Le café instantané n’a plus vraiment de saveur. Le cerveau d’Archie le fait flotter dans un état cadavérique. Il est suspendu entre le temps et l’espace, à attendre que la catastrophe se produise. Madison est partie hier soir bien avant que les vents deviennent trop dangereux. Depuis, il n’a pas fermé l’œil et il enchaîne sa trentième heure tout à fait réveillé, ses paupières ne cillant même pas. S’il n’attendait pas la venue de Carmine, il ne serait probablement jamais lavé. Mais pour sa majesté qui sacrifie sa journée pour lui, il a fourni des efforts. Certes, son accoutrement est le même que la veille, jogging lousse et t-shirt sportif, mais il s’est débarrassé des cinq couches de sueur sur son épiderme. Frissons, hoquets, vacillements… Il déambule dans l’hôtel de Lola’s comme un fantôme et sa tasse de caféine de survie. Même si le vent se lève de plus en plus, l’électricité n’a pas encore été coupée. Parfois, les ampoules clignotent, mais jamais bien longtemps. Elles sont des métaphores à l’esprit d’Archie qui part et qui revient sans cesse dans un mécanisme devenu automatique. Il tombe souvent dans la lune et se surprend à arrêter une action en plein milieu de son exécution autant qu’il réalise trop tard qu’il a cessé de marcher en plein milieu du hall d’entrée. Il n’arrivera pas à rien ; mais il ne sait pas ce qu’il doit faire de toute façon. Tous les éléments dans le plan d’action que lui a envoyé Sighbury ont été respecté. Tout le personnel a déguerpi deux jours plus tôt et les objets les plus susceptibles de s’envoler ont été rangés dans les hangars. Toutes les portes sont barricadées, et les fenêtres principales aussi. Pour le reste, il peut seulement croiser les doigts et lancer ses prières au bon Dieu, qui garde sa sœur Lola près de lui tel un égoïste. Pour un homme qui aime tenir les rênes et contrôler tout ce qu’il possède et ne possède pas, il se voit complètement dépourvu devant cette mère nature qui lui envoie un mauvais sort.

Il ne sait plus vraiment quelle heure il est. Il a cessé de regarder son téléphone parce qu’il n’en pouvait plus de recevoir mille et un messages de la part de ses mille et uns collègues. Tout le monde est au courant ; le grand patron a décidé de rester sur place. Certains ont dit que c’était complètement insensé, d’autres ont préféré se taire pour ne pas se faire licencier. Ceux-là sont visiblement plus futés que les premiers. Traînant les pieds le long du couloir qui le mène jusqu’au niveau administratif de l’établissement, il s’arrête en entendant son nom au bout de sa route. La voix de Carmine a réverbéré sur les murs jusqu’à atteindre ses tympans. Son cœur se serre. Il redresse le dos, automatisme que lui a inculqué sa toute première rencontre avec Sighbury. Il presse un peu le pas pour ne pas le faire attendre. Il se sent personnage principal d’un film de catastrophe naturel qui va enfin à la rencontre d’un autre survivant. « Je suis là. » Il fait savoir quand il aperçoit sa silhouette découpée par deux poutres porteuses. Quand les yeux du mannequin se posent sur lui, il a l’impression de pénétrer un brouillard épais qui l’oblige à ralentir. Il s’immobilise à quelques mètres de lui, trois ou quatre, sans plus. Ne sachant pas vraiment quoi dire, il brise la glace avec sa tasse vide qu’il désigne en la soulevant mollement : « J’allais vers la cuisine pour me faire un autre café. » Un dixième, certainement, qui viendra à bout de son cœur.

Bien sûr que Carmine est aussi magnifique. Ce n’est pas seulement dans son accoutrement. C’est dans son ADN. Beau temps, mauvais temps. Et, à travers ce filtre d’émotions bleues dans lequel nage Archie depuis leur discussion au téléphone, il voit dans son visage une nouvelle beauté. La seconde couche, le second degré, qui intimide Archie et qui le fait baisser la tête. Lui qui avait réussi à ne pas pleurer depuis ce matin, il se revoit mener une lutte contre ses larmes amères. Il ne ressemble plus à rien. Cernes creusés, lèvres sèches, teint blafard, cheveux pleins d’huile retombant grossièrement sur son crâne. Il aurait besoin d’être secoué, mais seul le temps fera son œuvre. C’est lui qui l’a aidé à surmonter le premier deuil. « Je n’ai plus trop le cœur à… » Il reprend, pointant la salle des caméras avec sa tasse, où Carmine se rendait. « Enfin… À attendre que la tempête arrive. »          

Devant la vulnérabilité d’Archie, Carmine impose un silence.

Il n’est pas inconfortable. Ce n’est pas le mot qui le décrirait avec le plus de justesse. Il est similaire à un médicament que prescrirait un médecin à son patient suspendu à la bordure d’un précipice. Archie, au départ, lutte. Morceau de beurre solide qui vient à peine de sortir du réfrigérateur. Aucune lame ne peut venir à bout de lui tant sa surface est tendue et impénétrable.

Le silence se prolonge. Les yeux de l’un fuient, les yeux de l’autre fixent avec insistance. Maintenant que la distance entre les deux hommes s’est réduite, Archie a presque l’impression de sentir la chaleur émaner de la peau du mannequin, lui qui se fait bouffer par l’air sec et glacial des climatiseurs depuis si longtemps. Ses membres sont toujours aussi tendus, aussi motivés par les litres de caféines qui ont remplacé le sang dans ses veines que par le stress qui ne cesse de monter en flèche plus la journée d’écoule.

Carmine est trop proche. L’actionnaire sent son odeur, désormais, qui n’a pas été balayée par la tempête. Ses pupilles sont des ancres qui ont tombé au fond de l’océan ; cependant, une impulsion le pousse à les faire suivre la chaine en métal jusqu’à la surface. Sa poitrine se tord de douleur quand il croise son regard. Il n’a pas le temps d’ouvrir les lèvres pour partager son interrogation qu’il se fait envelopper d’une étreinte inattendue.

Beurre encore glacé : il se crispe comme si le contact l’avait fait mal. Mais ce n’est que la surprise qui se joue de lui, qui l’inquiète, le force à chercher une explication sensée à cet élan de douceur. L’homme d’affaire ne se laisse pas toucher de cette manière. Les garçons ne doivent pas aspirer à la tendreté. Le discours est gravé dans la pierre qui a pris la place de son cœur.

Le beurre se ramolli doucement dans la poêle chaude. Le dos d’Archie se défroisse, ses jambes perdent de leur aplomb. Heureusement, Carmine est assez fort pour tous les deux. Le dernier doute les esseule à leur accolade ; le blessé entortille son cou contre celui de sa bouée.

Complètement fondu, le beurre frétille et coule. Les larmes d’Archie noient ses joues, lui qui ne pensait plus pouvoir en produire. Il se laisse aller, son tronc secoué par des spasmes de détresse retenus depuis la toute première mort de Lola. On lui avait dit de ne pas pleurer. Il ne l’avait pas fait. Il avait respecté la promesse d’un frère ainé. Ses griffes s’agrippent à la tenue parfaite de Carmine, au diable la pureté et la valeur du tissu.

« Du brandy dans ton café ? » Pour seule réponse, il sanglote davantage. Il n’arrive plus à se détacher de sa prise. S’il le fait, Carmine verra son visage et les toutes dernières traces d’illusions parfaites s’envoleront avec la tempête. Il voudrait lui répondre pour lui prouver qu’il n’est pas détruit, mais il n’arrive plus à se mentir à lui-même ; comment pourrait-il prétendre devant un homme qui vient du même monde que lui ? Il ferait face à son propre reflet et, ça, il n’en a pas la force aujourd’hui.

Un coup de vent impitoyable fait trembler l’établissement et siffle par la fente des portes. C’est ce bruit qui réveille Archie et qui le détache de Carmine. Beurre glacé. Il fixe la direction des fenêtres qu’il ne peut pas voir dans cet angle. Il ne sait même plus s’il veut encore les voir, lui qui planifiait d’être spectateur assidu de la catastrophe pour chercher à avoir le contrôle jusqu’à la fin. « Je n’étais pas fâché contre toi. » Autant le perdre sur tous les plans. « Ce n’était pas non plus de la jalousie. » Il ne le regarde plus, auditoire aveugle, plongé dans une transe contemplative. Les démons de son passé dansent autour de lui, invisibles mais palpables. « Je voulais me punir, moi, de ne pas respecter les promesses que je m’étais faites. » Il repousse les gens qui tiennent à lui pour ce qu’il est vraiment. Il refuse de laisser quelqu’un gratter la surface de sa peau pour découvrir se qui se cache en-dessous. Il arrivera mieux à préserver les apparences s’il s’entoure de personnes qui croient en ce rôle qu’il s’est attribué. Un acteur acte toujours mieux si le spectateur croit à la sincérité de sa performance. Ça lui prend tout son courage, mais il relève les yeux pour observer Carmine.

« Pourquoi tu me l’as dit ? » Devant l’interrogation qui se traduit sur le visage perplexe du garçon, il reformule : « Tu voulais me passer quel genre de message ? » En lui disant qu’il avait couché avec une autre personne au moment où leurs échanges prenaient des tournures de flirtage, voulait-il lui faire savoir qu’il perdait son temps à lui parler de jasmin ? Ou était-ce autre chose complètement ? Il n’arrivait plus à penser correctement depuis ces échanges.

« Je voulais que tu saches que le temps passe plus vite qu'on ne le croit ... » Il n’est pourtant pas une personne qui devrait entendre cette leçon. Il sait que la vie est éphémère et que son cœur cessera de battre avant qu’il n’ait eu le temps de se connaître. Celui de Carmine aussi. Personne n’a reçu un cadeau d’immortalité. Mais il comprend ce qu’il veut dire ; il ne peut simplement pas admettre qu’il est tout aussi lucide que lui à ce sujet, parce que ce serait aussi d’avouer qu’il gâche volontairement le temps pour retarder le moment où il devra trancher pour de bon. Ce sera son bonheur ou celui de ses parents. Pour l’instant, il a préféré miser sur ceux qui l’ont élevé parce qu’il leur doit absolument tout. Il n’est pas un fils égoïste, seulement une personne mauvaise. « Je ne suis pas venu te faire des reproches. Je suis venu te soutenir. Si tu souhaites parler de ce qui s'est passé à Melbourne, je pense que j'aurais besoin d'un thé. » Le regard d’Archie coule jusqu’au sac en cuir qu’il a apporté. Il s’imagine les scones à travers sa surface satinée, même s’il ne sait pas à quoi ça ressemble. Le souffle court, il agréé : « D’accord. » Il y a peu de choses qui arriveraient à le convaincre d’aborder ce sujet ; il fallait une tempête ainsi que l’envie de l’ignorer pour ne pas en crever.

Dans la cuisine, Archie présente rapidement le fourneau sur lequel git encore la bouilloire qu’il a rempli à maintes reprises pour s’approvisionner en caféine. Il se doute que Carmine sait comment ça fonctionne, une cuisine, mais il ne peut s’empêcher de lui murmurer les instructions, même les plus banales. Le robinet, là-bas. Dix, pour la température. Cinq minutes à peine pour que l’eau soit portée à ébullition. Tandis qu’il tend le bras vers son sachet de café instantané de qualité douteuse, il est spectateur de la pause que son corps lui prescrit. Son corps épuisé s’immobilise, la main à quelques centimètres du sachet. Il hésite. Il finit par changer d’idée et se tourner vers Carmine qui pèse une certaine quantité d’herbe à la menthe. « Tu peux faire deux portions de thé. » Il ne promet pas d’arriver à avaler toute sa tasse, mais il souhaite faire un premier pas vers l’anglais. C’est plus facile de s’y prendre de cette façon. Ça et les scones ; puis la discussion qu’il appréhende autant qu’il envie.

Il choisit la salle de réception de l’hôtel. Elle est grande, spacieuse, et c’est la seule pièce dotée d’assez de fenêtres pour que la lumière naturelle les éclaire une fois que l’électricité sera coupée. Même si les deux hommes ont une vue imprenable sur la catastrophe qui se déroule à l’extérieur, Archie garde ses deux yeux rivés dans ceux de Carmine quand il pose les scones dans les assiettes en porcelaine fine. Il observe ses doigts manier avec douceur les pâtisseries et la scène reposante fait contraste avec le film d’épouvante qui les encercle. Il se réchauffe avec la tasse de thé qu’il a coincée entre ses paumes sans daigner y tremper les lèvres. « J’ai vu le clip. » Une œuvre d’art autant par sa réalisation que par le sujet principal qu’on avait plus besoin de présenter. « Les ventes de guitares ont dû monter en flèche. » Il aurait dû investir un peu chez Gibson avant l’apparition de cette campagne publicitaire. Il aurait certainement chopé quelques milliers, même s'il n'a plus besoin de toute cette superficialité.

« Les comparatifs de ventes sont hebdomadaires, je ne peux confirmer cette hypothèse pour le moment. » Quelque chose cloche. Ces mots piochés dans le dictionnaire des entrepreneurs ne viennent plus le réconforter de leur familiarité. Archie rencontre un mur. Il n’a pas envie d’en savoir plus et pourtant il a toujours apprécié de se faire bombarder de termes compliqués qui nourrissent son répertoire d’homme d’affaire. Ils sont une façade qui lui permettent de ne pas se plonger dans ses émotions. Seulement, et pour la toute première fois en compagnie de Carmine, il voit trop clair dans son propre jeu. Il a mentionné les ventes de guitare pour tenter d’esquiver le véritable problème qui les a réunis dans cette salle de réception où ils s’apparentent à des poissons dans un aquarium. Dehors, la pluie a déjà commencé à transpercer les toiles avec sa virulence. « Le prochain sort demain. » Muet, Archie relève les yeux de sa tasse de thé stagnante pour observer le mouvement qui se produit du côté de Carmine. Il remarque sa main qui masse ce que sa manche longue cache mais il n’en touche pas un mot. Plusieurs fois il avait oublié que son plâtre avait déjà été retiré. La convalescence ne s’était pas éternisée, comme si le personnel médical avait fait tout en son pouvoir pour placer Sa Majesté en priorité. Carmine avait d’ailleurs certainement encouragé le système à lui refaire peau neuve le plus vite possible pour se remettre au travail. Archie aurait fait pareil, incapable de végéter plus de vingt-quatre heures. Il n’avait même pas eu le temps de signer son plâtre et de se moquer gentiment de cet événement qui s’était produit à la vitesse de l’éclair. Ça n’empêchait pas l’image de l’os saillant de sa chair ensanglantée de lui revenir en tête de temps en temps, pour lui filer la nausée. « Il y en aura trois en tout. » Opinant du chef, Archie caresse sa barbe et en profite pour étirer les muscles de son dos avec discrétion. La vapeur qui s’échappe de sa tasse coupe la silhouette de son collègue en deux. D’un côté, il souhaite reprendre la discussion où elle s’était terminée dans les couloirs. De l’autre, il aimerait contempler cette journée en silence et reporter à demain tout ce qui pourrait se faire aujourd’hui. Mais Carmine lui a bien fait savoir que le temps passe vite et qu’il aurait toute une vie à regretter s’il continue à fixer la course des aiguilles de sa Rolex sans réagir.

Silencieux, il admire les mains du mannequin tartiner les scones de garniture. La scène sereine est en contradiction avec ce qu’il se passe dehors. Enfin, Archie porte à ses lèvres la tasse de menthe chaude. Il en boit une gorgée et cache une grimace derrière son implacable neutralité. Ce n’est pas bon, mais ce n’est pas aussi mauvais que ce qu’il a gouté dans le passé. De toute façon, il n’a pas l’impression que son estomac appréciera le moindre liquide ou solide qu’Archie lui imposera. Son état de nervosité persévère. Il le sent dans tous ses muscles et ses os en cristal. Il a l’impression qu’il pourrait se casser au moindre choc. Une nausée permanente le contraint dans ses mouvements. La chaleur du thé a le mérite de calmer ses maux de gorge. Doucement, il vient chercher le scone quand Carmine le lui tend. Un seul regard partagé lui permet de le remercier. Il ne plante pas tout de suite ses dents dans la pâtisserie bien apprêtée. Elle se fait une place timide dans la paume de sa main.

« Je crois que j’ai toujours su que je ne pourrai jamais aimer les femmes de la bonne façon. » Il s’interdit de regarder son interlocuteur. Ce n’est pas une déclaration d’amour. Il ne veut pas qu’il l’interprète de cette manière. C’est encore tôt. Les dés n’ont pas été lancés. Seulement, Archie est sûr d’une chose ; il est terrorisé à l’idée de s’attacher à une personne qui ne peut pas lui offrir ce qu’il croit rechercher. Il ne serait plus rien s’il acceptait son homosexualité dans un scénario où l’homme qu’il désire ne peut rien lui offrir. Il perdrait tout sans rien gagner.  « J’ai besoin de savoir si… » Aïe. Ça fait mal. « De savoir si je peux baisser ma garde avec toi, ou s’il vaut mieux que je raye ton nom de ma tête pour ne pas tout ruiner. » Et seulement maintenant il croque dans le scone pour se changer les idées et oublier qu’il vient de dire ça. Les yeux bleus d'impuissance, il observe le passage d'une feuille de palmier de droite à gauche de la grande baie vitrée.    

Une question (qui n’en est pas vraiment une) placée en suspens dans l’air paradoxalement calme. L’unique seconde en devient dix. Les intentions d’Archie n’ont pas été épelées telles qu’elles sont. En vérité, il ne sait pas exactement ce qu’il attend de cette discussion. Autant elle lui sert d’œillère au spectacle déprimant qui se déroule à la fenêtre, autant il ne s’est pas préparé à toutes les portes qu’elle peut ouvrir. C’est sa fatigue qui parle, ainsi que l’immense tristesse qui surplombe toutes les autres émotions qu’un homme comme lui est vraisemblablement capable de ressentir. Ça en surprendrait plusieurs – lui le premier. Et peut-être un peu Carmine, mais pas vraiment, parce qu’il a lui aussi rencontré les obstacles du bien paraître. Ils l’ont modelé tel qu’il est aujourd’hui, mais son intérieur est moins pourri que celui d’Archie qui a oublié le fondamental au détour d’une transaction. Il se doute de pouvoir être aimé puisque lui-même ne sait pas s’y prendre, mais sur un malentendu… Pourquoi pas ? Ils pourraient commettre cette erreur ensemble. « Qu'est-ce qui te permettrait de le savoir ? » Bien sûr, ce ne sont pas des mots qu’il a besoin d’entendre. Carmine pourrait en enchaîner autant qu’il le veut, ils ne feraient pas de sens ni pour lui, ni pour Archie, qui ne croit que ce qu’il voit. Ce n’est pas la parole qui permet à l’homme d’affaire de s’exprimer avec authenticité. L’habitué du mensonge ne se fie plus à la légèreté d’une promesse. Elles ne veulent plus rien dire dans un univers où l’on en abuse. « To be or not to be ... »

Ses yeux se lèvent du scone dans un mouvement mécanique. Ses lèvres ont envie de rire ; il ne sait toujours pas ce que cette citation veut dire. Il l’entend sous toutes ces sauces. Elle ponctue la narration de bon nombre d’artistes, mais Archie n’en est pas un. Ce n’est ni la poésie ni la littérature qui l’ont hissé au sommet. « I still don’t know what this quote means. » Qu’il bredouille, ses palettes grugeant le sommet de la pâtisserie poudreuse alors qu’il a cessé de chercher à équilibrer le eye contact entre lui et Carmine. Il a préféré replonger ses yeux dans sa tasse de thé stagnante. « But I guess it’s about living, or at least, trying to live. » Autant s’emporter dans un monologue. Il aura l’impression de n’avoir que lui-même pour auditoire. « J’ai entrepris tout ce que je voulais entreprendre. J’ai vécu pour cinq. Je pensais que je serais enfin satisfait une fois que j’aurais réussi à ramener Lola près de nous mais un simple coup de vent va me la reprendre. Et j’aurai beau reconstruire, recommencer, encore et encore, jusqu’à ce que je réussisse à prouver mon point… Qu’est-ce que ça va changer ? » Son sourcil s’hausse. Il s’interroge, semble s’être perdu dans le dédalle des réflexions sans queue ni tête, mais à travers ce chaos, il peut tirer une conclusion : « J’essaye de réparer les morts au dépend des vivants. » Va-t-il emporter encore plus de monde dans sa chute ? Il cesse de parler à son scone pour relever le nez et fixer Carmine avec le plus de courage dont il peut faire preuve malgré la nervosité, le surmenage et l’épuisement.

« Je suis en train de m’attacher à une personne qui ne me semble pas accessible. Si j’essaye de donner une chance à ce que je ressens… » Son visage se froisse. « Pour la première fois de ma vie… » Il inspire lourdement. Les mots sont tellement durs à prononcer. « Et que cette personne me montre qu’elle est effectivement inaccessible, mais seulement quand c’est trop tard… Alors je ne sais pas ce qui pourra retenir ma chute. » Parce que c’est Carmine qui l’empêche de tomber en ce moment. Sans lui, il se serait fracassé le crâne contre le bitume. « Mais à la fin, je comprendrais qu’elle préfère se protéger de moi parce que je sais quel genre de dégâts je peux causer, et je n’en suis pas fier, mais je ne peux pas faire la promesse de changer, seulement de faire des efforts pour ne pas refaire les mêmes erreurs, et espérer apprendre des premières. » Ce n’est pas une déclaration d’amour. Ça ne devrait pas. Ça ne doit pas. Mais ça ressemble, et voilà une autre erreur qu’Archie vient de commettre inconsciemment. D'un ricanement faux, il pense à voix haute : « Je n'ai même pas répondu à ta question. » Il pose son assiette pour mieux se frotter les yeux et les tempes, cherchant à refaire de l'ordre dans ses esprits éparpillés. La fatigue viendra à bout de lui.    

Des statues de marbre. La grande salle de réception est devenue un musée remplie de statues de marbre. Carmine et Archie ; les deux œuvres sculptées par des émotions plus fortes que la tempête, et alors que l’eau de l’océan semble bouillir tant les vents le secoue, il y a un lac tout à fait serein dans la poitrine de la galerie d’art.

Une musique qui s’élève comme des petites bulles dans un verre d’eau pétillante. Archie a toujours préféré le silence, celui des réflexions, de la concentration, qu’il le qualifierait, mais en réalité celui d’une mort prématurée. Les premières notes ne viennent rien chercher en lui. Elles se fracassent contre sa carapace et ne réveille aucun souvenir parce que, dans une famille traditionnelle, la musique fait hommage à tout ce qui ne va pas dans son sens. Les bruits d’ustensiles grattant la porcelaine et les mâchoires qui travaillent occupent l’espace comme un brouillard dense qui ne se souffle pas durant l’heure du repas. Le silence complet n’a jamais représenté un malaise aux yeux de celui qui a appris à s’en familiariser. Il le ramène à ses racines qu’il apprécie autant qu’il méprise et, à la fin, tant pis et tant mieux s’il n’a pas besoin de sortir de sa zone de confort.

« Danse avec moi. » Le regard surpris d’Archie se lève pour suivre le mouvement qu’effectue Carmine dans sa direction. D’abord, il se crispe. Ses doigts se métamorphosent en crochets auquel l’homme s’accroche. Sans toutefois manifester la moindre résistante, il se lève, réalise que ses jambes sont devenues de la mie de pain, puis se laisse lover au creux du contour de Carmine. Il redevient spectateur d’une scène dont il n’a pas écrit le script. « Je n’ai jamais dansé. » Qu’il confie au vêtement du mannequin, duquel il pourrait s’imaginer émaner un parfum de jasmin. Il ferme les paupières. Il se laisse border parce que la musique ne réveille aucun rythme en lui. Elle réverbère contre les murs crevassés d’une grotte sans fond. C’est la résonance de son cœur battant qui vient en secouer la roche, faisant détacher une fine pellicule poussiéreuse de sa cage thoracique. Elle se pose en son fond. Il s’époumonerait si la présence de Carmine ne l’aidait pas à initier une seule inspiration à la fois. Les frissons, ceux de la peur mais aussi de l’euphorie, qui se mélangent et forment une potion magique. Il s’abandonne à ce slow même sans s’être assuré qu’il pouvait faire confiance à cette nouvelle expérience. Au diable les précautions dans une tanière qui menace de s’effondrer au moindre coup de vent.

« Ne m'abandonnes plus jamais dans le lit. » Ses yeux se rouvrent. Il acquiesce très doucement. La tête vide, il observe une jeune pousse de palmier qui ne tient plus qu’à une racine. Dans les bras de Carmine, il a l’impression de pouvoir abandonner l’inquiétude. Ses deux mains se logent sous la mâchoire du garçon et il impose un changement dans la dynamique. La musique fait couler ses dernières notes. La barbe fraichement rasée de l’anglais gratte le bout des doigts d’Archie qui observe ses yeux un après l’autre comme il ne l’a jamais fait. À gauche ; l’eau des piscines qui s’évadent de leur bassin. À droite, l’océan Pacifique gris qui se marie au ciel gris aussi. Les baies vitrées les entourent comme s’ils étaient placés au milieu d’un anneau gigantesque ; une alliance peut-être. « Viens. » Sa main longe son cou, se faufile jusqu’à son épaule et trouve refuge dans celle de Carmine. Il le guide à droite, jusque devant la vitre branlante qui leur fait cadeau d’un spectacle farouche ayant lieu sur la mer. D’ici, ils ne peuvent plus voir la tempête amputer Lola de ses attractions. Il n’y a qu’une nature qu’aucun homme n’a façonné. Une bataille menée entre l’air et la terre qui ne fera aucun perdant.

S’asseyant sur un canapé à trois places, il invite Carmine à faire de même en tapotant un coussin. Comme un gamin, il s’assoit en recroquevillant ses genoux dans ses bras après avoir retiré ses chaussures de sport. Il se perd dans la contemplation de la guerre plusieurs minutes. « C’est presque beau quand on sait où regarder. » Il songe à voix haute, sentant ses paupières s’alourdir tant la fatigue reprend le dessus sur la panique. Il laisse sa tête basculer pour se poser sur l’épaule de son voisin. Ce n’est pas bien long avant qu’il ait envie de se poser plus confortablement. Il éloigne son bassin de Carmine, se laisse tomber sur le côté et pose son profil sur ses cuisses. La lutte pour garder les yeux ouverts s’intensifie. Tout à fait vulnérable. « C’est quoi le plan de match ? »

Pour réparer les dégâts ou pour s’aimer en secret ?  

« Tu deviens poète. » C’est que Carmine commence à déteindre sur lui dans tous le sens du terme. Ou alors, il y a toujours eu un poète sous les cinq couches de superficialité, et ce moment de tendresse les a ouvertes comme une fleur. Dans combien de temps se refermera-t-elle ? Pour l’instant, Archie préfère profiter de la légèreté que lui confère les confessions. D’un geste presque naturel, il vient chercher son réconfort contre la cuisse du mannequin, sur laquelle il vient poser sa tête étourdie. Une vague réconfortante lui écrase tout le corps. Aussitôt que les doigts de Carmine se glisse dans sa chevelure, il ferme les yeux comme un chat ronronnant. C’est étrange comme la fatigue l’a délivré de tous ses réflexes les plus profonds et les plus néfastes. Contre Carmine, et enveloppé de son odeur, il se sent en confiance. Personne pour les pointer du doigt dans cette bulle qu’ils ont ensemble créé.

La question qu’il pose ensuite est à double tranchant. Autant il voudrait savoir ce qu’ils comptent faire pour le parc une fois la tempête tombée, autant Archie n’a envie de se soucier de rien d’autre que cette relation toute fraîchement annoncée. « Tu pourrais dormir un peu pendant que je monte la garde. » Il avait rouvert les yeux pour admirer la férocité de la mer, mais il les referme quand le garçon lui présente cette idée. Sa respiration devient plus lente et profonde. Le sommeil le guette du haut de son perchoir. Toute la pression est retombée en petites gouttes. Il en oublie presque tout le reste. « J'ai des interviews à donner en Europe et aux Etats-Unis ce mois-ci. » Ses doigts se crispent sur le canapé, dont il pétrie inconsciemment le tissu dodu. Bien sûr, il ne formule pas sa déception à voix haute. « Greta et moi allons en profiter pour nous rendre quelques jours à Londres, fêter Noël. » Il déglutit mais ne laisse rien paraître derrière ses paupières closes et son faciès détendu. La voix de Carmine le berce autant qu’elle l’inquiète. Dans sa fantaisie, il s’imaginait passer le temps des fêtes avec lui, mais il se doutait bien que la possibilité n’existait pas dans cet univers-là. Et pas seulement parce que le garçon vient de lui annoncer qu’il rentrait chez lui pour célébrer. « Le parc sera sûrement en travaux durant les fêtes ... Si tu dois te rendre en Angleterre pour affaires, » Il entend la suite avant qu’elle ne soit prononcée. Les indices étaient bien là, dans l’intonation de sa voix. « je serai heureux de te montrer quelques hauts lieux de mon adolescence. » Lâchant un soupir reposé, il se replace sur la cuisse, se roulant sur le côté, pour regarder Carmine dans les yeux. Un sourire muté étire doucement ses lèvres, et quand l’autre précise qu’un jet leur permettrait de faire le voyage à l’abris des regards, il reprend la parole rapidement : « Je ne peux pas, pendant les fêtes. » Il y a des promesses qu’il ne brisera jamais, pas même pour un amour naissant. « Je n’ai jamais loupé un Noël en famille. Pas une fois. Je ne peux pas m’absenter cette année. Si je ne suis pas là pour Madison, je ne crois pas que je retrouverai ma sœur comme je la connais à mon retour. » La veille, il se confondait en excuses devant elle. Mais les actions comptent bien plus que les mots. Il a des preuves à faire, et le moment est critique.

« Je pourrais te rejoindre pour le jour de l’An ? » Qu’il propose enfin, ses palettes grugeant sa lèvre inférieure.    

et @Madison Kwanteen aussi, tiens, pour prouver des choses