Il manque un temps à ma vie

La nuit avait été interminable, et l'énergie n'était pas au rendez-vous en ce lendemain matin. Eli n'avait pas dormi de la nuit, si l'on excepte les quelques instants où ses yeux avaient fini par se clore en échappant à tout contrôle, alors qu'il était inconfortablement installé dans l'un des fauteuils qui trônaient dans la chambre d'hôpital de son frère. Il se réveillait systématiquement en sursaut après quelques minutes d'un sommeil agité et désagréable, convaincu l'espace d'une fraction de seconde que tout ceci n'avait été qu'un cauchemar du plus mauvais goût, avant de prendre conscience, pour la énième fois, que le calvaire était bien réel, dès lors que son regard tombait sur Channing, qui gisait, désespérément inconscient, entre les appareils auxquels il était relié. Oh, la nuit avait été longue, mais Eli avait refusé de quitter les lieux dans l'espoir que Chan ne finisse par ouvrir les yeux avant l'arrivée de l'aurore. Un espoir qui s’avérera finalement vain, lorsqu’arrivèrent les premières lueurs du jour et avec elles le constat que Chan était toujours profondément endormi. Lorsque, chatouillé par les rayons du soleil qui perçaient à travers la fenêtre de la chambre d’hôpital, Eli émergea des quinze minutes de sommeil auxquelles il était parvenu à succomber, il sentit son cœur se serrer en comprenant que le cauchemar de la veille semblait voué à se prolonger au moins un jour supplémentaire. Eli poussa à soupir à fendre le cœur en posant son regard meurtri sur le corps de son frère, inanimé à l’exception des faibles mouvements respiratoires qui demeuraient le seul témoin de la vie qui continuait à se battre derrière ses paupières closes.

Il n’était pas encore sept heures du matin qu’Eli sortit de la chambre de Chan, effectuant un nouveau trajet entre celle-ci et l’étage où se trouvait le service de gynécologie, où il n’avait pas encore eu le droit de rendre visite à Lexie. Tout en se doutant qu’il ne s’agissait certainement pas d’une heure où les visites seraient accueillies à bras ouverts par l’équipe, il ne put s’empêcher de se présenter devant la double porte close à l’entrée du service où était hospitalisée Lexie, et dont on ne lui avait rien dit de plus que ses jours n’étaient plus en danger. La double porte s’ouvrit brutalement et une infirmière, à qui il avait déjà eu affaire à quelques reprises au cours de la nuit et qui semblait sur le point de terminer son service, lui adressa un sourire bienveillant lorsqu’elle l’aperçut, fidèle au poste, désespérément en attente de voir sa petite sœur. Elle lui glissa quelques mots d’information et de réconfort, ‘informant que, d’ici quelques heures, il pourrait lui rendre visite. Puis elle lui conseilla d’aller se reposer – visiblement, il n’était pas difficile de deviner qu’Eli n’avait pas fermé l’œil de la nuit, et un simple coup d’œil à ses traits tirés par les émotions éprouvantes de la veille avait suffi à le remarquer. Eli lui adressa un sourire aussi fatigué que reconnaissant, puis descendit à l’accueil de l’hôpital, s’y procura le premier d’une longue série d’espressos de la journée. Il n’avait pas le cœur à quitter l’institution pour rentrer chez lui, alors il acheta de quoi retrouver un aspect un peu plus humain – un déodorant, une brosse à dents, un tube de dentifrice, une barre de savon qui sentait autre chose que le désinfectant pour mains à disposition dans les distributeurs de l’hôpital. Dans les toilettes de l’hôpital, il se débarbouilla le visage, se brossa les dents, grimaça en apercevant son reflet dans le miroir. Une chose était sûre – il avait déjà été largement, largement plus à son avantage qu’en ce matin du 21 juin.

Eli tenta de se changer quelque peu les idées, ce qui était de toute façon peine perdue dans la mesure où il ne se voyait pas quitter l’établissement hospitalier, dont chaque recoin lui rappelait les horreurs de la veille. Assis dans le vaste hall de l'immeuble, il pianota d'un air absent sur l'écran de son téléphone, l'esprit ailleurs. Toute distraction était bonne à prendre pour passer quelques instants à l'extérieur de cette chambre dont l'atmosphère se faisait étouffante - pourtant, Eli ne tint pas bien longtemps avant de reprendre la route en sens inverse, poussant un soupir à rendre le cœur alors qu'il gravit les escaliers jusqu'à l'étage où séjournait son frère.

Arrivé dans ce couloir aux connotations déprimantes, Eli sentit son téléphone vibrer dans sa poche et l'en extirpa, concentré sur la notification pourtant peu intéressante lorsqu'il sentit quelqu'un le heurter de plein fouet. Faute d'avoir des gabarits similaires, ce fut l'autre personne qui se retrouva la plus déstabilisée par l'impact, et Eli tendit le bras dans un réflexe protecteur pour l'aider à retrouver l'équilibre. Ce n'est qu'après qu'il la reconnaît, et son expression morose s'éclaircit alors péniblement d'un sourire fatigué.  « Salut, Mila - c'est gentil d'être venue », lui dit-il, recomposant laborieusement l'air optimiste et rassurant qui incombait à son rôle d'aîné de la famille, omettant dans un premier temps de répondre à sa question, distrait par le bruit sourd que fit le sac qu'elle portait jusque-là, et qui finit par dégringoler de son épaule. Il reporta ensuite sur elle son regard, où devait se lire une certaine perplexité car elle lui expliqua aussitôt la présence du sac en question. « Oh, c'est super gentil, Mila… Oui, bien sûr que tu peux venir le voir, mais… » Le visage d'Eli se voilà d'une tristesse contenue. « Il faut que tu saches qu'il ne s'est pas encore réveillé, depuis l'accident », précisa-t-il, l'air désolé, un nouveau pincement au cœur en réalisant à nouveau combien l'avenir de son frère restait incertain.

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Il manque un temps à ma vie

Depuis la veille, Eli avait déjà été chargé d’annoncer plus d’une demi-douzaine de fois la terrible nouvelle de l’accident de Chan, et le moins que l’on puisse dire, c’était qu’il ne s’habituait en rien aux réactions que suscitait cette sinistre information. Que ce soit au téléphone ou de vive voix, il s’était à chaque fois vu confronté à des réactions où perçaient autant d’émoi que d’incrédulité, et devait alors endosser le rôle de consolateur par-dessus son propre chagrin dont l’envergure était tout simplement inqualifiable. Pourtant, le d’ordinaire égoïste Eli n’avait même plus l’énergie de se lamenter sur ce rôle ingrat, et il s’adonnait sans même y réfléchir à l’accueil de la souffrance des autres, les mots lui manquant souvent, mais la douceur et l’empathie toujours présentes.

Face à Mila, qui sembla tomber de haut en apprenant que Chan allait mal au point de ne pas encore avoir ouvert les yeux depuis l’accident, ce fut donc, une fois de plus, la même rengaine, qui ne manqua pas d’arracher un profond pincement au cœur de l’aîné Walker. Il posa avec douceur une main sur l’épaule de l’italienne, dans un élan de soutien tant psychologique que physique, car la façon dont elle avait vacillé ne faisait rien pour le rassurer. Il hocha tristement la tête en réponse à l’exclamation de Mila, puis haussa les épaules lorsqu’elle lui posa cette question qui trottait dans leurs têtes à tous. « Personne ne sait… les médecins ont dit que la seule chose à faire maintenant, c’est attendre », répondit-il d’une voix calme en dépit de l’émotion qui y perçait nettement.

La jeune femme dressée devant lui commença alors à irradier un malaise palpable dont Eli ne s’expliqua pas la raison, faute de connaître les événements récents qui avaient pris place entre elle, Channing et Gabrielle. Le regard d’Eli se fit perplexe tandis qu’elle annonça être hébergée chez son patron, mais il ne fit pas de commentaire, désireux de ne pas s’immiscer dans sa vie privée. Ses sourcils se froncèrent un peu, témoin de son incompréhension lorsque Mila sembla tout à coup très pressée de partir, prétextant ne pas faire partie de la famille, prête à lui donner le sac qu’elle s’était donnée tant de mal à porter jusqu’ici. Tout s’enchaîne si vite que les mots manquent à Elijah, dont le regard sondeur ne quitte pas le visage de la belle brune qu’il peine presque à reconnaître sans la confiance dont elle rayonnait habituellement.

Il finit par laisser échapper un bref rire pourtant dénué de joie lorsqu’elle lui demanda ce qu’elle pouvait faire pour l’aider, secouant faiblement la tête. « Honnêtement, je ne sais même pas quoi te demander… Le boulot, j’y ai même pas pensé – je vais prendre ma semaine, et on verra après, je suppose », marmonna-t-il, l’air presque absent, mais l’air visiblement touché en dépit de son expression perdue. Il sembla finalement se réveiller, comme pris d’un déclic lorsque la voix de Mila se fit plus ferme, et, sans chercher à masquer tant sa surprise que sa reconnaissance, fouilla brièvement dans la poche de son pantalon pour en ressortir son trousseau de clés. « Merci », souffla-t-il, jetant un regard critique à sa chemise encore maculée du sang de la veille, esquissant un maigre sourire. « Tu peux y laisser tes affaires lorsque tu passeras prendre les miennes, si tu veux. Il y a un double des clés dans le tiroir de gauche de la grande commode dans le hall. 214, Edward Street, au rez-de-chaussée », l’informa-t-il, retrouvant un semblant d’assurance tandis qu’il avait enfin rassemblé ses idées. Mila avait déjà fait volte-face lorsqu’il la héla, après quelques secondes d’hésitation : « Mila ? » Son assurance habituelle reprenait progressivement le dessus, malgré une incontestable vulnérabilité qui transparaissait tant dans sa voix que sur ses traits fatigués. « Est-ce qu’avant d’y aller, tu voudrais qu’on aille boire un café en bas, tous les deux ? », demanda-t-il, peut-être pour lui tenir compagnie à elle, mais certainement en demande de compagnie lui-même.

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Il manque un temps à ma vie

À l'instant où les mots franchirent ses lèvres, Eli se demanda, brièvement, s'il était sûr de vouloir ce qu'il venait de proposer à Mila. Car l'aîné des Walker demeurait un être plutôt solitaire, en dépit de l'aisance et le plaisir avec lesquels il papillonnait d'un interlocuteur à l'autre à chaque occasion où la sociabilité était de mise. Aimable et avenant, Eli n'avait rien d'un ermite ni d'un misanthrope, et il tirait une partie de son épanouissement du contact avec les autres. Pour autant, son intimité et sa solitude lui étaient sacrées dans les moments où son baromètre social atteignait un trop-plein, et où le silence devenait une ressource indispensable. Ainsi, Eli s'était toujours refusé de partager son logement avec une deuxième personne - outre le fait qu'il n'en avait jamais eu besoin d'un point de vue financier, la présence et la compagnie d'un tiers dans sa sacro-sainte intimité lui avait paru insupportable.

Difficile de comprendre, donc, ce qui lui avait traversé l'esprit lorsque, tout naturellement, il avait invité Mila d'un ton sans réplique à poser bagage dans sa caverne d'homme solitaire. Il ne faisait nul doute que sa situation le touchait, et que lui venir en aide pouvait ainsi sembler tout naturel. Pourtant, Eli n'avait jamais été réputé pour son altruisme, il était même plutôt d'un naturel égocentrique et le secours à son prochain n'avait jamais figuré parmi ses plus grandes qualités. Tout semblait donc contre-intuitif dans cette décision impulsive d'offrir un toit à Mila - et la vérité était probablement qu'on n'y trouverait jamais d'explication rationnelle. Par conséquent, il sembla évident que l'héritier s'interroge sur le bien-fondé de sa proposition, d'autant plus qu'il était loin de connaître suffisamment Mila pour pouvoir prédire, outre ses défauts à lui qui venaient compliquer les choses d'entrée de jeu, si le tempérament de la jeune femme présageait plutôt une cohabitation paisible ou un total fiasco. Mais, si toutes ces interrogations lui traversèrent bel et bien l'esprit, aucune d'entre elles ne suffit à l'inquiéter réellement - et c'est avec son optimisme caractéristique et sa sérénité à toute épreuve qu'Eli ponctua finalement sa proposition d'un sourire engageant. Pour la première fois de sa vie, il se dit même qu'au vu des circonstances, ne pas être seul avec ses pensées ce soir pourrait lui être bénéfique - quant à ce qu'il en penserait demain, ce serait un problème dont il se soucierait plus tard.

Les heures qui suivirent le café partagé par les deux nouveaux et improbables colocataires dans le hall de l'hôpital furent aussi pénibles qu'interminables. L'inaction qui marqua la journée manqua de rendre fou Eli, qui ne tenait habituellement pas en place et qui aimait mettre à profit chaque minute de ses journées. Le voilà bien loin du compte, à attendre que les heures ne défilent et n'apportent avec elles la moindre nouvelle, fût-elle bonne ou mauvaise. Mais le silence succéda au silence, et sa frustration ne désemplit pas tandis qu'il finit par drainer la batterie de son téléphone dont il ne cessa d'éteindre puis de rallumer l'écran, en quête d'un quelque chose qu'il n'aurait su définir. Les pauses à sa solitude vinrent rythmer quelque peu la journée, et il croisa Gabrielle, Mary et d'autres visiteurs à l'air inconsolable. Leur compagnie ne lui était toutefois pas vraiment moins pénible que sa solitude, car elle requérait de la part d'Eli d'endosser ce masque rassurant et apaisant, qui ne reflétait en rien le ressenti non loin de la panique qu'il éprouvait réellement. Celui qui ne mentait jamais se retrouvait alors à devoir faire preuve des plus grands trésors d'ingéniosité pour ne pas laisser transparaître son désarroi sans pour autant se montrer alarmiste, dans un souci de préserver les autres et leur apporter le réconfort dont ils avaient besoin. Un exercice pour le moins éprouvant qui nécessitait de mobiliser les dernières bribes d'énergie qui venaient à manquer cruellement tant à son corps qu'à son esprit mis à rude épreuve. Il était épuisé, lessivé, et tout ce qu'il traversait depuis l'accident ne venait y améliorer quoi que ce soit.

Rien, et certainement pas la dernière entrevue qui vint clôturer cette harassante journée à l'hôpital. Car c’est sur une conversation déchirante avec sa sœur qu’Eli termina cette succession de moments difficiles, au chevet de leur frère toujours désespérément inconscient. Après des mois de méfiance et de rejet, Lexie s’était finalement ouverte à Eli – mais l’état dans lequel il avait trouvé sa petite sœur lui était encore plus douloureux que les interactions plus hostiles qu’elle lui avait offertes auparavant. La voir aussi vulnérable, perdue et meurtrie était insupportable,  et avait été le coup de grâce pour Eli, qui, en quittant l’hôpital ce soir-là, se sentit exténué et à bout de forces. C’est le cœur lourd qu’il prit la route du retour. Il en était presque venu à oublier que son loft ne serait pas vide à son arrivée – la présence de Mila ne lui revint à l’esprit que lorsqu’il aperçut la lumière à travers les baies vitrées de son salon.

Eli chercha à recomposer une certaine contenance en poussant la porte d’entrée, mais sa mine n’en demeura pas moins visiblement fatiguée. Un maigre sourire vint étirer ses lèvres lorsque Mila lui souhaita la bienvenue. « Merci, Mila… ça sent bon, ici », commenta-t-il en percevant le fumet du plat qui frémissait sur le feu, sans pour autant ressentir ne fût-ce qu’une once d’appétit. Il secoua ensuite doucement la tête en réponse à la question qu’elle lui posa d’un ton hésitant, un nouveau sourire faiblard et sourire accompagnant ses paroles. « Toujours rien… Gabrielle m’a dit qu’elle m’avertirait s’il y a quoi que ce soit. » Il soupira avant d’ôter ses chaussures et ses chaussettes et de ranger le tout, s’abstenant de se mettre davantage à l’aise en présence de la jeune femme. Lorsqu’il revint auprès d’elle, Mila avait déjà dressé la table, et coupa l’herbe sous le pied aux protestations qu’il s’apprêta à s’exclamer, en lui intimant de manger. Un petit silence accueillit les ordres de l’italienne, au terme duquel Eli finit par se contenter de hocher la tête, trop fatigué pour contre-argumenter et bien conscient qu’elle avait raison – après tout, il n’avait rien d’autre dans l’estomac que les multiples cafés qu’il avait avalés depuis ce matin. « J’ai de l’amarone, tu m’en diras des nouvelles », proposa-t-il avant de s’éloigner en direction de la cave à vins et de revenir, quelques instants plus tard, la bouteille de vin italien et deux verres ballon à la main. Pendant qu’il s’affairait à en extirper le bouchon, son regard se posa distraitement sur sa nouvelle colocataire. C’était la première fois qu’il voyait Mila aussi décontractée, elle qui était toujours tirée à quatre épingles au bureau, visiblement propriétaire d’une infinité de tenues élégantes. Pour autant, cette tenue-ci était toute aussi flatteuse, et le regard d’Eli ne fut clairement pas insensible au charme inhérent à cette facette inédite de l’italienne. Il reporta son regard sur la bouteille de vin au moment où Mila lui fit à nouveau face, et leur versa deux verres plus que généreux. « Merci d’avoir fait à manger, il ne fallait pas… », dit-il avec une reconnaissance sincère, avant de prendre place en face d’elle, et de lever son verre dans sa direction pour trinquer. Il porta ensuite son verre à ses lèvres pour en boire une gorgée un peu plus conséquente que ce que prévoyait les règles de bienséance.

« Je viens de voir Lexie… elle a fait une fausse couche, hier, à cause de ce qui est arrivé à Chan… » Les mots s’échappèrent de sa bouche avant même qu’il ait eu conscience de les prononcer. Il n’avait pas particulièrement envie d’aborder le sujet, tout pudique qu’il était par rapport à ses sentiments, et par ailleurs peu désireux d’importuner Mila avec ses états d’âme alors qu’ils n’étaient pas proches. Pourtant, le simple fait d’avoir prononcé ces quelques mots le soulagea curieusement ; force était de constater qu’il se sentait étrangement à l’aise avec Mila, dont la simple présence avait quelque chose de réconfortant et d’apaisant dans ces circonstances où tout le reste n’était que douleur et violence. Eli baissa les yeux, se concentrant sur son assiette pour prendre une bouchée de pâtes. Une mine agréablement surprise se dessina sur ses traits fatigués, et il hocha la tête d’un air appréciateur. « Mmh.. tu regorges de talents cachés, elles sont incroyables », s’exclama-t-il en lui adressant un sourire complice. Il hésita ensuite brièvement, prit une nouvelle gorgée de vin avant de s’autoriser à poser la question qui était venue piquer sa curiosité depuis ce matin : « Dis-moi, Mila… enfin, si c’est pas trop indiscret – comment ça se fait que tu logeais chez Chan ces derniers temps ? » Son ton était doux et poli, laissant clairement l’opportunité à Mila de garder le silence si jamais elle n’avait pas envie de se confier à ce sujet.

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Il manque un temps à ma vie

La situation semblait presque surréaliste : si l'idée de partager un dîner intime avec Mila ne paraissait pas si choquante aux yeux d'Eli (bien que l'initiative eût certainement manqué d'un professionnalisme qui, de toute façon, semblait régulièrement aux abonnés absents entre les deux collègues friands de sous-entendus lourds de sens), le contexte dans lequel s'inscrivait ce moment de partage était plus qu'incongru. Entre cette cohabitation naissante qui n'était rien d'autre que le fruit de leur impulsivité à chacun, et l'atmosphère presque timide et maladroite qui régnait entre ces deux qui n'avaient jamais partagé d'interaction réellement authentique au-delà de leurs séances de flirt ponctuées d'humour, ce moment en tête-à-tête ne ressemblait en rien à ce qu'Eli aurait pu en imaginer. Pourtant, il ne fut frappé d'aucun malaise au contact de l'italienne, s'étonnant au contraire de la facilité avec laquelle il pouvait lui parler, et il se surprendrait ainsi à lui confier ses états d'âme quelques instants plus tard.

Mila, elle, semblait bien plus embarrassée par la situation que l'aîné Walker — et pour cause, il n'était pas évident d'accepter de se retrouver tributaire de la générosité d'autrui. C'est donc avec bien plus de timidité qu'à l'accoutumée qu'elle remercia Eli, lui assurant aussitôt qu'elle ne ferait pas s'éterniser leur arrangement. L'intéressé se contenta d'un sourire empreint de douceur. « Ne t'en fais pas pour ça. Tu es la bienvenue aussi longtemps que tu veux », lui assura-t-il aussitôt avec sincérité.

La douceur et la bienveillance ne tardèrent pas à changer de camp, révélant Mila sous un jour qu'Eli ne lui avait pas connu jusqu'à présent. Celle qu'il avait toujours connue séduisante mais calculatrice, amicale mais semblant toujours avoir une idée derrière la tête et derrière ses interventions chargées de sous-entendus, lui témoigna soudain d'une empathie qu'il ne lui avait jamais soupçonnée. La prévenance avec laquelle elle posa sa main sur la sienne contrasta avec la sensualité qu'avait comportée ce même geste les autres fois où elle avait pu l'effectuer, alors faussement innocente. Eli reporta son regard sur Mila, et lui sourit tristement. « Merci », se contenta-t-il de souffler, apaisé par le contact de sa main sur la sienne. « Elle n'en mène pas large… j'espère juste qu'elle me laissera l'épauler, elle a du mal à s'ouvrir à moi. » Eli, qui était d'ordinaire si pudique quant à ses états d'âme, s'étonna à nouveau de la spontanéité avec laquelle ces confessions supplémentaires lui venaient, là où, habituellement, il se serait contenté d'une réponse vague et laconique. Sans doute avait-il bien plus besoin de parler qu'il ne voulait l'admettre, toujours cantonné avec obstination au rôle de pilier inébranlable de ses proches en souffrance. Mais, aussitôt ces paroles prononcées, il regretta de s'être laissé aller à cet épanchement. Le malaise de Mila ne lui échappa pas, et il s'en voulut d'avoir abordé le sujet, tout en lui étant reconnaissant de la gentillesse de sa réaction. « Mais ça va s'arranger. On va tout faire pour », ajouta-t-il avec toute la conviction dont il disposait, cherchant ainsi à clôturer le sujet.

Ainsi, il se reporta sur son assiette, et les compliments lui vinrent spontanément lorsqu'il goûta le repas préparé avec savoir-faire par Mila. La réponse de cette dernière ne se fit pas attendre et, si elle correspondait en tous points à Mila, elle n'en fut pas moins surprenante et inattendue dans ce contexte si particulier. Les yeux de l'héritier s'écarquillèrent brièvement dans un élan de surprise mal contenue, et il manqua d'avaler de travers la gorgée de vin qu'il était en train de boire. S'étranglant à mi-chemin entre une quinte de toux et un accès de rire, il tenta de reprendre contenance, et y parvint au prix d'un effort considérable, les yeux rieurs. Ce moment d'émoi ne dura qu'une ou deux secondes, au terme desquelles Eli retrouva son expression impassible, mais l'amusement resta lisible dans son regard. Loin de se formaliser, il fut presque reconnaissant à Mila de lui offrir cette brève bouffée d'oxygène dans cette journée où tout était lourd et oppressant. L'italienne semblait toutefois plus embarrassée qu'il ne l'avait jamais connue, balbutiant des excuses et fuyant le regard du Walker.  « Eh bien, Mila, j'ai hâte de découvrir tes talents pendant notre cohabitation », finit-il par déclarer, exactement de la même façon que lorsqu'ils flirtaient au bureau - aux sous-entendus de Mila, il avait l'habitude d'offrir des réponses anodines en apparence, tout en laissant percevoir sans l'ombre d'un doute qu'il avait parfaitement compris quel était le sujet réel de la conversation. Et il avait beau avoir la tête ailleurs, auprès de sa famille meurtrie et de la souffrance qu'ils partageaient tous, faire preuve d'insouciance l'espace de quelques instants en retrouvant l'amusante routine qu'il partageait avec Mila lui fit le plus grand bien.

La légèreté fut toutefois de courte durée, car la conversation prit un nouveau tournant chargé en émotions difficiles lorsque furent abordées les raisons derrière le déménagement de Mila. Tout en sachant que sa question pouvait être intrusive, Eli ne s'était pas attendu à l'impact nettement perceptible qu'eut son interrogation sur Mila. Il se demanda d'abord pourquoi des dégâts des eaux semblaient avoir un tel impact sur le moral de la jeune femme, dont le retard s'était clairement voilé de tristesse l'espace d'un instant. Sa perplexité ne tarda toutefois pas à se résoudre lorsque, spontanément, Mila démentit son propre récit, évoquant alors des événements bien plus tragiques. Pris de court, Eli trahit sa surprise à l'entente de la nouvelle, restant silencieux en attendant que Mila finisse de parler. Elle conclut son récit difficile en évoquant la proposition de Chan de l'héberger, et Eli eut du mal à trouver les mots tant il fut ébranlé d'entendre la souffrance que vivait secrètement l'italienne. « Mila, je suis navré… il va s'en sortir ? » Mais le regard qu'elle arborait lui suffit pour réponse, sans même qu'elle n'eût à prononcer le moindre mot. Le regard du Walker se chargea de tristesse et il murmura, désolé, un simple « Oh… », peinant à trouver les paroles susceptible de la réconforter dans cette tragédie. Il voulut esquisser un geste de compassion, mais elle le devança pour poser à nouveau sa main sur la sienne, et Eli en profita pour étreindre sa paume, caressant du pouce le dos de sa main. Il soupira à son tour, tandis qu'elle évoqua à nouveau Chan. « Et pourtant, je pense qu'on traverse la même misère, toi et moi », dit-il doucement, leurs regards extraordinairement similaires se ressemblant plus que jamais par la peine qu'ils reflétaient.

Leurs mains finirent par se relâcher, et Eli les resservit généreusement de vin, vidant la bouteille d'amarone qui ne serait que la première d'une longue série de boissons pour la soirée. Ils ne tardèrent pas à finir leurs assiettes dans un silence relatif, ponctué de quelques échanges heureusement moins chargés en émotions difficiles. Eli ne tarda pas à trouver un état d'apaisement tout relatif, aidé par les rasades de vin qui se succédèrent de plus en plus vite. La deuxième bouteille d'amarone ne tarda pas à être ouverte et entamée, et, après avoir débarrassé la table, chargé le lave-vaisselle et nettoyé rapidement les plans de travail, Eli reporta son regard sur Mila. « Tu veux qu'on regarde un film, pour se changer les idées ? Quelque chose de pas trop sinistre, de préférence », plaisanta-t-il en ouvrant la voie vers le salon et le vaste canapé qui faisait face à l'écran de télévision. Tandis que Mila s'installait, Eli retourna attraper leurs verres et la bouteille de vin, mais constata que cette dernière était vide. « Tu veux continuer au vin ou tu préfères autre chose ? », demanda-t-il à l'attention de la jeune femme, avant de proposer, avec une pointe d'humour : « Je peux nous préparer une énorme cruche de margarita pour nous aider à noyer notre chagrin, si ça te tente. À New York, j'avais la réputation de les faire comme personne. »

Quelques instants plus tard, il rejoignit Mila dans le salon, avec de quoi les abreuver pour le reste de la soirée — quoiqu'à la façon dont ils étaient venus à bout des deux premières bouteilles, cette estimation serait sûrement à revoir à la baisse. Il lui sourit avec bienveillance, avant d'attraper le plaid plié sur l'accoudoir et de l'étendre sur elle. Il s'installa ensuite à ses côtés, rabattant un pan du plaid sur ses genoux, attrapa la télécommande pour allumer la télévision accrochée au mur en face d'eux et la tendit à Mila, l'invitant à faire son choix parmi l'éventail de possibilités qui s'offrait entre eux. Quelques secondes plus tard, Zelda, son fidèle siamois, s'étira paresseusement dans son fauteuil attitré, avant de sauter au sol avec sa grâce caractéristique, et de rejoindre les deux compagnons de sa démarche chaloupée, effectuant un nouveau bond pour s'installer dans le canapé de l'autre côté d'Eli. Le Walker gratta distraitement le chat derrière les oreilles, suscitant un concert de ronronnements. Il se pencha ensuite en avant, attrapa les deux verres posés sur la table basse et en tendit un à Mila. « À ta santé », annonça-t-il avant de faire s'entrechoquer leurs verres, et de prendre une nouvelle gorgée d'un volume indécent. Son esprit commençait, doucement mais sûrement, à s'embrumer sous l'effet de tout ce qu'il avait ingurgité et continuait à consommer sans limites.

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Il manque un temps à ma vie

L’atmosphère autour de la table sembla suivre des montagnes russes, oscillant d’un instant à l’autre entre une timide bienveillance et l’humour potache qui leur était habituel. Et pour cause, ni Mila, ni Eli ne semblaient à l’aise avec leurs propres sentiments, encore moins ceux des autres, et malgré un intérêt sincère, les tentatives de réconfort étaient caractérisées par une indéniable maladresse. Peut-être était-ce là la raison pour laquelle, à l’issue des paroles d’une rare gentillesse formulées par Mila au sujet de Lexie, auxquelles Eli répondit par un sourire reconnaissant, la conversation prit une tournure imprévue vers un petit jeu avec lequel tous deux se sentaient sans doute bien plus à l’aise, n’ayant jamais rien connu d’autre dans leurs interactions partagées jusqu’à présent, mais non moins inadéquat au contexte pour autant. Et tous deux s’en rendirent aussitôt compte, du caractère plus irrévérencieux que jamais de l’accès de séduction initié par une Mila vite horrifiée par ses propres mots. Pourtant, Eli accueillit plutôt favorablement ce retour à la normalité dont il avait l’habitude avec Mila, et ne se formalisa pas davantage lorsqu’elle rebondit, un léger rougissement plus tard, sur le lourd sous-entendu qu’il lui avait formulé à son tour. Il soutint sans ciller le regard sondeur qu’elle lui adressa, un léger sourire en coin visible sur ses lèvres pleines faisant écho au sourire canaille de l’italienne. « Que veux-tu, c’est dans ma nature – plus fort que moi », susurra-t-il avec un furtif clin d’œil, le ton de sa voix anodin venant contraster tant avec les mots qu’il avait choisis qu’avec son langage non-verbal.

Ce bref retour aux sources, prodigueur d’un sentiment de familiarité bien nécessaire dans cette période où plus rien n’avait de sens, prit toutefois rapidement fin lorsque les montagnes russes de leur échange les amenèrent à nouveau vers un sujet douloureux. Ce fut au tour d’Eli de chercher les mots pour réconforter une Mila dont la peine était inconsolable, et la maladresse qui semblait ne pas les quitter dès qu’ils sortaient de leurs jeux de séduction habituels refit aussitôt surface. Le Walker, qui avait la réputation de manier le verbe avec talent, se trouva brutalement délaissé par l’ensemble de ses capacités, et à peine eut-il fini de parler qu’il fut pris d’une envie de se cogner la tête contre un mur tant sa propre réaction lui parut hors de propos. À quoi avait-il au juste pensé en comparant son propre chagrin avec celui de Mila, dont on ne pouvait relativiser le deuil encore frais ? Eli s’apprêta à reprendre la parole pour s’excuser de sa maladresse, désireux de rectifier le tir et redoutant d’avoir heurté davantage une Mila qui n’avait certainement pas besoin qu’il rajoute une couche à sa détresse – mais la jeune femme le précéda, lui coupant l’herbe sous le pied en choisissant des mots bien plus adaptés que tous ceux auxquels il aurait pu penser lui-même. Du peu qu’il savait de Mila, elle n’était pas réputée pour son empathie, ni pour son altruisme, et optait volontiers pour des mesquineries plutôt que pour des attitudes plus nobles. Pourtant, elle fit preuve d’autant de douceur que d’abnégation, prenant le parti de réconforter davantage l’héritier plutôt que de lui faire remarquer son faux pas. Eli hocha la tête avec douceur, et répondit à voix basse : « Tu as raison. Merci, Mila. »

Eli était désireux de trouver n’importe quel moyen pour se changer les idées, et son désespoir dans sa quête d’un échappatoire ne sembla pas échapper à Mila, dont la réaction ne se fit pas attendre lorsqu’il suggéra, une fois le repas fini, de regarder un film ensemble. D’abord perplexe, Eli arqua un sourcil en la regardant s’esclaffer pour une raison qu’il ignorait, mais sa moue se fit amusée lorsqu’elle lui fit part de ses impressions concernant sa mine épouvantable. « Ce matin, ouais, et je me suis dit qu’il valait mieux ne plus réitérer l’expérience pour le moment », confia-t-il avec un léger sourire, surpris de sa capacité à faire preuve de légèreté en dépit des circonstances. Une légèreté qui céda rapidement face à l’interrogation de Mila, à laquelle Eli répondit avec une transparence dont il s’étonna lui-même. « Je sais pas… mais je pense pas que me coucher m’apportera le moindre répit », admit-il en faisant allusion à l’angoisse et aux ruminations qui risqueraient indubitablement de le garder éveillé toute la nuit malgré son éreintement. Tant qu’il restait des distractions auxquelles s’adonner, il pouvait espérer se changer les idées ; il savait toutefois que dès qu’il serait seul avec ses pensées, celles-ci l’envahiraient impitoyablement. Son expression se fait légèrement victorieuse en voyant Mila céder après avoir poussé un soupir théâtral, tandis qu’à l’intérieur, son cœur se réchauffe face à la réaction prévenante de l’italienne dont le changement d’avis relevait certainement davantage de la compassion que de l’envie de regarder un navet pendant les deux heures à venir. « Je te laisse la lourde responsabilité de choisir ce que tu veux regarder », lança-t-il en s’éloignant vers la cuisine pour leur préparer à boire. Il commença à couper les citrons verts pour les presser tout en poursuivant la conversation avec Mila, restée installée sur le canapé en attendant qu’il finisse ses préparatifs. « Pendant seize ans, ouais », répondit-il en poursuivant la concoction du cocktail. « J’ai fui le Walker Group à dix-huit ans, voyagé pendant trois ans comme le font les gosses de riches, puis j’ai passé toute ma vie à New York, jusqu’à l’année passée – tout ça pour quand même finir par bosser pour l’entreprise familiale », résuma-t-il avec légèreté, avant de rejoindre Mila, deux verres et une cruche bien chargée à la main.

Lorsqu’il s’installa à ses côtés, il ne remarqua d’abord rien du regard appuyé qu’elle lui lança, avant de croiser ses yeux par hasard et de lui sourire avec gentillesse, attendant ensuite qu’elle sélectionne un film à visionner. Il sirotait son verre, dont une partie du contenu avait déjà disparu. Un air mutin se dessina sur ses traits lorsque Mila lui proposa un jeu à boire, et il hocha aussitôt la tête. Il jeta un coup d’œil à l’écran, où le protagoniste s’exprimait de la plus ringarde des façons. « Je propose le mot dément, j’ai jamais entendu personne l’utiliser dans la vie courante, et il l’a déjà dit dix fois depuis le début du film », suggéra-t-il, ponctuant d’une gorgée sa phrase lorsque le personnage en question réitéra le fameux mot, arrachant un petit rire à l’héritier. Quelques instants s’écoulent lors desquels les deux nouveaux colocataires semblèrent absorbés par le film, jusqu’au moment où Eli eut le sentiment d’être parcouru d’une décharge électrique en sentant un contact léger, presque aérien, remonter le long de sa cuisse. De manière presque imperceptible, il prit une inspiration un peu plus brutale qu’à l’accoutumée, sans pour autant détacher son regard de l’écran ni trahir la moindre émotion sur son visage remarquablement impassible, tandis que les battements de son cœur s’accélérèrent nettement. Il ne fit rien pour encourager Mila, mais en fit encore moins pour la dissuader, et se contenta de boire et remplir leurs verres respectifs.

Quelques minutes supplémentaires s’égrenèrent en silence, rythmées par les dialogues à l’écran et les gorgées qui se succédèrent nonchalamment. D’un air absent, Eli passa un bras autour de Mila pour la rapprocher de lui, traçant des arabesques sur la peau nue de son épaule. Progressivement, les effleurements du bout des doigts de l’héritier tracèrent un chemin le long du côté de la jeune femme, jusqu’à ce que sa main ne vienne se loger sur la courbe de sa hanche. Le débardeur de Mila était légèrement remonté, et Eli frôla la peau douce de sa taille, continuant à dessiner des motifs invisibles avec tant de légèreté que le contact en devenait presque imperceptible. Le contact de sa peau contre la sienne avait quelque chose de grisant, et il ne put réprimer un léger frisson en dépit de son air toujours imperturbable. Eli avait l’impression d’avoir conscience de chaque atome de son corps en contact avec celui de Mila, et la sensation était électrisante. Lorsqu’il finit par tourner la tête et baisser les yeux vers Mila, dont la tête reposait paresseusement contre son torse, créant un contact physique supplémentaire vecteur d'autant de chair de poule que les précédents, il croisa son regard bleu, pris brièvement d’une sensation vertigineuse, et il entrouvrit les lèvres, comme s’il cherchait ses mots, sans qu’aucun son ne s’en échappe. Et son cœur de battre la chamade lorsque, dans un élan extraordinairement stupide, il approcha progressivement son visage du sien jusqu’à venir capturer les lèvres de Mila dans un baiser aussi impulsif qu’il n’était doux. Ce faisant, la pulpe des doigts d’Eli vinrent s’enfoncer dans la peau contre laquelle ils étaient logés, cherchant à approfondir le contact physique dont l’intensité était montée crescendo au fil de leur visionnage. Quelques instants durant, Eli se perdit dans ce baiser avec l’énergie du désespoir, avant d’être brutalement rattrapé par la réalité – celle où Mila était sa collègue en plus d’être sa nouvelle colocataire, où Chan était entre la vie et la mort, et où Eli lui-même avait perdu la tête entre le chagrin, l’angoisse et l’ivresse qu’il connaissait. Il recula soudain son visage, rompant le baiser dans lequel il s’était pourtant perdu corps et âme l’espace de quelques temps, sans pour autant déloger la main qui étreignait le corps de Mila. Confus, il balbutia : « E-excuse-moi, Mila… Je sais pas ce qui m’a pris. J’aurais pas dû… »

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