'était peut-être pas un saint, mais aussi naïve que je puisse être, je ne parvenais pas à me convaincre de son implication dans une telle affaire. Il avait un bon train de vie, mais n'avait jamais eu besoin de tricher pour le faire perdurer. Certains verraient dans ce fait un jugement bien trop subjectif, possiblement alimenté par l'admiration que je lui voue, ou encore notre histoire passée, mais il n'en est rien. Contre toute attente, ce lien qui m'unit à cet homme est basé sur une confiance mutuelle, qui n'aura peut-être pas été respectée dans le cadre personnel, mais qui s'est fortifiée sur le plan professionnel par de nombreux actes. Preuve en est, alors que je me retrouve présentement à occuper son siège durant son retrait provisoire de la société, une place qu'il ne m'aurait pas demandé d'occuper s'il n'avait pas vu en moi cette femme capable de remonter la pente et faire oublier le scandale qui aurait pu suffire à faire crouler la boîte. Malheureusement, si le discours à son encontre reste le même, je sais que cet interrogatoire ne sera pas de tout repos pour autant. On cherchera à me faire dire des choses insensées, jouant d'une possible pression que j'avais moi-même subit par des agents parfois peu scrupuleux, désireux de tirer des conclusions hâtives dans le seul but de pouvoir s'accaparer de la résolution de l'affaire, se foutant bien de vouloir rendre justice à ceux qui le méritent.

La porte s'ouvre, me poussant à relever la tête et rencontrer le regard de l'officier qui m'avait délaissé quelques instants pour accueillir mon avocat. Aussi belle soit cette jeune femme, elle ne ressemble en rien à cet homme qui est censé me représenter, et c'est avec méfiance que j'observe chacun des deux protagonistes, incapable de savoir si on cherche une fois encore à me jouer un tour pour tenter de me déstabiliser avec subtilité.  « J’aimerais pouvoir m’entretenir seule à seule avec ma cliente. » Mon regard oscille de l'un à l'autre, cherchant sans doute à comprendre ce qui est en train de se passer. Avais-je été abandonné par mon avocat? Ce dernier avait-t-il cherché à se débarrasser de mon dossier, me laissant entre les griffes d'agents redoutables? Cette femme avait-elle été commis d'office pour prendre le relais? L'échange peu chaleureux entre eux m'apporte malgré tout un semblant d'espoir. « Vous pourriez faire ça avant de venir, préparer un peu les dossiers, tout ça … Je vous laisse cinq minutes, pas plus, j’ai d’autres choses à faire aujourd’hui, moi. » Ce ton dédaigneux ne me surprend même plus, alors qu'il était parvenu les premiers instants à me faire monter sur mes grands chevaux. Tentative d'intimidation qui n'avait servi qu'à rendre les échanges particulièrement houleux entre les deux parties. Elle s'assit à côté de moi, et mes yeux s'attardent un peu plus longtemps sur son visage, ayant cette sensation étrange de l'avoir déjà croisé quelque part. Ou peut-être que mon esprit se joue de moi. Elle est belle, imposante par son attitude, détient une confiance qui me manque sur le moment, alors que je donne presque l'impression de m'enfoncer dans mon siège

« Je remplace Maître Montgomery, qui est actuellement retenu en audience. » Je relève les sourcils, surprise mais soulagée de savoir qu'il a eu à coeur de m'envoyer l'une de ses consœurs. "Oh, je vois.." lançais-je, cherchant à faire tomber la pression qui s'empare de moi depuis quelques minutes. « Vous avez déjà été interrogée plusieurs fois sur un terrain sur lequel des constructions ont été édifiées, en l’absence de permis de construire, et vous avez toujours expliqué n’avoir pas eu connaissance de tout cela. C’est bien cela, Mademoiselle … » Ma gorge se noue instantanément, me donnant l'étrange sensation que cela va trahir ma version. Dans les faits, je ne l'avais pas été. C'est un étrange concours de circonstance qui m'avait poussé à apprendre la nouvelle, seulement quelques semaines avant que Miller, ce client sournois, ne se charge de balancer le dossier compromettant à la police. Je me souviens parfaitement des mots apposés sur cette page blanche, témoignant de l'arnaque qui avait été mise en place pour contourner le système et récolter des fonds de façon tout à fait illégale, je me souviens des sommes astronomiques qui circulaient régulièrement alors que la structure n'avait jamais vu le jour. La stupéfaction avait laissé place à un sentiment bien plus destructeur, celui de la culpabilité. Et la seule personne avec qui j'avais eu à coeur de partager cette information n'était autre que Cade. Il était le seul en qui je pouvais avoir une profonde confiance. Personne d'autre n'était donc au courant que je savais, si ce n'est que Miller en avait été persuadé puisque j'avais cherché à retrouver ce dossier au sein de son bureau, de façon plutôt interdite. Je n'avais jamais trouvé la force d'en parler avec Evan, ayant bien trop peur de me retrouver bloqué dans une situation que je ne pouvais maîtriser. Cela faisait-il de moi une complice pour autant? Sans aucun doute.« Savannah Williams ? » retrouve t-elle sur ses notes. Je perçois un bref instant ce léger trouble en elle, probablement lié à ce nom qui fait scandale depuis un petit moment par la faute de l'aîné de la famille, qui s'est retrouvé cité dans la presse. C'est ce que j'imagine en tout cas, alors que nos regards se croisent dans un échange plutôt étrange. L'arrivée imminente de l'officier va cependant m'empêcher d'y répondre, quand bien même je suis incapable de savoir les mots que j'aurais formulé pour répondre à cette question.  
« Dites la vérité. Si vous ne voulez pas répondre, parce que vous risquez de vous incriminer, invoquez votre droit au silence. Dire « je ne sais pas », alors que vous savez, c’est déjà mentir. Alors préférez réellement le silence. » La pression monte d'un cran, alors que je finis par acquiescer d'un signe de tête. « Et dites-en le moins possible. » Ca n'allait pas être trop compliqué, j'étais dans une phase de passivité extrême depuis plusieurs minutes. Et ce fichu mal de tête ne faisait que le torturer davantage. « d'accord» soufflais-je alors que l'homme à l'allure bien décontracté reprend possession de son bureau, avec une nonchalance dérangeante à mes yeux.

Ma silhouette se tourne vers lui, alors qui laisse tomber un dossier sur son bureau, soupirant face à la pénibilité de son boulot. Il nous regarde, avec une méfiance qui ne m'est désormais plus inconnue. Pourtant, étrangement, la présence de la jeune femme à mes côtés provoque une sorte de soulagement, comme si elle veillait d'une certaine façon sur mes arrières. « Bien, mademoiselle Williams…J'imagine que vous n'êtes toujours pas disposé à admettre votre rôle dans tout cette histoire, même si nous savons vous et moi que vous n'êtes pas innocente » Il se penche par dessus son bureau, cherchant probablement à jouer une fois encore la carte de la provocation. « J'ai été innocenté, j'vois pas pourquoi vous souhaitez revenir sur ce point » Oh si je le savais, et je n'étais pas surprise qu'il cherche à ressortir l'artillerie lourde pour trouver une petite faille capable de me faire basculer du côté des méchants. « Ca s'rait pas la première fois qu'une assistante dévouée et entichée de son patron s'rait prête à couvrir tous ses plans diaboliques dans le seul but d'obtenir une promotion. » Enfoiré. Mes mâchoires se resserrent face à ses insinuations, et le sourire provocateur qu'il m'adresse ne fait qu'alimenter cette agitation en moi. Je garde cependant en tête les mots de jeune femme à mes côtés, et je sais que la moindre réponse pourrait suffire à faire pencher la balance, alors je me tais, luttant pour que ce côté impulsif en moi reste sagement en place. Mes yeux, eux, n'éprouvent aucun remords à le dévisager le plus froidement possible. Face à mon silence, il abdique finalement. «Bien» Il se redresse, tapant quelques notes sur son clavier avant de reprendre. « Dans l'hypothèse , je dis bien l'hypothèse, que vous n'étiez pas au courant de cette histoire, j'imagine que vous avez quand même accès aux comptes de la société, et que vous avez probablement vu les différentes transactions liées à ce projet. » Mon visage se tourne vers la jeune femme, cherchant peut-être un signe que je puisse y répondre sans que cela ne m'incrimine pour autant. Quelques secondes avant que le son de ma voix s'élève dans la pièce « Le projet concerne un complexe hôtelier sur le continent américain, je n'étais pas en charge du dossier, je n'sais donc pas ce qu'il a pu en devenir » Et non, je n'avais pas été jusqu'à me rendre à Los Angeles pour m'assurer de la bonne conduite de ce dossier. Il hoche négativement de la tête, souriant dans le quel but de m'irriter. « Et Evan Campbell ne vous a pas fait quelques confidences à sujet sur l'oreiller? »

Spoiler:

Une fois que l’officier a quitté son propre bureau pour accorder à la cliente de Maître Montgomery et à Milena, qui le remplace, quelques minutes d’intimité, la jeune avocate ne perd pas de temps. Elle sait que les minutes leur sont comptées et que, bien trop rapidement, le policier voudra débuter l’interrogatoire. En une phrase, elle explique à la blonde installée à ses côtés qu’elle remplace son avocat habituel, retenu ailleurs, mais visiblement, cela n’est pas suffisant. Et Milena a beau savoir que les minutes défilent, elle a beau pouvoir oublier que certaines choses liées à son métier qui sont évidentes pour elle ne le sont pas pour ses clients, elle n’en demeure pas moins douée d’empathie. Elle sent l’appréhension de la jeune femme, qui doit rêver d’être partout, sauf ici, et qui en plus, voit débarquer une inconnue à la place de l’homme censé la tirer d’affaire.

« Oh, je vois… »

Milena esquisse un sourire qui se veut rassurant.

« Ca arrive malheureusement plus souvent qu’on le voudrait, car on est souvent attendus à différents endroits au même moment. Mais ne vous inquiétez pas, Maître Montgomery et moi avons préparé votre interrogatoire ensemble. »

Elle espère avoir réussi à apaiser la jeune femme, au moins sur ce point. Elle n’a pas à s’inquiéter de qui la représente, pas alors qu’elle s’apprête à être poussée dans ses retranchements par un policier retors. Et maintenant que la Grimes a tenté de la tranquilliser, elle attaque, entrant dans le vif du sujet. Elle lui donne des conseils rapides et généraux, n’a pas le temps de rentrer davantage dans les détails. De toute façon, cela ne servirait à rien, car le policier n’a évidemment pas fourni aux avocats une copie des questions qu’il souhaitait poser aujourd’hui. Alors Milena se contente de généralités, tout en faisant défiler le dossier sous ses yeux. C’est alors que, sur un procès-verbal, elle retrouve le nom de la blonde mal à l’aise : Savannah Williams. La Grimes souhaiterait que ce nom n’évoque rien en elle, mais elle bloque totalement. Ses yeux couleur noisette quittent l’épais dossier sur ses genoux pour venir détailler davantage la blonde, à qui elle n’avait pas réellement prêté attention jusqu’à maintenant. Milena n’avait pas le temps de l’analyser, d’étudier sa tenue vestimentaire, de découvrir la couleur de ses yeux ou celle de son teint. Et puis, en réalité, elle s’en fichait. Peu importait que la jeune femme assise devant le bureau de l’officier Tomkins soit belle ou laide, habillée élégamment ou vêtue comme un sac. Peu lui importait même qu’elle soit innocente ou coupable de ce qu’on lui reprochait, du moment qu’elle répondait avec cohérence aux questions posées. Mais c’était avant de savoir que la femme qu’elle devait épauler aujourd’hui n’était autre que l’ex de James, l’homme qu’elle avait aimé et avec qui elle aurait pu construire quelque chose, si l’histoire du Beauregard n’avait pas été si compliquée. Sur cette femme, sur la mère de l’enfant de James, sur celle qui a abandonné son enfant sans sourciller, elle veut en savoir plus. Alors elle l’observe, tente de lire en elle à travers ses magnifiques yeux bleus. Elle la trouve belle, classe, même si on sent qu’elle redoute l’entretien à venir. Elle est loin de ressembler à l’image que Milena pouvait s’en faire et pourtant, dans son métier, elle a appris à ne pas juger sur les apparences. Elle pourrait continuer à détailler la blonde encore et encore, mais un coup frappé à la porte la ramène à la réalité : le policier ne va pas tarder à faire irruption dans le bureau, et elle a encore des choses à lui dire. Alors l’avocate se concentre à nouveau sur son job, dans lequel elle excelle, et sur sa mission qu’elle exécutera parfaitement, peu importe que ce soit Savannah qu’elle doive représenter aujourd’hui. A voix basse, elle assène ses conseils à toute vitesse, alors que la blonde acquiesce.
Le policier, lui, rejoint son fauteuil, déverrouille son ordinateur et s’apprête à passer à l’interrogatoire. Il laisse tomber un épais dossier sur son bureau et soupire, telle une énième tentative d’intimidation. Il veut faire croire à Savannah que les preuves contre elle sont nombreuses, et si Milena est rôdée à ces techniques, elle espère que la blonde ne se laissera pas impressionnée par ces tentatives de manipulation. Tomkins était un pro, dans ce domaine. D’ailleurs, il avait bien fait monter la mise en cause sans son avocate, sans doute tenté d’engager la conversation et, dans un souci de faire ami-ami et en espérant pouvoir s’attirer la sympathie de la jeune femme, il lui avait offert un café. Pour espérer soudoyer une personne venue déposer, encore aurait-il fallu que cette boisson ne ressemble pas ici à du jus de chaussette.

« Bien, mademoiselle Williams… J’imagine que vous n’êtes toujours pas disposé à admettre votre rôle dans tout cette histoire, même si nous savons vous et moi que vous n’êtes pas innocente. »

Milena hausse les sourcils, tout de même surprise par cette entrée en matière. Si Tomkins n’était pas le policier le plus subtil du monde – si tant est qu’il puisse en exister des subtils -, il avait habitué la Grimes à plus de retenue sur les premières minutes de l’interrogatoire. Néanmoins, le but de cette nouvelle convocation était maintenant clair. Il ne s’agissait nullement de préciser le rôle du chef de Savannah, mais bien de tenter de coincer cette dernière. L’avocate s’apprêtait à réagir lorsque la blonde prit la parole.

« J’ai été innocenté, j’vois pas pourquoi vous souhaitez revenir sur ce point. »

Un sourire amusé et admiratif illumine le visage de Milena, qui est impressionnée par le répondant de Savannah. Habituellement, les gens se laissent marcher sur les pieds par des policiers qui représentent l’autorité et qui pourraient faire de leur vie un enfer.

« Ca s’rait pas la première fois qu’une assistante dévouée et entichée de son patron s’rait prête à couvrir tous ses plans diaboliques dans le seul but d’obtenir une promotion. »

Milena n’est pas surprise par cette information, que l’avocat de Savannah lui avait déjà donné. Elle observe cependant attentivement la jeune femme, curieuse d’entendre sa réponse et de voir sa réaction. Elle n’est pas déçue du voyage quand elle la voit serrer la mâchoire et fusiller du regard l’enquêteur : visiblement, il tient là un point faible. Soit elle était encore amoureuse de son patron, soit elle l’admirait beaucoup et serait prête à le défendre. Mais Milena n’est pas là pour le chef de la boîte, dont elle se fiche éperdument. S’il devait couler, il coulerait, à condition qu’il n’emporte pas avec lui la Williams. Elle est donc ravie que Savannah ne réponde pas à la provocation et préfère se taire.

« Dans l’hypothèse, je dis bien l’hypothèse, que vous n’étiez pas au courant de cette histoire, j’imagine que vous avez quand même accès aux comptes de la société, et que vous avez probablement vu les différentes transactions liées à ce projet. »

L’hésitation de Savannah est palpable quand elle se tourne vers son avocate, comme pour lui demander la permission de répondre. Milena réprime un haussement de sourcil, tente de cacher son propre trouble, alors qu’elle esquisse un petit hochement de tête, pour l’inviter à répondre, toujours sans trop en dire. Pourtant, elle a vu l’incertitude de Savannah, et Tomkins ne doit pas l’avoir loupé : que sait-elle ? Sans doute plus que ce qu’elle prétend depuis le début. C’est au tour de Milena de serrer les mâchoires, suspendue aux lèvres de la blonde.

« Le projet concerne un complexe hôtelier sur le continent américain, je n’étais pas en charge du dossier, je n’sais donc pas ce qu’il a pu en devenir. »

Elle savait, voilà les mots qui tournent dans la tête de Milena à ce moment précis, et elle sait que le policier se dit la même chose. C’est d’ailleurs pour cela qu’il ne la laisse pas tranquille et l’a reconvoqué aujourd’hui, près d’un an après son dernier interrogatoire. Il espère la faire craquer et Milena, elle, va devoir la sortir d’ici le plus vite possible.

« Et Evan Campbell ne vous a pas fait quelques confidences à sujet sur l’oreiller ? »

Incapable de laisser Savannah répondre à cette question et risquer de laisser ses émotions parler à la place de la raison, Milena intervient.

« Excusez-moi, Officier Tomkins, mais sauf erreur de ma part, le but de cette nouvelle entrevue était de déterminer le rôle exact de Monsieur Campbell dans cette affaire, et non celui de ma cliente, qui n’a pas été poursuivie. Est-ce exact ? »

Le policier la fusille du regard derrière son écran d’ordinateur et marmonne un petit « oui ».

« Bien, alors venez-en aux questions sur Monsieur Campbell, auxquelles ma cliente répondra si elle sait quelque chose, car nous aussi avons d’autres choses à faire aujourd’hui. »

Elle lui sourit aimablement avant de se tourner vers Savannah en hochant la tête, espérant qu’elle ait compris le message : qu’elle ne dise plus que le strict minimum, même sur son patron. Le policier, lui, reprend.

« Savez-vous ce qu’Evan Campbell a fait du pot de vin perçu pour ce projet ? »

Milena secoue la tête en soupirant et en levant les yeux au ciel, avertissement pour l’enquêteur : il va devoir se recentrer, ou l’entretien se terminera rapidement.

Je n'aime pas cette place, je n'aime pas le siège sur lequel je me trouve actuellement, et qui est en plus de ça loin d'être confortable. L'histoire semble ne pas avoir de fin, comme si j'étais destinée à jouer ce rôle de complice inlassablement. D'accord, j'avais effectivement fait le choix de ne pas balancer aux autorités la fraude qui avait été mise en place, et que j'avais découvert seulement quelques semaines avant de me faire arrêter, mais je n'avais jouer aucun rôle dans cette histoire. Non pas pour que l'entreprise puisse encore profiter des entrées d'argent que génère cette arnaque montée de toute pièce, mais parce que confronter Evan pour lui en faire part risquait de me causer des problèmes à moi aussi, de m'incriminer, que je le veuille ou non. Je ne sais pas qui est à l'initiative de ce projet, mais j'ai préféré fermer les yeux plutôt que de le découvrir. Peut-être parce que c'était plus simple ainsi. Ou peut-être parce que je n'étais pas prête à recevoir la vérité, celle qui donnerait la place du méchant à cet homme dont j'ai partagé bien plus que de simples bureaux. Le comportement de mes interlocuteurs est déroutant, même pour quelqu'un qui montrerait patte blanche. Je sais que la seule chose qui importe, c'est de pouvoir me déstabiliser, dans le seul but d'obtenir des aveux, mais cela suffit à me rendre particulièrement anxieuse, même si je n'en donne pas totalement l'impression. Heureusement pour moi, l'arrivée de cette jolie femme à mes côtés me permet d'éprouver une sensation de sécurité non négligeable, bien qu'il s'agisse de notre première rencontre, et que la confiance demande bien plus qu'un simple échange de regard pour être établie. Qu'importe, je décide de lui accorder la mienne, et prends le temps d'écouter tous ses conseils, espérant que ces derniers puissent me permettre d'écourter au plus vite cet interrogatoire. Mon trouble passager ne lui a cependant pas échappé. « Ca arrive malheureusement plus souvent qu’on le voudrait, car on est souvent attendus à différents endroits au même moment. Mais ne vous inquiétez pas, Maître Montgomery et moi avons préparé votre interrogatoire ensemble. » Je me contente d'acquiescer d'un signe de tête, parvenant à me soulager par ce petit détail qui a finalement toute son importance.

« J’ai été innocenté, j’vois pas pourquoi vous souhaitez revenir sur ce point. » Parce que ce sujet prend dès les premières minutes un virage auquel je ne m'attends pas, rempli d'accusations que j'ai déjà subies par le passé, mais qui sont à ce jour inappropriées, puisque j'ai été officiellement innocentée. J'ai la gorge sèche, mais je refuse de boire ce café, n'ayant pas envie qu'il sonne comme une abdication à mes droits. Mon aisance est mise à mal,  ce caractère pour le moins impulsif ne parvient pas à s'effacer pour autant, et ce besoin de me défendre, sans avoir la certitude d'être réellement écoutée, persiste, quoiqu'il arrive.  « Ca s’rait pas la première fois qu’une assistante dévouée et entichée de son patron s’rait prête à couvrir tous ses plans diaboliques dans le seul but d’obtenir une promotion. » Et voilà, le disque tourne de nouveau en boucle. Le schéma est le même, dès que je casse la dynamique de leur interrogatoire et que je ne suis pas suffisamment touchée par ce dernier, ils s'évertuent à utiliser l'arme ultime, cette relation que j'ai pu vivre par le passé avec leur ennemi public numéro un. Je ne sais pas comment cette information a pu sortir, puisque Evan comme moi avons toujours eu à coeur de nous comporter de façon tout à fait professionnel dans les locaux de la société, hormis lorsqu'il a trouvé bon de me présenter comme étant son épouse lors d'une soirée alors que nous étions séparés, mais là n'est pas la question. Ce que je peux faire en dehors du bureau, ça ne regarde que moi, et je n'ai pas l'intention de m'en défendre, qu'importe si cela peut pousser à croire que cette histoire que nous avons vécus est au centre de ce stratagème.  Malheureusement, si je m'affaire à le pousser à la question suivante, j'ai rapidement l'impression de perdre pied face à cette réflexion légitime. Effectivement, il y avait eu de nombreux indices sous mes yeux, mais à aucun mot je n'avais pris le temps d'y prêter attention, puisque je n'avais jamais eu à gérer les clauses administratives qui le concernent. Le piège semble se refermer autour de moi, et c'est dans le regard de l'avocate que je cherche à savoir quel chemin prendre sans risquer de me brûler. Ce simple besoin sonne un besoin de m'enfuir dans un mensonge que je ne serais pas en mesure de gérer. « Et Evan Campbell ne vous a pas fait quelques confidences à sujet sur l’oreiller ? » Here we go again. Je ferme les yeux péniblement, profitant d'entendre la voix de la jeune femme à mes côtés s'elever pour soupirer. « Excusez-moi, Officier Tomkins, mais sauf erreur de ma part, le but de cette nouvelle entrevue était de déterminer le rôle exact de Monsieur Campbell dans cette affaire, et non celui de ma cliente, qui n’a pas été poursuivie. Est-ce exact ? » Une nouvelle bouffée d'air face à la porte de sortie qu'elle tente de me dessiner, et je ne peux m'empêcher de lui être reconnaissante.

Qu'importe la nature de mes rapports avec Evan, je n'ai clairement pas envie de les exposer pour qu'ils soient établis noir sur blanc sur un papier imprimé. « Bien, alors venez-en aux questions sur Monsieur Campbell, auxquelles ma cliente répondra si elle sait quelque chose, car nous aussi avons d’autres choses à faire aujourd’hui. » Mon regard se perd sur le sol, profitant de ce bref répit pour tenter de me concentrer à nouveau et ne pas perdre le fil. Je le relève un instant dans celui de la jeune avocate, me prenant en pleine face une assurance qui me manque probablement sur le moment.  « Savez-vous ce qu’Evan Campbell a fait du pot de vin perçu pour ce projet ? » Je hoche négativement de la tête. «Je n'en ai pas la moindre idée, et honnêtement, ça m'importe peu à cet instant » Mon impatience se fait-t-elle ressentir alors que je peine à cacher mon découragement. Peut-être que je cherche à me dissocier de mon patron, et faire savoir que ma vie n'est pas liée à la sienne, quoiqu'ils puissent en penser «J'ai pourtant eu écho que vous aviez une belle grande maison dans un beau quartier de la ville…» Mon sang ne fait qu'un tour à cette insinuation. «Vous êtes en train d'insinuer que c'est grâce à lui que j'peux me payer cette maison?!  Que j'suis sa petite poule qu'il garde au chaud et bichonne avec un joli petit chèque à la fin du mois auquel je n'pourrais prétendre en temps normal? » Son sourire narquois s'intensifie. «Ca c'est vous qui le dites » Tente t-il de s'innocenter en relevant les épaules, et en s'enfonçant dans le fond de son siège en cuir, plus provocateur que jamais. Je me tourne vers l'avocate, ne parvenant pas à cacher mon agitation du moment. «J'veux que ça s'arrête» lâchais-je fermement, espérant que cela puisse être possible, avant que je ne vienne encastrer cet homme dans le mur de son propre bureau. Mon coeur bat la chamade, et je ne suis pas certaine de revenir dans le droit chemin dans ces conditions.

Spoiler:

Sous les assauts incessants du policier, qui revient en boucle sur la relation entre Evan et Savannah, Milena sent la blonde perdre doucement pied. L’avocate n’est pas étonnée par cet angle d’attaque : l’histoire que la Williams a vécu avec son patron doit être son talon d’Achille. Le lien qui l’a uni à Evan est à la fois ce qui ferait qu’elle risque de dire des choses qu’elle ne devrait pas pour le défendre, mais également une bonne raison pour le policier de croire que, de par leur proximité, le chef de la boîte a pu faire des confidences à Savannah. Alors, quand Tomkins insiste encore et toujours, et que la blonde cherche du regard les yeux noisette de Milena, l’avocate intervient. Elle veut recentrer les débats, rappeler au policier les raisons officielles de la convocation de Savannah, et souligner qu’elle a bien compris son petit manège. Elle espère également que, pendant ce bref bras de fer qu’elle entame avec le policier, la Williams en profitera pour reprendre ses esprits et se reconcentrer.

« Savez-vous ce qu’Evan Campbell a fait du pot de vin perçu pour ce projet ? »
« Je n’en ai pas la moindre idée, et honnêtement, ça m’importe peu à cet instant. »

Milena réprime une grimace, faisant tous les efforts du monde pour ne pas montrer à quel point cette réponse la dérange. Savannah aurait dû s’arrêter à la première partie de sa phrase, clamer qu’elle ne savait pas, point. Au lieu de cela, elle précise une notion de temporalité qui ne peut pas avoir échappé au policier, qui s’engouffre en effet immédiatement dans la brèche.

« A cet instant ? Ca vous dérangeait moins à l’époque quand il vous entretenait ? »

Et sans relâche, Tomkins poursuit.

« J’ai pourtant eu écho que vous aviez une belle grande maison dans un beau quartier de la ville … »

A cette énième réflexion, Savannah perd le peu de sang froid qui semblait lui rester. Elle sort de ses gonds et explose.

« Vous êtes en train d’insinuer que c’est grâce à lui que j’peux me payer cette maison ?! Que j’suis sa petite poule qu’il garde au chaud et bichonne avec un joli petit chèque à la fin du mois auquel je n’pourrais prétendre en temps normal ? »

Le policier jubile et Milena, qui avait ouvert la bouche pour tenter d’interrompre Savannah dans son petit monologue, la dévisage, interdite. Elle avait carrément pété les plombs, et révélé à Tomkins son point faible, l’arme qu’il pourrait utiliser aujourd’hui ou lors de futurs interrogatoires contre elle. L’avocate referme la bouche et pince les lèvres, faisant mine de chercher quelque chose dans son dossier pour se donner une contenance.

« Ca c’est vous qui le dites. »

Milena se positionne sur le bord de la chaise et s’apprête à se lever pour demander la fin de l’interrogatoire quand Savannah la coupe dans son élan.

« J’veux que ça s’arrête. »

L’avocate réprime un petit soupire : au moins, elles étaient d’accord sur quelque chose. Se levant finalement, elle referme le dossier de Savannah et le glisse dans son sac.

« Bien, vous avez entendu ma cliente : l’interrogatoire s’arrête ici. »

Le policier se lève à son tour et lance un regard noir à la Grimes.

« Je n’ai pas terminé ! »

L’avocate lui adresse un sourire suffisant.

« Si, vous avez terminé, à moins que ma cliente ne soit en état d’arrestation … »

Elle laisse le silence s’étirer deux secondes et, devant l’absence de réponse de Tomkins, sourit de plus belle. Finalement, elle fait signe à Savannah de se lever et de la suivre.

« On y va. »

Sa voix est calme mais ferme, ne voulant pas laisser l’occasion au policier de lancer une nouvelle pique : la Williams doit la suivre, et maintenant. Milena parcourt avec aisance les couloirs du commissariat jusqu’à l’ascenseur et, après avoir appuyé sur le bouton, précise à l’attention de Savannah.

« On discutera dehors. »

Ici, les murs avaient de oreilles : hors de question de donner des informations aux policiers qui erraient dans les couloirs. Une fois à l’air libre, l’avocate parcourt encore quelques mètres avant d’enfin s’arrêter pour faire face à la blonde. Son regard noisette est aussi ferme que sa voix quand elle s’adresse à la Williams.

« Bien, vous pouvez y aller. Je ferai un résumé à votre avocat de cet interrogatoire, et il vous contactera. Je doute que Tomkins vous convoque à nouveau. Par contre, vous devriez faire attention, si on devait encore vous interroger un jour sur ce dossier : votre boss est votre point faible, et Tomkins l’a bien compris. Il n’hésiterait pas à vous réattaquer sur ça pour vous faire perdre votre sang froid et vous entendre balancer des inepties ou des aveux … »

Milena n’était visiblement pas très satisfaite de la manière dont Savannah s’était comportée, même si elle savait qu’il pouvait être difficile de garder son calme face à aux stratagèmes des policiers. Et puis, elle n’avait pas oublié à qui elle avait à faire : l’ex de James, la femme qui avait abandonné son enfant. Elle était incapable de faire preuve d’impartialité et, en tout état de cause, ce n’était pas une qualité requise pour un avocat, seulement pour un magistrat.

L'assurance de la jolie brune à mes côtés est parvenue à m'apporter un cadre bien plus rassurant au sein de ce commissariat, alors même que c'est la première fois que nos chemins se croisent et qu'elle ne sait rien de moi. Ma présence dans ces lieux n'a rien d'une première, je sais très bien ce que j'ai subi précédemment, je connais déjà l'avis bien tranché des différents représentants des forces de l'ordre à mon égard, les regards désobligeants que je subis chaque fois que j'arpente ces couloirs à la peinture défraîchie, et l'air détestable de ce flic sans scrupule, visiblement bien trop attaché à l'idée de retrouver au plus vite sa petite femme et ses deux enfants pour le souper que de mener l'enquête de façon objective, sans être influencé par la direction que peut prendre le dossier au travers différents ragots qui ont pu être rapportés. Les faits sont pourtant là, j'ai été innocentée il y a plusieurs mois aux yeux de la loi et si cela devrait suffire à m'apporter un certain apaisement lors de cet interrogatoire, les allusions plus que douteuses à mon encontre qui accompagnent son sourire insolent étrillent mon être. Qu'importe le motif qui apparaît en noir sur blanc sur cette lettre de convocation, il en est encore là à vouloir me piéger pour espérer en tirer autre chose, probablement dans le but d'obtenir les aveux de l'année, et ainsi récolter la reconnaissance de ses supérieurs et collègues, avec peut-être à la clé, une jolie petite promotion. Ma volonté de m'en suivre scrupuleusement aux recommandations de la jeune avocate se retrouve donc rapidement comprise. Je lutte intérieurement, subissant cette adrénaline qui s'impose bien malgré moi et se mêle à une certaine fureur qui pourrait rapidement faire des ravages si je ne prends pas sur moi. Je me connais. Je sais exactement comment je fonctionne, et quand bien même je pourrais m'attirer davantage de problèmes avec cette histoire, ce côté impulsif est à l'affût du moindre faux pas que je ne serais en mesure de supporter silencieusement. « Je n’en ai pas la moindre idée, et honnêtement, ça m’importe peu à cet instant. » Le prémisse d'un agacement qui en satisfait un, mais qui n'est pas du goût de la jeune femme à mes côtés, qui semble se crisper sur sa chaise. « A cet instant ? Ca vous dérangeait moins à l’époque quand il vous entretenait ? » Mon regard s'enfonce dans le sien, cherchant à lui faire savoir tout le mépris que je lui voue, et qui ne peut fort heureusement apparaître dans le rapport de cette audition, tout comme ses mots, que j'interdis de passer la porte de mes lèvres, les laissant mourir dans le fond de ma gorge avec une douleur qui torture mon palpitant.  Il me sent vaciller, et profite de la fragilité de ma carapace pour s'introduire comme du poison dans mes veines.

« J’ai pourtant eu écho que vous aviez une belle grande maison dans un beau quartier de la ville … » Connard. C'est avec ce genre d'homme que la mentalité de ce monde ne pourra jamais évoluer, même si certains éléments pourraient lui donner raison. Ai-je eu une liaison avec mon patron? Oui. Est-ce que cela devrait suffire à faire de moi sa complice alors que nous ne sommes à ce jour que de simples collaborateurs? Bien sûr que non! « Vous êtes en train d’insinuer que c’est grâce à lui que j’peux me payer cette maison ?! Que j’suis sa petite poule qu’il garde au chaud et bichonne avec un joli petit chèque à la fin du mois auquel je n’pourrais prétendre en temps normal ? » Une femme vénale qui savoure les petits avantages d'avoir mené une relation des plus étroites avec son patron. Une femme qui n'aurait jamais eu les compétences de se retrouver à un tel poste si elle n'avait pas du donner de sa personne sous tous les plans.. Il n'est probablement pas le premier à le penser, il m'est même arrivé de me demander ma véritable légitimité pour ce poste, non pas parce qu'Evan et moi avions partagé suffisamment de moments charnels ensemble pour qu'il me soit accordé de nouveau lors de nos retrouvailles sur Brisbane comme un dû, mais bien parce que les sentiments qu'il éprouvait, ou avait éprouvé à mon égard le rendait aveugle sur mes véritables capacités, et qu'il cherchait peut-être simplement un moyen de me garder à proximité malgré un discours des plus honorables à mon sujet. « Ca c’est vous qui le dites. » Me lance t-il en basculant en arrière dans le fond de son fauteuil en cuir, savourant d'un sourire triomphant sa victoire dans ce stupide jeu qu'il mène avec brio. Je perds pied. Et les jolis mots de l'avocate me sont complètement égales alors que la seule chose qui tambourine dans mon esprit, c'est l'idée d'empoigner ce type contre le mur pour lui faire savoir combien je suis bien moins naïve qu'il peut l'imaginer. Il ne devrait jamais sous estimé la fureur d'une femme en colère, même s'il se sent protéger par son statut. Deux solutions s'imposent à moi, et c'est après un silence d'hésitation que je me tourne vers la jeune femme. « J’veux que ça s’arrête. » Je ne sais pas si j'en ai le droit, je ne sais même pas si je serais capable de passer cette porte sans me risquer à une réplique qui infligerait probablement une outrage à agent. C'est donc vital qu'elle me sorte de là au plus vite « Bien, vous avez entendu ma cliente : l’interrogatoire s’arrête ici. » Ma cage thoracique se gonfle dans cette inspiration que je cherche à reprendre. « Je n’ai pas terminé ! » Je m'impose le silence, resserrant les mâchoires en observant uniquement la jeune femme, qui ne semble pas plus disposée à se montrer conciliante avec lui. « Si, vous avez terminé, à moins que ma cliente ne soit en état d’arrestation … » Quelques secondes pendant lesquelles il ne trouve rien à répliquer, et qui indiquent donc sa réponse.  « On y va. » Un soulagement qu'il m'est presque difficile de dissimuler, bien que je reste suffisamment tendue par cet échange pour pouvoir profiter réellement de cette liberté que je vais retrouver dans les secondes à venir. Un dernier regard désobligeant auprès de l'officier alors que mes bras viennent se plaquer contre ma poitrine lorsque je quitte la pièce. Mes pas suivent celle de la jeune femme jusqu'à l'ascenseur. « On discutera dehors. » J'ai probablement été bien trop loin, et la possibilité de me faire réprimander par la seule personne capable de m'aider ne m'est pas très agréable.

Quelques minutes avant que nous retrouvions l'extérieur, et  que la jeune avocate prenne le temps de s'adresser à moi. « Bien, vous pouvez y aller. Je ferai un résumé à votre avocat de cet interrogatoire, et il vous contactera. Je doute que Tomkins vous convoque à nouveau. Par contre, vous devriez faire attention, si on devait encore vous interroger un jour sur ce dossier : votre boss est votre point faible, et Tomkins l’a bien compris. Il n’hésiterait pas à vous réattaquer sur ça pour vous faire perdre votre sang froid et vous entendre balancer des inepties ou des aveux … » Elle a peut-être raison, pour autant, la seule chose qui semble me perturber dans cette histoire reste qu'il puisse se servir de toutes ces choses à mon encontre. Je soupire, détournant un instant le regard en me pinçant les lèvres avant de croiser son regard noisette. «Si j'en suis arrivée là, c'est uniquement parce que j'me suis battue pour ça. J'en ai connu des mecs comme lui, incapable de croire que le succès d'une femme peut résider dans son intelligence, et j'suis persuadée que vous y avez déjà été confronté vous aussi» C'était peut-être stupide, mais ce genre de sexisme ne devait pas avoir lieu, particulièrement lorsqu'il s'agissait d'une affaire comme celle-ci. Aucune femme ne devrait avoir à se justifier pour son ascension professionnel, pas même dans le cadre d'une enquête. Je me mordille l'intérieur de la lèvre, balayant mon regard dans le sien avant d'oser formuler «Vous me croyez coupable, pas vrai?» Elle ne voulait pas le savoir, mais avait probablement un avis bien tranché sur le sujet. A ce jour, les seules personnes capables de croire en mon innocence se comptaient sur les doigts d'une main, et même si je connaissais pertinemment le fin mot de l'histoire, ça n'en restait pas moins douloureux qu'il en soit ainsi et que je suis ralliée au titre de complice par défaut. Alors qu'elle commence à s'éloigner, me laissant seule au beau milieu de ce parking, ma voix s'élève jusqu'à elle. «C'est étrange, j'ai le sentiment de vous avoir déjà vue» Une sensation qui s'était imposée à moi dès le départ dans ce bureau, et qui avait persisté tout au long de cette rencontre, notamment face à quelques détails physiques ou quelques-unes de ses répliques et réactions. Pour autant, il m'est impossible de me remettre ce visage. Je suis bien loin d'imaginer qu'il est étroitement lié à l'une de mes personnes qui m'est si chère et que je l'ai déjà aperçu sur une photo oubliée dans le fond de la boîte à gant de son propre frère.

Spoiler:

« J’veux que ça s’arrête. »

Savannah la devance d’une demie seconde pour demander qu’on mette fin à ce carnage. Aussi stupide Tomkins pouvait-il être, l’on pouvait tout de même lui accorder d’avoir su trouver le point faible de la blonde : son boss. Et une fois qu’il avait mis le doigt dessus, rien de plus facile pour lui que d’appuyer encore et encore, jusqu’à ce que la jeune femme ne perde ses moyens. L’avocate et sa cliente étaient cependant sur la même longueur d’ondes : il fallait que cela cesse et, après s’être enquis d’une éventuelle arrestation de Savannah, les jeunes femmes avaient quitté le bureau du policier, puis le commissariat. La Grimes ne s’était finalement arrêtée qu’à plusieurs mètres du commissariat, pour éviter les oreilles indiscrètes, avant d’adresser à nouveau la parole à la blonde. Milena était tendue, sans aucun doute, un poil en colère également. Elle avait l’impression que la fin de l’interrogatoire avait dérapé et qu’à un moment, Tomkins avait fini par avoir l’ascendant sur la Williams. Heureusement, elle n’était pas sa cliente et, avec un peu de chance, les deux femmes ne se reverraient jamais. Le ton de Milena était ferme lorsqu’elle débriefa l’audition avec Savannah, soulignant que le flic n’était peut-être pas si stupide qu’il y paraissait et que, la prochaine fois, il n’hésiterait pas à réattaquer encore plus fortement. Il savait maintenant comment la perturber et risquer de lui faire commettre des erreurs : nul doute qu’il s’engouffrerait dans la brèche s’il devait à nouveau en avoir l’occasion.

« Si j’en suis arrivée là, c’est uniquement parce que j’me suis battue pour ça. J’en ai connu des mecs comme lui, incapable de croire que le succès d’une femme peut résider dans son intelligence, et j’suis persuadée que vous y avez déjà été confronté vous aussi. »

Milena laissa échapper un petit soupire agacé : évidemment que Tomkins lui hérissait les poils, avec sa mentalité d’un autre temps. Evidemment qu’elle avait déjà été confrontée au sexisme, qu’on la prenait bien trop souvent pour la secrétaire de ses confrères masculins, encore aujourd’hui. Mais Milena savait également que le policier avait repéré une faille et en avait profité, exagérant sans aucun doute pour déstabiliser Savannah, et ça avait marché. Et puis, pour la Grimes, ce n’était qu’un dossier, une cliente parmi d’autre et ce soir, elle aurait peut-être déjà oublié son visage. Lorsqu’elle avait commencé à exercer, une consoeur avait souligné à quel point les avocats étaient insensibles au chagrin de leurs clients, à leurs peines et à leurs soucis, alors que ces personnes traversaient de lourdes épreuves qui les avaient ébranlées. Cette consoeur avait souligné la violence du comportement des avocats, parfois incapable d’empathie, parfois simplement trop détaché du dossier. Milena n’avait à l’époque pas compris : c’était son rôle, de prendre du recul, d’apporter une réponse juridique et stratégique quand le client, lui, réagissait avec ses émotions. Puis, lorsque des photos d’elle à moitié nue avaient fait le tour du pays et qu’elle s’était retrouvée de l’autre côté, dans le rôle de la cliente désemparée et blessée, elle avait compris. Ca pouvait faire mal, extrêmement mal, et c’est dans cette douleur et cette colère que Savannah se trouvait aujourd’hui.

« Ne laissez pas ce flic vous déstabiliser … Il pense sans doute en grande partie ce qu’il a sous-entendu, c’est sans doute un gros macho, mais il n’a fait que son job pour tenter de vous déstabiliser … »

Qu’elle passe par-dessus : Tomkins n’en valait pas la peine.

« Vous me croyez coupable, pas vrai ? »

Nouveau soupire agacé de la brunette. Elle pouvait comprendre ces questions, qu’on lui posait bien trop souvent. Mais avec Savannah, elle n’avait pas spécialement envie de faire preuve d’empathie et de patience. Tout ce qu’elle voulait, c’était retourner au bureau et oublier cette entrevue avec l’ex de James, la femme qui avait abandonné son enfant.

« Peu importe. Vous pourriez avoir enterré un cadavre dans les bois hier que je serais tenue au secret et que je devrais vous aider à vous en sortir. Votre culpabilité ou non m’importe peu. »

Beaucoup de personnes ne comprenaient pas. Pour beaucoup, il était impensable de défendre un meurtrier ou un violeur, et les avocats étaient des vendus, des pourritures qui avaient une place de choix réservée en enfer. Milena avait déjà tout entendu, et elle s’en fichait. Son job était de prodiguer à tous des conseils et une bonne défense, qu’ils soient coupables ou non, car leur système judiciaire prévoyait que chacun avait le droit d’être défendu et que chacun avait le droit à un procès, à un traitement digne et équitable, à une procédure juste et réalisée dans le respect des lois. Son métier ne consistait pas à faire libérer les pires criminels. Son métier consistait à vérifier que tout le monde était traité de la même manière, légalement, dans les règles et que, si condamnation il devait y avoir, celle-ci soit juste, proportionnelle au crime commis, aux circonstances et à la personnalité et au parcours du mis en cause. Et Milena avait beau avoir un a priori personnel sur la Williams, son innocence ou sa culpabilité lui importaient peu.
Enfin, la blonde semblait disposée à prendre congé, et Milena lui tourna à son tour le dos pour aller rejoindre sa voiture quand Savannah l’interpela.

« C’est étrange, j’ai le sentiment de vous avoir déjà vue. »

Un petit sourire étire les lèvres de l’avocate qui prend le temps de se recomposer un masque impassible avant de se retourner vers la blonde.

« Je m’en souviendrais si l’on s’était déjà rencontrées, Mademoiselle Williams. »

Elle avait tant entendu parler de Savannah qu’elle n’aurait pas oublié une telle rencontre. Sur ce, la Grimes rejoignit sa voiture pour retourner au bureau.