Il fixe l'écran en s'efforçant de rester sur le fil, de ne tomber d'aucun côté du gouffre que la réponse malhonnête d'Archie ouvre à ses pieds. Carmine le sent jusque dans les extrémités de ses pouces en vol stationnaire au-dessus de l'écran : il est face à un dilemme. Son incertitude se traduit par un fourmillement inconfortable reliant ses doigts à sa nuque. Dans son cou, le souffle de Shakespeare. La complainte fantomatique d'une littérature lue et relue, décortiquée, analysée, apprise par cœur sans que pour autant la leçon à en tirer ne paraisse plus évidente au fil des années : to be or not to be ? C'est toujours la même question.

Se laissera-t-il emporter par les émotions sauvages lui dictant l'imprudence ou domptera-t-il les démons avant qu'ils ne le perdent dans leurs tourments ? Sa Majesté hésite. Jouer au plus malin, c'est déclarer la guerre d'égo. Et sur ce terrain-là, l'Anglais n'est pas certain d'être moins vicieux qu'Archie. C. se doit d'être raisonnable pour deux, de calmer sa colère, de ne pas en faire une huile provocatrice à jeter sur le feu, mais sa vie l'étouffe et plus il se montre concilient, moins il se sent le droit d'exister. C'est beaucoup de frustration, même pour un gentleman.

C.

Quelle couille molle ce Kwanteen.

C.

Oups. Mauvais numéro, désolé.

To be.

La première cartouche part et c'est tout de suite la perte de contrôle. Pas moyen de réfléchir quand les nerfs sont à vif, quand le sommeil est médiocre, quand les larmes sont à sec, quand le manque creuse l'estomac autant qu'il nourrit les pulsions de violence que l'arrêt du rugby ne permet plus d'extérioriser physiquement. Depuis que ses rotules ont mordu le carrelage, C. a compris pourquoi les gentlemen comme lui aiment tant ce sport. Parce qu'il permet d'être agressif tout en restant poli, en respectant les règles. Mais sa Majesté n'arrive plus à fouler le gazon synthétique sans y voir défiler des armées de souvenirs prêts à le dévorer tout cru, alors il évite. Et c'est Archie qui prend. Retour à l'envoyeur.

C.

Je ne me console même pas de te le voir écrire.

Il lui plaquerait la face au sol et l'écraserait de tout son poids pour le seul plaisir de sentir son corps contre le sien. Ce que ressent Carmine en cet instant se trouve à la frontière entre l'amour et la haine. Mentalement, c'est un casse-tête. Physiquement, une torture. Spirituellement, une honte.

Kwanteen le pervertit.

Tiens, Archie s’inquiète de ce qu’il préfère maintenant. Carmine roule des yeux au ciel avant de répondre de manière tout à fait impersonnelle.

C.

Je peux m’en occuper.

Même la mauvaise foi de Kwanteen ne pourrait prétendre que cet arriviste de Stephan surpasse sa Majesté lorsqu’il s’agit de diriger les opérations. Mais Carmine s’attend à tout de la part du requin et se doute bien qu’il ne lui présente pas l’option pour rien. Professionnel, il repose le téléphone et reprend ses activités sans chercher à en savoir d’avantage. Pas question de tendre le bâton pour se faire battre. C. préfère ne pas savoir que d’offrir à son interlocuteur la joie de lui refuser une explication.

Ils en sont là.

Archie Kwanteen a écrit:

A.
[Message supprimé]

Carmine se persuade qu'il gère la situation. Il s'en persuade, car il sait que sans son calme légendaire pour donner le ton, Abigaïl aurait déjà perdu tous ses moyens. L'Anglais temporise pour deux dans cette affaire. S'ils ont pu discuter afin de s'entendre sur la version des faits qu'ils valideront l'un et l'autre à la presse lorsque se présenteront les inévitables questions relatives à l'annonce de leurs fiançailles, Cavendish sent bien que Clarke est fébrile. Ce n'est pas le genre de mariage qu'il se voyait lui offrir à l'époque où l'idée ne l'aurait pas dérangé. Sa Majesté déplore la mauvaise surprise, le fait d'être mis face au fait accompli et les œufs sur lesquels Abi doit désormais marcher. Il a l'impression de vivre dans le champ de tir d'une tour de guet plantée à Londres et sent bien qu'on observe leurs moindres faits et gestes. Cette situation, il s'en sent responsable. C. n'est pas stupide : il a compris que sa famille attend de lui une attitude obéissante et exemplaire. Mais il sait aussi que ces derniers n'hésiteront pas le torpiller s'il faillit. La pression est à son comble ...

Pourtant, le mannequin paraît détendu lorsqu'il se rend au Lola's. Par chance, l'annonce du mariage est tombée durant le week-end. Carmine a eu 48 heures pour se remettre les idées en place et arriver le lundi comme si de rien n'était sur son lieu de travail. Il a remercié les quelques employé.e.s s'étant permis de le féliciter et a fait comme si l'absence d'Archie trois jours de suite n'avait rien d'anormal. Lorsque le numéro de l'homme d'affaires s'affiche sur l'écran du portable de Sa Majesté, ce dernier est sur le point de quitter son bureau pour rejoindre Connor. Abi et lui ont convenu d'acheter et de faire rénover une villa en bord de mer pour justifier qu'ils ne vivent pas (encore) ensemble. Clarke est indépendante, elle n'a pas besoin d'un homme pour vivre. C. plaidera l'émancipation de la Femme si on lui pose des questions. L'Anglais se dit que cette pirouette, en plus de faire grincer des dents ses parents, court-circuitera les rumeurs selon lesquelles l'architecte serait avec lui dans la seule optique de profiter de la situation. En admettant que la cérémonie australienne de leur mariage ait lieu en août, cela leur laisse quatre mois pour dépenser des fortunes en travaux express. Heureusement, la future madame Cavendish s'y connaît en design d'intérieur ...

« Cavendish, j'écoute. » Décroche-t-il, dans l'encadrement de la porte, faisant marche arrière et refermant le battant afin de s'isoler dans son bureau dont les lumières sont éteintes. On ne sait jamais qui traine dans les couloirs. Melbourne a été une bonne leçon ...

@Archie Kwanteen  (et  @Abigaïl Clarke )