Cela fait presque un an qu’Archie a obtenu son indépendance en s’installant en appartement avec un de ses amis de longue date. À dix-neuf ans, il profite encore de son adolescence autant qu’il le peut, conscient que l’entrée dans le monde des adultes sera abrupte mais, aussi, attendue. Il s’est fait une promesse ; celle de devenir le plus jeune des meilleurs. Sa vie est déjà toute tracée. L’obtention du diplôme, la première entrée en la matière, la première collaboration, les premiers actions achetées. Déjà aujourd’hui, il étudie le marché avec l’acuité d’un garçon qui a grandi avec les chiffres dans son berceau. Son père Charles l’a introduit à la bourse quand il savait à peine compter jusqu’à cent et la passion s’est installée en lui aussi naturellement que l’amour universel pour le chocolat. Parfois, ses potes ne comprennent pas comment un unique corps peut abriter deux personnalités complètement différentes. La nuit, grand explorateur des bars et boîtes de nuit. La journée, mathématicien des temps modernes. Archie suit avec attention chaque nouveauté dans le domaine technologique, connaît le nom et les fonctions des nouveaux appareils avant qu’ils ne soient mis sur le marché. Dans sa chambre brille une immense collection de produits nouvelles génération ; il est un vrai maniaque des créations de l’Homme. Un jour, il signera son nom sur quelque chose, lui aussi, quand il aura d’abord prouvé qu’il peut se faire sa propre fortune.

Derrière lui, dans le cadre de la porte de sa chambre, son colocataire Alex l’interroge quant aux plans de sa soirée. C’est vendredi soir, bien sûr qu’Archie n’a pas l’intention de passer le reste du temps dans ses bouquins malgré l’important examen de comptabilité qui se pointe au bout de l’horizon. De toute façon, il n’a jamais eu besoin de trop étudier. Génie de naissance, une tête pensante qui ne place pas toujours son intelligence en priorité. Il suffit de le voir une fois qu’il a avalé une première gorgée d’alcool. « Le prisme ? » Il propose en tournant sur sa chaise à roulettes pour faire face à Alex. L’une des meilleures boites de nuit de Brisbane, à laquelle Archie a été introduit à l’âge de quatorze ans. C’est devenu son domaine, son royaume, et quand le roi arrive, les sujets fêtent. « Ta sœur sera là ? » Grimaçant, Archie balance son crayon au nez du pervers pour le faire décamper. Pas ce soir, il pense. Son intuition lui chatouille le fond du ventre.

On sonne une vingtaine de minutes plus tard. Jetant un coup d’œil à sa montre, Archie assume qu’il s’agit de Greg ou Darren souhaitant s’inviter pour la soirée, peu importe ce qui se trame. Pourtant, le garçon n’a jusqu’à présent rien annoncé sur Facebook, lui qui prend toujours la peine de se faire entendre pour être accompagné par le plus grand nombre. « C’est ta sœur ! » Beugle Alex de l’autre côté de l’appartement. Il a dû jeter un coup d’œil par la fenêtre. « J’arrive. » Le voilà à tracer son chemin jusqu’à la porte d’entrée, qu’il ouvre avec un large sourire fier. Sourire qu’il perd aussitôt qu’il aperçoit les yeux rougis et gonflés de Saddie. « J’ai besoin de toi. » Elle a pleuré. Énormément. Ce ne sont pas les larmes d'une petite fille de huit ans à laquelle on a volé la Barbie. Derrière lui, Archie sent l’ombre de son colocataire qui les espionne. Par réflexe, il sort la moitié de son corps pour entrefermer le la porte et offrir à sa sœur un minimum de privacité. « Mais promets-moi de ne rien dire à maman et papa. » Sérieux, il prononce : « Oui, bien sûr. » Et ses yeux ne cessent de la sonder pour lire dans ses pensées avant que la confession ne se fasse. Ce doit être très grave si elle vient le voir, lui. « Tu ne dois rien leur dire ni aujourd’hui, ni demain, ni dans un an. Jamais. » L’inquiétude prend le dessus sur sa patience. « Oui oui. C’est promis, tu sais bien. Qu’est-ce qu’il se passe, Sad ? » Il murmure, avant de se baisser de quelques centimètres vers elle pour ajouter : « Alex est là, il peut sûrement nous entendre. » Il doit d’ailleurs être en train de tenter de percevoir des bribes de conversation, lui qui ne cesse de parler de Saddie comme s’il avait eu un coup de cœur sur la Kwanteen. Ça devient agaçant, à la longue. « Je peux lui dire de partir si tu veux. » Il l’écoutera parce que, à la fin du compte, Archie reste le chef de la meute, aussi admiré que craint.  

C’était comme si l’état d’alerte avait été lancé. Archie passe du monstre à l’ange en un claquement de doigts ; il lui aura suffit que de voir la tristesse bleue dans les yeux de sa sœur pour se départir de tous ses défauts et prétentions. Il lui offre d’abord un choix, celui de leur donner de l’intimité entre ces quatre murs qui ont des oreilles. Alex a toujours apprécié (un peu trop) la présence de Saddie dans son champ de vision, et il ne se gênerait pas pour l’approcher même si elle est dans un sale état. Il faut dire que les amis d’Archie ne sont pas du meilleur calibre… Qui se ressemble s’assemble, c’est ce qui se dit. « Je veux qu’il parte. » Pour seule réponse, il hoche de la tête avec confiance. Il se tourne ensuite vers la silhouette qui les espionne et laisse Saddie passer derrière lui pour rejoindre le salon. En quelques mots, il arrive à convaincre son colocataire de déguerpir. Il lui a fait la promesse de le rejoindre au bar plus tard, et il lui a même proposé d’inviter d’autres personnes ; si Archie ne peut pas s’y rendre, peut-être qu’Alex ne le réalisera pas, entouré d’une foule de hyènes.

Il a fait aussi vite que possible, mais c’est après deux longues minutes qu’il peut rejoindre sa sœur. Il la trouve en train de tourner en rond et de se ronger les ongles. À quelques mètres d’ici, la porte d’entrée claque et une ombre traverse le rideau du salon, signifiant qu’Alex est bel est bien disparu. À peine un souffle plus tard, la confession la plus difficile à faire pour une adolescente catholique vient déchirer la tapisserie. « Je suis enceinte. » Immobile et choqué, Archie la fixe de ses deux yeux ronds comme des assiettes. Même s’il ne sait pas quoi répondre à cette affirmation des plus déstabilisante, ça ne change rien parce que Saddie s’empresse de jeter un monologue, de bombarder son frère d’une quantité d’informations astronomique. Tétanisé, il l’observe se secouer dans le salon sans capter la moitié du discours prononcé au rythme d’une voiture de formule 1. « [… ] Je suis enceinte, j’ai dix-sept ans et je ne veux pas d’enfant. J’ai besoin de toi. J’ai besoin que tu m’aides à gérer tout ça, parce que moi je sais pas comment faire. S’il te plaît. Dis que tu vas pas me lâcher. Dis que tu vas m’aider et être là pour moi, parce que j’ai l’impression que toute ma vie est en train de s’écrouler. J’ai besoin de toi, Archie, s’il te plaît… » Il doit reprendre le contrôle sur la situation, et il n’y a qu’une seule manière d’y parvenir. Se rapprochant de sa cadette, il vient l’enrouler de ses bras, aussi pour l’empêcher de bouger, aussi pour lui prodiguer du réconfort. Dans le plus étrange des silences, il impose un moment de répit à celle qui menace d’imploser. Il a posé son menton sur sa tête, fixe le mur avec les yeux rougis. Il ne sait pas quoi dire. Il ne sait pas quoi faire. Mais c’est de son devoir de réagir. Il doit être fort pour elle et partager ce fardeau qui a fait son nid dans son ventre contre sa volonté. Il se sent déjà responsable parce qu’il est assez lucide pour capter que l’événement s’est produit par sa faute ; après tout, c’est lui qui a initié sa sœur au monde des adultes, à l’alcool, à la fête, aux personnes de sexe opposé. Il n’a été qu’un exemple qu’elle a suivi, comme lorsqu’elle a appris à monter à vélo ou à nager. Ce que fait le grand frère paraît toujours sensationnel. Archie a déjà fait une connerie, aussi… En oubliant de se protéger, une ou deux fois… Ou trois… Bref. La différence entre lui et Saddie, c’est qu’il n’a pas à gérer les conséquences de la même manière. « Tu sais ce que tu veux. » Elle ne veut pas d’enfants, elle lui a dit. C’est le nécessaire qu’il a relevé de sa crise de panique. Même s’il craint de recevoir la foudre des Dieux, il serre les dents et le dit quand même : « Tu sais aussi qu’il existe des solutions, si tu ne veux pas d’enfants. » Ce qui compte pour lui en ce moment, c’est de réduire la fréquence cardiaque de Saddie avant qu’elle ne tombe dans les pommes. Il ne réfléchit pas plus que nécessaire à ce qui est moral ou non. C’est lui qui doit être présente pour elle, pas Dieu qui ne répond que trop rarement à leurs prières. Il pense que c’est ce que Lola aurait fait, elle aussi. Oh… Si elle avait été là, à sa place. « Quand l'as-tu appris ? Tu en es bien certaine ? »