On lui avait conseillé de reprendre progressivement le travail, à raison d’une petite dizaine d’heures par semaine. Devant l’infirmière qui passait la pointe de son crayon sur la liste de choses à faire dès son retour à la maison, Archie avait acquiescé d’un air lunatique. Il avait pris le papier, l’avait glissé dans sa poche, et l’avait certainement oublié et passé à la machine à laver. Puis la liberté, le retour à la réalité, les étourdissements toujours présents par moment, et les mots qui trébuchent dans sa bouche, se battent la première place, sortent dans le mauvais ordre. Ça, on lui avait dit qu’il faudrait au minimum un deux mois pour qu’il retrouve son cerveau tel qu’il était avant le jour de l’accident.

Accident… Non, c’en était pas vraiment un. Inconsciemment, Archie se sabotait. Plusieurs fois il s’était senti partir quand il se levait trop rapidement de son siège, ou quand il montait des escaliers. Il n’avait jamais vu la galaxie d’aussi près. Le jour où l’évanouissement s’est fait plus radical, il n’a pas été surpris ni par la blancheur de la pièce dans laquelle il s’était réveillé, ni par le nombre de machines qui bipaient autour de lui. Pendant un instant, il s’était demandé pourquoi il n’était pas parti pour de bon. Et la raison est revenue, accompagnée de son amour pour ses sœurs, ranimée par le fantôme de Lola qui lui avait tenu la main durant sa convalescence. Et Carmine ? Carmine, dans tout ça, agissait comme une tour et un fou en même temps, qui menacent de faire tomber son roi. Il ne se souvient pas avoir croisé son chemin au Lola’s depuis qu’il est de retour. Il reconnait l’écriture italique de sa majesté sur les post-it qui s’accumulent sur son bureau, et parfois il se surprend à imaginer la main qui tenait le stylo. Mais rien de plus. Le passage de cet homme a creusé un trou dans sa poitrine. Une grotte même, au fond de laquelle réverbère désormais le hurlement de la solitude telle qu’il ne l’a jamais connue. Ça lui arrive de sentir son parfum dans les couloirs et il se demande si celui-ci a saturé la tapisserie ou si le garçon est passé juste avant lui. Une question à laquelle il ne souhaite pas obtenir de réponse.

Dix heures… Trente… Quarante… Cinquante ? Y-a-t-il vraiment une différence – se demande Archie en prenant la décision de rester au Lola’s pour la soirée, afin de clôturer un dossier qui traine depuis son absence. Arrivé à huit heures du matin, il a désormais accumulé onze heures de travail de suite, sans pause, seulement ponctuées de quelques bouchées de barres de céréales et de gorgées de café. Il n’a cessé de gratter les résidus de points de suture à sa tempe, nouveau tic qui le quittera une fois que la plaie sera complètement guérie. Pour l’instant, il se contente de dire qu’il s’est pris un panneau en plein dans la gueule à vélo – un mensonge qui, visiblement, coule dans le sang des Kwanteen sans même qu’il ne le sache. Les accidents de vélo font office de très bon alibi, après tout !

Vingt-et-une heure. Le cadran sur son bureau bipe comme les machines à l’hôpital. Il y jette un coup d’œil aveugle et fait cesser le son d’une pression de l’index. Perplexe, il vérifie aussi l’heure sur sa Rolex. « Déjà. » Le temps a passé si vite. C’est à se demander s’il a blackout plusieurs fois pendant la journée. Après tout, on lui a dit que ça pouvait arriver à la suite d’une commotion, surtout s’il ne se repose pas assez. Étrange ! Cette fois, son portable vibre. Il vient de recevoir une alerte concernant la panne de courant prévue dans une quinzaine de minutes. Elles sont toujours prévues en soirée et même la nuit, pour éviter de nuire à la clientèle du parc.

Il est peut-être trop tard pour une autre tasse de café – il pense, se dirigeant vers la réserve de la cuisine, où toutes les bouteilles d’alcool de leur inventaire sont entassées. À l’intérieur de la pièce en forme de L, il s’assure de bien garder la porte magnétisée ouverte derrière lui. En cas de panne, on lui avait bien dit que les cartes d’accès ne fonctionneraient plus. Extirpant de sa caisse une bouteille de porto de cinq ans, il ricane mollement en constatant le produit de qualité inférieure aux bouteilles qu’il collectionne chez lui. Mais ça comblera son besoin ce soir, il s’en remettra. « Il y a quelqu'un ? » Il l’entend à peine, ce murmure. Au départ, il se dit qu’il ne s’agissait que de son imagination, qui s’amuse à lui jouer des tours dans les dernières semaines. Alors il n’inspecte pas, replace la caisse de portos là où il l’a trouvée, combat un étourdissement qui le prend par surprise à la dernière seconde. Il lance un juron. Puis, sursaut : la porte de la réserve vient de se fermer. « Je ne crois pas qu'on ait donné accès à ce lieu aux employés de la construction. » Écarquillant les yeux, il reconnait la voix. Elle n’est pas une hallucination. Cette fois il en est sûr. À moins que les fantômes soient capable de fermer des portes ? Bien obligé de sortir de sa cachette – qui n’en était pas une, il est le patron après tout – Archie se confronte à la silhouette de Carmine, toujours aussi immense, toujours aussi importante, même dans la lumière tamisée de la réserve. Il lui adresse d’abord un gloussement faux, évitant de trop regarder les yeux dont il est tombé amoureux. « Un employé de la construction, hein ? » Il marmonne d’une voix ironique avant de prendre son courage à deux mains pour contourner Carmine sans même le frôler, direction la porte de sortie avec son butin. Il doit puiser toutes ses forces pour ne pas révéler l’immense tristesse qui pèse toujours sur sa poitrine. Puis… Catastrophe. Les lumières se ferment dans un clic synchronisé, et une noirceur plus noire que le noir les englouti. C’est seulement quand Archie pose la main sur la poignée de porte de la réserve qu’il réalise ce qu’il se passe : elle est barrée. « Oh non. Non non non. » Il s’excite, se battant contre la poignée, sans succès. « Mais c’est une blague ? » Il demande, question rhétorique, avant de se tourner vers la silhouette disparue derrière lui pour qu’il comprenne qu’il lui adresse la parole (à contre-cœur, vraiment) : « T’as fermé la porte !!? Ça t’es pas venu à la tête, que j’aie gardé ou… » Oula, l’anglais c’est compliqué avec des neurones en moins. « Que je l’ai ouvert en entrant et je l’ai pas fermée ?! » Avec un peu de chance, Carmine aura compris le sens de ce puzzle de mots.      

« Ne me parle pas sur ce ton ! » Que Carmine expulse de sa poitrine, plus qu’il ne dit. Ça ne lui ressemble pas de lever la voix, et certainement qu’Archie lui ferait remarquer s’il n’était pas trop occupé à se battre contre le mécanisme magnétique qui a été mis K.O. par la coupure de courant prévue. Il cherche encore des solutions. Absolument tout pour ne pas rester enfermé là toute une nuit, en compagnie du pire démon d’entre tous : le seul qui arrive à lui faire mettre de côté ses convictions. La différence entre Carmine et un type qu’il ne supporte pas, c’est qu’il peut rayer le second de sa vie sans craindre les effets secondaires. Il a essayé d’oublier sa majesté, mais il a été forcé de constater que sa morsure l’avait imprégné, et que désormais il y avait une partie de lui qui coulait dans ses veines. Il mourrait à petit feu, à force de se battre contre le naturel de leur complicité. De ne pas le regarder, de l’éviter dans les couloirs et de ne pas s’attarder sur sa calligraphie, ça venait puiser dans le peu d’énergie qu’il avait encore. Même l’alcool ne l’aidait plus à nettoyer son esprit parce que ce dernier lui rappelait tous les épisodes où les deux garçons ont jonglé avec le risque avec pour seul objectif de découvrir un plaisir tabou. Puis, la rupture, accompagnée de son verre de fort, des bras de Carmine autour de sa poitrine, et de son poids qui tombe à ses jambes en dernier recours. Il n’avait rien fait de plus difficile que de fermer cette porte-là à contre-cœur. Il n’avait pas prise la décision. Elle était venue à elle comme une menace prenant la forme de la voix austère de son père et de ses préjugés. « J'étais venu vérifier que personne n'avait laissé cette porte ouverte par accident. » D’entendre sa voix le met dans tout ses états. Heureusement la noirceur dissimule les réactions que le garçon lui inspire. Il pourrait pleurer, se gruger les ongles, mourir, ça se ferait dans l’anonymat. Pour l’instant, il se contente de grommeler. « Eh bien ce n’était pas un accident, parce qu’ils venaient d’envoyer un mail au sujet de cette panne de courant. Tu ne lis jamais tes mails ?! » Abandonnant la porte qui ne répond plus, il est contraint à affronter sa nouvelle réalité. Seulement à ce moment, quand il détache sa concentration de la panne, de leur enfermement, de cette prison temporaire, il entend la respiration bruyante de Cavendish. D’abord, il reste silencieux et plutôt mal à l’aise. Pas parce que l’état visiblement paniqué de Carmine le rend mal à l’aise ; plutôt parce qu’il a conscience qu’il va devoir faire quelque chose pour qu’il se calme. Au fond de lui réside encore l’envie de prendre soin de lui. Ce n’est pas leur trêve forcée qui le débarrassera de son instinct le plus primaire. L’amour qu’il éprouve toujours pour cet homme interdit a encore envie de le faire sortir de la zone du correct. C’est la raison même pour laquelle il n’arrive plus à manger, à dormir, à vivre. Il se puni et se sabote, parce que ce sera toujours mieux que de décevoir ses parents et de se montrer hypocrite devant ses sœurs à qui il doit le monde même s’il se fait répéter de trop en faire.

Il doit ravaler les reproches pour aborder l’important, dans ce moment où la noirceur marque une pause dans l’animosité. Le temps n’existe plus ici. « Qu’est-ce qu’il se passe ? » Il commence d’un ton qui se veut neutre, pour ne pas paraître atteint par l’état de Carmine. Sans le brouhaha et la vibration des néons accrochés au mur, il peut capter les couinements que lâche sa majesté par peur. Ce silence permet de dénuder les émotions jusqu’à leur forme la plus simple. « On ne va pas mourir, tu sais. » Il ajoute plus doucement, cherchant à comprendre où il se trouve dans la pièce, usant seulement de son ouïe et de son sixième sens.  

Par le ton froid de Carmine, la température a été donnée. Cette panne de courant n’aurait pas le même effet que la toute première au Lola’s. Là où sa majesté marque un point, c’est lorsque la noirceur se fait interrompre par un halo bleu. Archie n’avait pas pensé à apporter son téléphone jusqu’à la réserve, ne pensant pas y passer plus de quelques minutes. On lui avait conseillé de lâcher la technologie de temps en temps, et, à défaut de taper au clavier de son ordinateur des heures durant, il faisant semblant d’appliquer le conseil dans les situations moindre. Cependant, la lumière vient aussi avec ses défauts : désormais, le requin et le poisson ne sont plus dissimulés, proie et prédateur qui se font face quelques secondes, le poisson battant rapidement en retraite tandis que le requin colle son dos à la porte de sortie qui ne les fera pas sortir. Des yeux, il suit la lumière pour comprendre le mouvement du garçon ; il comprend qu’il a adopté le coin opposé de la réserve, où la courbe le préserve de la vue d’Archie. Quand il lui ordonne de ne pas bouger, il déglutit et acquiesce en silence. Un hochement de tête qui ne peut pas se faire voir, certes, mais qui lui enfonce l’information dans la tête. Il doit rester où il est. Il ne gagnera rien à confronter Carmine ici. Docile, il se laisse à son tour tomber au sol, la bouteille de porto fermement serrées dans ses poings aux jointures blanchies. « Ça ne m'aide pas que tu approches. » C’est un luxe, de pouvoir verser une larme à l’abris des regards. Elle est arrivée vite, telle une flèche plantée dans sa paupière, une poussière dont il veut se débarrasser. À aucun moment il se considère victime. C’est la seule chose mise à son honneur. Il est responsable sur toute la ligne, comme il a toujours été responsable des choix qu’il a pris au cours de sa vie pour en arriver où il se trouve aujourd’hui. Cette maladresse – ou plutôt cette brutalité – était inévitable dans un monde où Archie préfère pouponner les apparences que son propre bonheur. Il y aurait des victimes sur le chemin.

Le seul son qui vient déranger le silence est celui du bouchon de la bouteille qui se dévisse. Il a pensé à demander à Carmine s’il arrive à avoir un peu de réseau même ici, entre des murs de briques bien isolé, mais quelque chose en lui le pousse à ne pas chercher à mettre fin à ce huit clos. Un ange posé sur son épaule, ou les souvenirs de Lola à l’hôpital (même s’il sait désormais qu’il ne s’agissait pas d’elle) qui l’encouragent à faire un pas vers la guérison. Dix minutes se sont écoulées et cinq gorgées ont été avalées quand la voix d’Archie fend la quiétude de la prison des amants maudits : « It’s the hardest thing I’ve ever done. » Pas de rester enfermé dans une petite pièce comme celle-là. Oh, non, ce genre d’aventure lui est arrivé à de multiples reprises. C’est un habitué des escapades qui se terminent en drame. La faute à son incapacité à se tenir droit et à son besoin de détourner constamment les règles pour tester leurs limites. La chose la plus dure qu’il a fait de sa vie, c’était de renoncer à l’amour et, par le fait-même, de blesser la seule personne qui a réussi à percer son cœur de pierre.    

N'importe quel empire financier aurait été plus facile à former.

« What about your sister ? » Le sous-entendu est palpable. Il plonge la réserve dans un nouveau silence à la signification plus dense. Il ne s’agit plus de feindre d’être mort pour ne pas adresser la parole à l’autre homme ; à cet instant, Archie a fermé les yeux pour reconstituer les scènes passées dans sa tête. Certains détails lui échappent encore, notamment les lieux et les dates, mais aussi cette fois-là, où il a pansé le pied de Madison, dont la plante était striée de coupures de verre cassé. Ce doit être l’une des raisons pour lesquelles il ne lui a pas reparlé de cet incident. Il ne veut pas qu’elle sache que, malgré l’intimité et la fragilité de ce moment, il ne se souvient plus ce qu’elle lui a dit. Cette chose qui a brisé le cœur d’Archie à un tel point qu’il n’a jamais su quoi répondre. Il se souvient Oliver et sa colère, n’arrive plus à distinguer l’accident du volontaire, revoit les paupières rougies et les yeux plein de larmes de sa sœur mais, quand il tente de réentendre ce qu’elle lui a dit, il visualise des lèvres qui se mouvent sans produire un son.

Mais les médecins lui ont dit que ça lui reviendrait… Peut-être n’est-il pas assez brave et qu’il ne mérite pas de se souvenir des confessions de Madison, elle qui a pourtant besoin de lui, maintenant plus que jamais. Il compte les jours avant de redevenir le faiblard qu’il est, lorsqu’il récupérera tous ses souvenirs et qu’il pourra réaliser une fois de plus qu’il n’aura jamais été assez pour ses sœurs. Ça le pétrifie. L’alcool n’aide plus, mais ça ne l’empêche pas de chercher du réconfort au pourtour du goulot froid. « What do you know about Madison ? » L’actionnaire lâche enfin dans un soupir, reposant l’arrière de son crâne contre la porte fermée à clef. Parce qu’il lui avait fait, la promesse, à Madison. Jamais il ne révèlerait son secret à quiconque parce que le sien était bien gardé à ses côtés aussi. Ni Saddie, ni Carmine, jamais les parents, oh non, parce que de dévoiler cette information aux parents, c’est de signer la fin de la fratrie. Si Archie est empoisonné par l’idée de voir Madison s’émanciper et vivre la vie dont elle a besoin, c’est parce qu’il se retrouverait complètement seul contre ses démons. Plus d’alliés, plus de bouées à laquelle s’accrocher. Ça fait de lui le pire des égoïstes ; au fond, peut-être qu’il se protège lui-même en contrôlant ainsi sa cadette. Mais, ça, même s’il n’avait pas eu de commotion cérébrale, il ne le réaliserait jamais.

« She needs you. » Toute sa vie a tourné autour de cette responsabilité-là. Prendre soin de ses sœurs, ne pas être une mauvaise influence, leur montrer le droit chemin, compter pour deux. Ça le fatigue, l’éreinte, le bouffe de l’intérieur, parce que ce serait tellement plus facile de n’avoir qu’à se faire du souci pour soi-même. L’épuisement ne vient pas de ses habitudes de travail, elle vient de son incapacité à éteindre son cerveau une seule petite journée. Une toute minuscule durant laquelle il ne craint pas de voir Madison se faire jeter à la porte de sa propre famille. Il n’arrive pas à laisser les choses aller comme elles doivent aller. Sa cadette ne devrait pas avoir un choix aussi difficile à prendre, alors, par défaut, Archie tente de décider à sa place. Il pense à tort que ça lui soustraira un peu de poids sur les épaules, mais il ne réalise pas qu’en restant aussi contrôlant, il fait le contraire. Pire ; il ajoute aussi du poids sur ses propres épaules. Il est accroché à la cheville de Madison et la porte vers le fond de l’eau. Des poids multipliés, de plus en plus lourds, qui les mènent à une noyade inévitable. Une fois crevés l’un contre l’autre, il réalisera peut-être que ce n’est pas ça, la définition de la famille. « More than me. » Balle perdue. Il lui en veut de dire ça parce que Archie vraisemblablement besoin de Carmine. Si l’amour est à sens unique, à quoi sert-il, si ce n’est que de le brûler vif ? Depuis l’absence du britannique, Archie a oublié comment manger, marcher, respirer. Pendant des années il n’a jamais voulu donner de lui, puis du jour au lendemain il a tout offert dans le creux de ses mains. Vulnérable. Il est devenu vulnérable, de la peau nue frottée contre un vieux quai bourré d’échardes. Plus qu’un squelette sans chair ni muscles pour ressentir quoi que ce soit. Même le goût du porto est tamisé. Il arrivera à se convaincre qu’il s’agit d’une mauvaise bouteille, car c’est toujours la faute aux autres. « Be better brother than lover. Please. »  

Il se tortille contre la porte qui, il le jure, l’entend rire. Le haut le cœur est monté aussi vite qu’il est redescendu. Il aurait beau prier tous les dieux de ne pas le laisser exposer sa peine que ça ne changerait absolument rien. Le gémissement qu’il lâche percute l’angle du L et rencontre à vif les tympans de Carmine. Tant de mots se bousculent dans sa bouche. Il tente en vain de les ravaler avec l’alcool, mais ils s’accrochent à sa gorge comme les escalateurs les plus expérimentés du mont Everest. Il n’y a plus qu’une porte de sortie. « Go fuck yourself. You have no idea what it’s like. » Lequel d’entre eux a fui sa famille pour se laisser aller à ses fantaisies sans retenue ? Lequel d’entre eux a pu se permettre d’être à l’affiche d’un article diffamatoire dans tous les journaux du monde ? Il n’a aucune couverture à préserver, Carmine, si ce n’est que la sienne. Quoiqu’il en soit, Archie a compris que Carmine savait pour Madison. Il ne pouvait pas lui faire confiance pour ça non plus. Les deux avaient radoté dans son dos, comme de bons amis qui cherchent a avoir un ennemi en commun. « The fucking world is at your feet. You only have to worry about yourself. You are too good for anyone. Any mistake you make will be forgotten, or at least forgiven. » C’est bien ce qu’il s’est passé à la suite de cette mésaventure ? La moitié de l’humanité a encouragé son homosexualité, l’autre lui a trouvé de bonnes excuses. Elle aura toujours quelqu’un dans son camp, cette célébrité idolâtrée. Archie, il est complètement seul avec ses fautes et ses regrets. Il faudra l’excuser de vouloir sauver le monde de Madison quand bien même il ne comprend pas que ce n’est pas à lui de le faire.

Ou que c’est des griffes de son frère qu’elle a besoin d’être sauvée.            

Bien sûr qu’il ne sait plus ce qu’il dit. Bien sûr que la colère l’aveugle, lui fait dégommer tous les préjugés qu’il s’était déjà faits à l’image d’une personnalité publique telle que Cavendish, mais qui avaient été détruits au gré de leurs rencontres pulluleuses. Il ne pense rien de ce qu’il grogne sans vergogne, ayant choisi d’attaquer (même dénué d’armes) plutôt que de battre en retraite. Qui serait-il s’il laissait tomber sa stature de grand vainqueur invaincu ? Encore hier, il arrivait à convaincre la Terre entière qu’il n’avait jamais épongé de défaite. Bientôt, c’est son vomi qu’il épongera du sol, s’il continue ainsi à luter contre le réalisme assourdissant de ses sentiments. Le grand Kwanteen n’a jamais rien eu de grand, si ce n’est que ses apparences et la largeur de son sourire de pourriture, qui désormais se fait descendre en coup de hache. Le problème avec un adversaire tel que Carmine, c’est qu’il a autant envie de lui crier sa rage que de lui faire l’amour. D’exiger à Archie d’agir avec raisonnement, c’est d’ordonner à une graine de produire un fruit. Les conclusions ne seront jamais bonnes s’il passe par-dessus l’étape intermédiaire. Il doit cesser d’aimer ou il doit cesser de détester. Comment ? Il y a mille examens qu’Archie a passé haut la main, mais pas celui-là. À vouloir contrôler ce qui est hors de sa portée, il s’est engourdi les pieds et aura besoin d’apprendre à marcher à nouveau. Archie le nombril du monde, Archie le soleil qui commande toutes les planètes, Archie la reine abeille au centre de la ruche, protégée de mille et une couches de rangées d’alvéoles. On ne l’atteint pas facilement, l’insecte, mais il suffit de toucher son abdomen pour se rendre compte qu’il ne suffirait que d’une pression pour l’achever.

Il impose un autre silence, incapable de mener à bout la bataille. Carmine a l’avantage parce qu’il n’est pas, et n’a jamais été, guidé par la colère. Son adversaire, lui, n’a que cela à broyer. Des secondes durant, la rage et la culpabilité s’entremêlent pour former un cocktail des plus mutique. Au mouvement hachuré que fait la lumière bleue dans la réserve, Archie constate que Carmine trace le L pour se rendre jusqu’à lui. Cette simple idée le tétanise. Il colle son dos à la porte dans l’espoir de disparaître dans sa fibre. Aveuglé par le faisceau du téléphone, il plisse les paupières et détourne la tête, soustrayant ses yeux de l’échange. Il ne laissera pas Cavendish lui analyser le regard comme un psychologue. « Are you jealous ? » Une question légitime. Il y a souvent pensé. La jalousie est le moteur de l’humanité. L’un regarde l’herbe chez le voisin et prétend que tout irait pour le mieux s’il possédait un jardin aussi verdoyant. Il s’est demandé s’il ne choisissait pas judicieusement ses victimes pour leur faire payer leur liberté. Après tout, dans la cour de récréation, son radar s’attardait sur les garçons qui préféraient jouer avec les filles ainsi que ceux qui s’habillaient comme ils le souhaitaient. « I have everything I could dream of. I just need to snap my fingers to get more. » Ses yeux chargés d’amertume viennent enfin défier ceux de Carmine. « Why would I envy the life of someone who hasn't earned it ? » Plutôt retourner le sujet vers les possessions et le matériel que de laisser Carmine découvrir la vérité entreposée sous les cent couches d’alvéoles. Il n’y a qu’une chose qu’Archie pourrait vanter avec raison : le travail qu’il a accompli et les sacrifices qu’il a faits pour en arriver là. 

« Why would I envy the life of someone who hasn't earned it ? »

Plongée.

« Laisse-moi dissiper le malentendu, Kwanteen. »

Contre-plongée. Les vagues se fracassent contre la côte. L’écume épaisse tache le sable noir. Des lignes blanches qui contrastent et marquent une séparation dans le temps – et dans la relation. Du haut de sa splendeur naturelle, Carmine crache ses meilleures métaphores sur un Archie dénué de moyens, au bout du goulot.

« Je n'ai rien à te prouver et si cela peut apaiser ton aigreur, sache que je te rejoins sur ce point : you deserve it. »

Noyade inévitable. N’ayant pas été capable de soutenir le regard de sa majesté une seule fois, le chien piteux continue de sonder le plancher en s’imaginant s’y enfoncer et disparaître. Ses réparties n’ont jamais volé haut, alimenté par seulement l’égo surdimensionné d’un homme qui calcule sa valeur en accomplissements. Cavendish a raison. Il a toujours eu raison. Archie le sait comme il connait la couleur du ciel, la quantité de secondes dans une minute et le nombre de carat dans sa Rolex. Pas une fois il n’a été assez armé pour mener cette bataille, et c’est la première raison qui l’a poussé à mettre un terme à cette relation défendue. L’actionnaire ne supporte pas de se trouver en terrain ennemi. Il a besoin de sa boussole et de sa carte monde, dont il a apprivoisé chaque centimètre de frontière. D’accepter l’amour sans le remettre en question, ce serait comme de jeter ses ressources par-dessus bord et laisser l’avenir dicter la suite. Ça allait faire mal. À lui et à Carmine, victime collatérale à l’égoïsme et l’immaturité du meurtrier. Pourtant, il continue à croire durement que la pire chose qu’il ait faite a été de tomber amoureux d’une personne avec laquelle il ne pourra jamais vivre dans ses dogmes. D’embrasser le garçon, c’était de se laisser emporter par le vide de l’espace et de ne pas savoir quand la prochaine planète interceptera le tracé linéaire. Il n’y a pas d’air, là-haut. Seulement le feu cuisant du soleil et, parallèlement la morsure de la glace.

Le genre de douleur qui l’avait fait vivre pour de bon.

Sursaut. Le téléphone de Carmine vient d’éclater contre le sol de béton. La noirceur les dévore à nouveau, à l’exception de l’écran à la luminosité faiblarde qui éclaire les chaussures d’Archie. Entre les craques de la vitre fendue, il arrive à lire l’alerte. Une alarme. Certainement quelque chose d’important. Malgré la vibration qui se fait bruyante, le meurtrier perçoit les halètements de son collègue. Ils sont rapides, secs, signe que la panique les provoque. Essuyant grossièrement ses yeux trempés, il pose sa bouteille de porto contre l’étagère. Son instinct vient de reprendre le contrôle de sa boite centrale. Quelques fils ont été déplacés, le programme relancé, quelques bugs fixés. Il aime Carmine. Il l’aime encore, et ça ne changera pas. « Sit down. » Il annonce d’une voix ferme mais dénuée d’animosité. « I said : sit down ! » Il insiste, un peu plus fort. « The wall is behind you. It’s still there. Find it. Grab it. Don’t lose it. The floor is cold, you’re gonna like it. » Il en a fait plusieurs, des crises de panique depuis sa rencontre avec Cavendish. Elles commençaient toutes comme ça. Il se souvient le manque d’air, les inspirations qui se coupent, des mains moites, de la salive pâteuse dans le fond de la gorge, de la nausée fulgurante. Attrapant le téléphone de Carmine, il tente de rallumer la lumière, mais sans succès. La chute a dû briser le téléphone de l’intérieur aussi.

« Focus on my voice. » Peut-être pas la meilleure idée. « Or on your breathing, if you prefer. »