La nuit sans aurore se poursuit. Dans ce crépuscule éternel causé par l’éclipse, même les étoiles semblent lointaines, encore plus glaciales qu’elles ne le sont d’habitude. Une cape luxueuse recouvrant sa chevelure coiffée avec soin, Laoise avance d’un pas décidé. Elle ne longe plus les murs, ne cherche plus le confort des ombres pour échapper aux créatures qui se repaissent des humains. Elle traverse la ville en fendant l’obscurité, jusqu’à ce que la devanture vieillotte mais joliment illuminée du Regatta Hotel n’apparaisse au bout de la rue. Elle presse le pas et s’infiltre dans vestibule de l’établissement. Elle ne prête aucune attention au zinc sombre autour duquel se pressent des convives plus ou moins humains et s’aventure plutôt dans la cage d’escalier. Elle grimpe les marches deux à deux, les talons de ses bottes claquant contre le bois. Au troisième, elle s’avance dans le couloir longé de portes fermées derrière lesquelles des gens dorment et ronflent, rêvent ou font la fête.

Elle s’arrête devant la chambre 313. À sa poitrine, le pendentif cuivré dont elle s’est servie pour héberger le sortilège de localisation qui l’a guidée jusqu’ici semble battre comme un cœur. Elle est enfin au bon endroit. Elle tend l’oreille, ne perçoit à l’intérieur que des bruissements indistincts et le miaulement d’un chat. Elle prend un instant pour abaisser la capuche de sa cape, révélant son visage joliment maquillé pour mettre en valeur ses grands yeux et ses lèvres peintes d’un rouge vif séducteur. Elle ajuste aussi sa robe, s’assure que son décolleté est mis en valeur pour mettre toutes les chances de son côté, puis elle cogne à la porte. Des pas approchent, la poignée tourne. « J’espère que vous avez une bonne raison de me déranger en plein préparatifs ! » La voix grave et étonnamment guillerette la surprendrait presque. Rien à voir avec l’être maléfique qu’elle imaginait depuis toutes ces semaines. Mais elle sait fort bien que les apparences sont souvent trompeuses et que derrière les gens à l’apparence la plus normale se cachent souvent des créatures meurtrières. Elle laisse un sourire innocent s’étirer sur ses lèvres, croise ses mains timidement devant elle pour se donner un air aussi inoffensif que possible.  « Bonsoir, » souffle-t-elle d’une vois suave. « L’un de vos amis m’a dit que vous aimeriez sans doute un peu de compagnie. Alors, me voilà. » Elle s’efforce de paraître aussi naturelle que possible, d’ignorer son cœur qui se débat dans sa poitrine. Sa ruse fonctionnera-t-elle ou la renverra-t-il directement d’où elle vient ?

@Cody Shephard  

Le silence s’éternisait, rempli de suspense. L’homme la détaillait avec attention, l’ombre d’un sourire au coin de ses lèvres pleines. Elle avait l’impression d’être une proie un peu suicidaire s’offrant de son plein gré à un prédateur, craignait du même souffle qu’il ne découvrît trop rapidement qu’elle n’était pas cette petite souris timide. Mais la ruse sembla marcher. Au bout de longues secondes, l’homme s’anima : « A la bonne heure ! Entrez, entrez. Je terminais de me préparer. » Un chat persan à la fourrure volumineuse s’était approché, sans doute curieux. Pour sa peine, il se mérita un coup de pied dépourvu de la moindre délicatesse. En entrant dans la pièce, Laoise songea qu’elle éprouverait certainement plus de sympathie pour le pauvre animal s’il ne s’agissait pas fort probablement du familier d’un sorcier maléfique. D’ailleurs, le félin ne sembla pas particulièrement embêté par la rudesse de son maître et se contenta de pousser un miaulement agacé en s’éloignant, la queue dressée comme un point d’interrogation dans les airs. « Quel adorable chat vous avez, il me rappelle mon Rufus. » Que ledit Rufus ait été le chat de sa mère quand elle était gamine et qu’il fût mort, enterré et sans doute momifié depuis presque un demi-siècle n’était qu’un détail. Après tout, ne cherchait-elle pas à se créer un personnage pour repousser le moment où son ennemi comprendrait la véritable teneur de son plan?

D’un œil intéressé, elle détailla la chambre, son décor élaboré et les œuvres d’art clairement hors de prix accrochées aux murs, nota la porte qui donnait sur un balcon et qui semblait verrouillée. Si elle devait s’échapper, sa seule solution serait de sortir par là où elle était entrée. Une lueur bleutée attira alors son attention. Elle émanait des mains du sorcier, qui utilisait sa magie sans la moindre hésitation pour se coiffer. « Vous avez faim j’espère, je comptais sortir, » annonça-t-il, visiblement trop pris par sa vanité pour se rendre compte de la curiosité étrange de son invitée. « Quelle excellente idée ! Je ne refuse jamais un repas en bonne compagnie. » Du bout des doigts, elle effleura une sculpture en marbre qui semblerait à sa place parmi la collection d’œuvres de la Renaissance d’un musée, sentit sur sa peau la vibration légère, presque imperceptible, qu’elle avait appris à percevoir et qui trahissait la présence d’une illusion magique. « Vous devez être très riche, » minauda-t-elle en s’approchant de quelques pas du sorcier. « Vous êtes marchant d’art ? »

@Cody Shephard

Laoise l’observe d’un œil curieux maintenant qu’il s’est tourné vers elle. Ses traits sont harmonieux, beaux même, mais il y a aussi quelque chose d’étrange, comme une marque discrète qui souffle à qui s’y intéresse d’assez près qu’il n’est pas humain. « Marchant moi être ! » s’exclame-t-il d’une voix enthousiaste. Elle hausse légèrement un sourcil, se dit que planter sa dague argentée dans son cœur sera peut-être plus facile qu’elle ne l’imaginait s’il la croit débile. Elle laisse son sourire plaqué sur ses lèvres quand il l’approche et lui tend le bras. Elle accepte, réprime le frisson de malaise qui lui remonte l’échine en le sentant si près. Elle devrait attaquer tout de suite, alors qu’ils sont encore dans la sécurité relative de sa chambre, mais elle hésite, animée à la fois par la prudence – sans doute a-t-il placé des sortilèges de protection sur la pièce, si c’est là qu’il habite – et par l’envie malsaine de comprendre ce qui l’a poussé au meurtre.

Ils sortent de la chambre, longent le couloir. La bouche un peu sèche, elle réfléchit. Tout l’a menée jusqu’ici : sa discussion avec Jonah, qui lui a remis les idées en place ; sa rencontre avec Anna, la vampiresse croqueuse d’hommes qui lui a inexplicablement laissé la vie sauve ; ses difficiles négociations avec Caelan, le marchand d’antiquités qui lui a fourni ce pendentif ; son altercation au cimetière avec Asher, le fossoyeur. Enfin, elle a trouvé Cody, cet être maléfique qui lui a arraché son mari. Et maintenant qu’elle songe au combat qui l’attend, elle ne peut s’empêcher de penser à Jameson, sa cousine qui, au fond, est presque sa sœur. C’est elle qui s’occupera d’Hannah si quelque chose devait lui arriver ce soir. Elle espère qu’elle sera heureuse avec Phoenix, comme elle le mérite. Au moins, pour oublier qu’elle a perdu à la fois sa mère et son père, Hannah aura toujours la compagnie d’Eoin, qu’elle connaît depuis qu’elle est toute petite puisque Laoise s’occupait de lui quand sa mère devait travailler.

Ils descendent l’escalier, rejoignent le hall de l’hôtel. Machinalement, elle balaie la pièce du regard, observe les clients. Un couple assis à une table discute tout bas. Ils ressemblent un peu à Siham et Cesar, des connaissances qu’elle a croisées à quelques reprises avant que l’éclipse ne leur tombent dessus, quand la chose la plus importante dans sa vie était encore de socialiser avec le gratin de la haute société. Elle se tourne vers son compagnon, qui n’a pas pipé mot depuis qu’ils sont sortis de la chambre. « Où allons-nous donc ? »

@Cody Shephard

« Direction le cabaret ! » annonce fièrement le sorcier. Accrochée à son bras, Laoise se laisse guider sans protester même si elle ne peut s’empêcher de grimacer intérieurement. Bien sûr, elle n’a aucun intérêt pour ce rendez-vous faussement galant, mais si elle avait été moindrement prête à confier son cœur à cet inconnu, la perspective de se retrouver dans un cabaret rempli de filles plus ou moins habillées qui font la cour à tous les représentants de la gent masculine qui franchissent les portes l’aurait certainement rebutée. En réalité, ça lui semble surtout prometteur : avec un peu de chance il aura les yeux tournés vers les danseuses et elle pourra en profiter pour attaquer. « Vous connaissez ? » lui demande-t-il comme si elle était nouvellement arrivée en ville et n’avait pas grandi à trois coins de rue du cabaret en question. « C’est un endroit exquis, on y sert les meilleures boissons en ville. » Elle hausse un sourcil faussement intrigué, comme emballée par la perspective qu’on lui serve un alcool de grande qualité. Elle est certaine que les bouteilles qui reposent sagement dans la cave de son manoir feraient pâlir d’envie les meilleurs crus offerts au cabaret, mais elle se garde bien de laisser paraître la moindre opinion contraire. Pour la réussite de son plan, il vaut mieux continuer à jouer les demoiselles un peu naïves qui se laissent impressionner par les plus petites choses. « Et les meilleures femmes mais rassurez-vous, ce soir, je n’ai d’yeux que pour vous ! » Elle laisse échapper un petit rire cristallin, papillonne des paupières pour mettre en valeur ses cils allongés. « Oui, j’ai déjà eu l’occasion d’y aller, mais pas depuis que les propriétaires ont ripoliné l’intérieur. » Elle avait entendu les murmures impressionnés à la grande réouverture, quand les clients croyaient encore que les dorures qui recouvraient les murs avaient de la valeur. Ils s’étaient taris lorsque le bois avait commencé à réapparaître au bout de quelques mois sous la peinture de mauvaise qualité qui s’effritait. Hautaine, elle repousse de sa main libre les boucles sombres qui tombent sur son épaule. « Je ne crains pas la compétition, encore moins quand mes adversaires ressemblent à des pipistrelles mal léchées. » En vérité, elle est certaine que les femmes qui dansent au cabaret sont magnifiques, mais ce personnage un peu snob lui semble parfaitement adapté à sa ruse. Au cours du trajet pourtant minuscule qui sépare l’hôtel du cabaret, ils passent à côté de deux cadavres à moitié dévorés, le sang pas encore totalement asséché qui s’écoule de leurs membres déchiquetés tachant le pavé. « Quel embrouillamini que l’état des rues de nos jours, » laisse-t-elle échapper d’un ton presque songeur, comme si elle commentait la température. « Craignez-vous ces créatures de la nuit qui pourchassent les humains ? » Sûrement pas, puisqu’il en est une, mais elle ignore s’il l’avouera, ne serait-ce que par envie d’impressionner sa compagne de la soirée.

@Cody Shephard

Une flamme bleue apparaît au creux de la paume du sorcier. Aussitôt, un frisson désagréable remonte l’échine de Laoise. C’est loin d’être la première fois qu’elle est témoin d’un spectacle semblable, mais il y a quelque chose de profondément sombre dans l’énergie qui se dégage de ce filament de magie. Si elle n’avait pas déjà été convaincue qu’il était capable du pire, elle le serait maintenant en sentant l’aura maléfique qui se dégage de la petite flamme pourtant si inoffensive en apparence. Sans grande surprise, il ne partage pas les craintes des humains par rapport au surnaturel et elle l’écoute, un air poli sur ses jolis traits, tandis qu’il lui expose tour à tour son opinion sur les loups-garous et les vampires. Son petit laïus aurait même pu avoir quelque chose de divertissant si sa voix traînante n’était pas chargée de condescendance. « Mais ne vous inquiétez pas, je suis là pour vous protéger de quiconque osera vous approcher d’un mauvais pas. » Un rire cynique enfle dans sa gorge. Elle le camoufle en laissant échapper un petit gloussement faussement conquis, comme si elle croyait vraiment qu’il risquerait quoi que ce soit pour sauver une inconnue qui ne l’intéresse que parce qu’elle est apparue au moment opportun. En vérité, elle est certaine qu’il la sacrifierait sans hésiter une seule seconde au moindre risque de danger.

Au moins, il sait jouer la galanterie. Lorsqu’ils arrivent enfin au cabaret, il lui ouvre la porte et la fait passer en premier. Tandis qu’ils se fraient un chemin jusqu’à leur table dans l’établissement bondé, ils sont interpelés à gauche et à droite par des gens. Laoise se fond dans l’ombre, les observe silencieusement avec une curiosité qu’elle ne tente même pas de camoufler tellement il est évident que personne ne lui prête la moindre attention. Les canines affûtées, les yeux aux reflets jaunâtres et les traits si parfaits qu’ils semblent irréels ne mentent pas : il n’y a pas ou presque d’humain parmi ces connaissances qui baignent dans les faussetés. Elle devra attendre d’être sortie et d’avoir retrouvé l’obscurité de la ruelle pour porter son coup fatal si elle ne veut pas immédiatement être dévorée vivante. Elle s’installe à la table, à côté du sorcier. « Vous avez un nom ma chère? » Elle hoche la tête, mais déjà il l’invite à commander ce qu’elle désire. Elle s’empare du menu, le balaie d’un regard distrait, à la recherche du prix le plus exorbitant. « Je m’appelle Lili, » ment-elle, soucieuse de protéger son identité et bien consciente que son prénom irlandais détonne ici, en Australie. Même si, en vérité, le sorcier semble si imbu de lui-même qu’elle doute qu’il se souvienne du prénom de la femme de l’une de ses victimes. Au serveur, elle commande un verre de cognac absolument hors de prix dont elle n’a pas l’intention de goûter la moindre goutte. Lorsqu’il s’éloigne, elle se tourne vers son compagnon. « Je n’ai pas été entièrement honnête tout à l’heure, » annonce-t-elle d’une voix pleine de sincérité, comme si elle décidait enfin de jouer cartes sur table. « Ce n’est pas vos amis qui m’ont envoyée, mais bien moi qui vous cherchais. » Elle appuie un coude sur la table, appuie son menton dans sa paume et papillonne des paupières, charmeuse. « J’ai entendu parler de vous et votre réputation est franchement impressionnante. » Elle se penche légèrement vers lui, jette un coup d’œil théâtral autour d’elle comme si elle voulait s’assurer que personne n’écoute leur conversation. « Dites-moi, est-il vrai que vous avez déjà tué? » Elle laisse un soupçon d’émerveillement se peindre sur son visage, un éclat impressionné briller au fond de ses yeux, déterminée à le convaincre qu’elle n’est qu’une groupie un peu tordue, une femme attirée par le danger et la noirceur de son âme.

@Cody Shephard