Le temps s’est arrêté pour un moment. Les aiguilles de la montre d’Archie ne tournent plus. Ce qui trahit la fragilité de cette pause, c’est le souffle des deux adolescents qui s’entremêlent, s’enjambent. Chaque bourrasque de vent soulève le paysage et envoie les feuilles mortes en balade, brouillant tous les sens attentifs d’un Kwanteen qui espère seulement s’en sortir avec pour seule blessure celle qui rougit déjà son genou. Chaque son est similaire à celui d’une explosion. Chaque mouvement dans le périmètre rappelle la danse morbide d’un zombie titubant. La paranoïa est à son acmé. La patience d’Archie est comparable à celle d’un gamin déguisé de la tête au pied qui attend sa sœur pour aller passer Halloween. "J'ai l'air de m'être paumé dans la section gourmet de la trousse de secours ?! Pourquoi t'irais pas ramasser des champignons vénéneux pour les foutre dans tes sandwichs." Il soupire, se retire de quelques centimètres pour laisser Jonah respirer un peu. Il a conscience que son intrusion dans la tente le tend jusque dans la moelle.

Il part de son côté, sans toutefois soustraire Jonah de son regard. Il fouine minutieusement, fout son nez dans les fentes des habitations déchirées, ne repère rien de bien essentiel. Aussi, il constate l’absence de cadavres ou survivants, le sol n’étant jonché que d’effets personnels qui ont perdu leur propriétaire. Il trouve d’ailleurs un petit empilement de capotes, qui lui arrache un rire à travers ce spectacle sordide. Quand il se redresse pour faire part de sa découverte à Jonah (très mature, le type), il capte son regard inquiet rivé vers lui. Il s’immobilise par réflexe. Ce n’est pas le regard d’un mec posé, ça. Quelque chose cloche, et s’il se fit à la logique de tous les scénarios d’horreur, cette chose qui cloche se trouve juste derrière lui. Il tente en vain d’interroger Jonah du regard mais, à cette distance, c’est perdu d’avance. Très doucement, il bascule la tête, tente de balayer son angle mort. Et il le voit, le problème.

C’est mademoiselle Aberline, la professeure de littérature, qui s’approche de lui en trainant des pieds. De sa bouche ridée et grise, des dents pendantes, à moitié décrochées, qui basculent à chacun de ses pas. « Jonah... » Il murmure, figé par la peur. « C’est toi qui sais… » Il continue. « Je dois faire quoi… » Fuir en courant ? Rester calme ? Lui balancer son poing dans le nez ?  

@Archie Kwanteen

Tandis qu'Archie s'éloignait pour fouiller les environs, Jonah restait sur ses gardes, observant son camarade d'un œil attentif. Lorsque ses regards inquiets furent soudainement captivés par quelque chose derrière Archie, son cœur rata un battement. La vision sinistre de la professeure Aberline pénétra dans l'esprit de Jonah, laissant une image terrifiante. Une silhouette avançait lentement, des dents grinçantes et des yeux morts, elle se rapprochait de plus en plus de son camarade. Le danger était imminent. C'était l'un des leurs, ou du moins, ce qui en restait, transformé en une coquille sans âme, un prédateur affamé. « Jonah... C’est toi qui sais… Je dois faire quoi… » La voix vacillante d'Archie trahit sa peur et son incertitude. L'incertitude les saisit tous les deux, figeant leur réaction. Devaient-ils fuir, se battre, ou simplement rester immobiles, espérant qu'elle passe son chemin ? “T’as pas d’idée de génie, premier d’la classe ?” murmura sèchement Jonah. Pourquoi était-ce toujours à lui de les sortir de toutes les situations cauchemardesques ?

Un grognement plein de dents et de bave sortit le Fletcher de ses pensées. La professeure Aberline s'approchait toujours, sa démarche lente et trébuchante révélant l'inhumanité qui l'habitait désormais. Non, ils étaient repérés, ils allaient devoir agir. Jonah se força à réagir rapidement, en écoutant son instinct de survie. Il n'avait pas le temps de discuter ni de formuler des plans complexes. Les secondes s'étiraient, leur destin suspendu dans l'équilibre fragile entre l'effroi et la décision. Ils n'avaient pas d'arme, rien pour se défendre. Archie n'était pas en mesure de courir.

Finalement, Jonah s'accroupit et saisit la pierre la plus lourde qui lui passa sous la main. Ses gestes étaient lents, mesurés. Tant qu'ils ne s'agitaient pas, peut-être pouvaient-ils passer pour des congénères mangeurs de cervelle ? “Prépare-toi,” dit-il d'une voix basse. À quoi ? Lui-même n'en savait trop rien. Il se concentra, sa visée était incertaine mais il n'avait pas le luxe de tergiverser. Il jeta la pierre en direction de la professeure Aberline, espérant la distraire, la ralentir, gagner un précieux instant pour qu'ils puissent agir de manière coordonnée. Le projectile la manqua de loin. Sa tête tourna soudainement en direction du bruit. Ni une, ni deux, Jonah s'élança dans sa direction en attrapant une toile de tente au passage. Maladroitement, il l'enveloppa autour de la professeure pour l'immobiliser et éviter les morsures. “ARCHIE, AIDE-MOI !” Comment ? Là non plus, il n'avait pas la réponse.

“T’as pas d’idée de génie, premier d’la classe ?” OOOH qu’il a envie de débattre. OOOOH qu’il a envie de lui faire ravaler ses mots. Il aurait tellement d’arguments, tous fondés sur un seul et unique principe : c’est Jonah qui connait la nature de ce monstre qui approche de lui. Le premier de la classe n’étudiait rien de surnaturel, zappait les films d’horreur à la télévision pour plutôt tomber sur des documentaires, sous la demande du paternel qui ne voulait pas voir son fils se faire remplir la tête de bêtises et de fantaisie. « Je vais te… » Qu’il bredouille finalement en contenant toutes les autres injures qui lui traversent la tête. Ce n’est pas l’imagination qui manque, c’est le temps. On aurait dit deux cerfs qui fixent les fars d’une voiture qui foncent droit vers eux.

Non, il ne sait pas quoi faire. Il ne peut pas courir, ça c’est certain. S’il s’abime encore plus la jambe, il trébuchera et ce sera terminé pour lui. Fin de la partie. Game over. Il voudrait bien se battre comme il sait si bien y faire, mais les règles de la boxe ne s’appliqueraient pas dans ce duel des plus inégales. Il n’a pas l’impression qu’il peut mettre mademoiselle Aberline K.O. parce qu’elle l’est déjà. Ce sont ses organes exposés qui le disent, pas lui. “Prépare-toi,” À quoi ? À faire un pique-nique ? À organiser une course d’escargots ? Peut-il être plus précis ? Parce qu’il suffit de lui dire, à Archie, et il se mettra à danser comme une ballerine si c’est ce qu’il doit faire pour s’en sortir vivant.

Le rocher lancé surprend autant Archie que le zombie, sinon plus. Il jette un regard perdu vers le garçon lorsque celui-ci s’élance vers une toile pour s’en servir comme… un tortilla. Devant la scène qui s’offre à lui, il est tout à fait épaté. « C’EST ÇA TON IDÉE ? FAIRE DE LA PROF UN BURRITO ?! » Qu’il s’offusque non sans se jeter en sa direction, délaissant sa béquille, pour additionner son poids à la manœuvre bancale. Tous les deux arrivent à la maintenir clouée au sol, quoique ses membres s’agitent dans tous les sens, et un morceau de son visage se libère de la toile, dévoilant sa rangée de dents aiguisées et pendantes qui s’approche de la main de Jonah, mal positionnée. « Fais gaffe ! » Archie s’agite, attrapant un gros rocher pour le fracasser encore et encore dans sa dentition. Son crâne se renfonce, le sang bruni coule à flot, sa chair prend la consistante d’un pâté de foie gras et la bête lâche un dernier souffle plaintif avant de s’immobiliser complètement. Essoufflé, Archie la professeure, dont plus rien ne subsiste. « J’ai tué mademoiselle Aberline… » Il prend conscience, les yeux écarquillés. « Comment je fais pour passer ma littérature, maintenant ? » La désillusion l’embrouille. C’est impossible pour lui d’accepter cette réalité.

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« C’EST ÇA TON IDÉE ? FAIRE DE LA PROF UN BURRITO ?!
- C’EST PAS TOI QUI VOULAIT PAS ÊTRE PICKY SUR LES SNACKS ?! »
La combinaison de la situation, de l'absurdité de la scène et de la réaction indignée d'Archie fit presque éclater de rire Jonah, même si la situation était tout sauf comique. Ses mains se crispèrent sur le tissu, et il sentit les muscles de ses bras trembler sous la tension tandis que le mort-vivant se débattait mollement sous le tissu. Mais ce n'est que lorsque le zombie dévoila ses dents menaçantes et qu'il se rapprocha de sa main que Jonah qu’il retrouva toute sa concentration, sa panique, et l’euphorie de l’adrénaline.

Ils parviennent ensemble à immobiliser la professeure zombie sous une toile de tente, mais le visage déformé et l'agonie visible dans les yeux du monstre demeuraient perturbants. Alors qu'Archie se lança dans un assaut avec un rocher, Jonah s'écarta légèrement pour éviter d'être touché par les éclats. La scène était brutale, mais il ne pouvait nier le sentiment de satisfaction qui montait en lui alors que la menace immédiate s’éteignait. La professeure Aberline redevint inerte, ses mouvements cessèrent, et un silence lourd s'installa.

Essoufflé, Jonah se laissa tomber par terre, allongé à côté du cadavre cette fois mort-mort de la professeure. « J’ai tué mademoiselle Aberline… - J’ai jamais pu la saquer. » avoua l’adolescent. Les cours de littérature n’avaient jamais été sa tasse de thé. Jamais un enseignant n’avait perçus sa dyslexie autrement que comme de la paresse et un manque d’effort de sa part. Aberline ne faisait pas exception. « Comment je fais pour passer ma littérature, maintenant ? » La tête de Jonah se tourna vers Archie, stupéfait par l’absurdité de la préoccupation de son camarade. “Sérieux ?”

L’adolescent sentit un liquide chaud glisser le long de son visage. Il l’essuya du dos de la main et, avec soulagement, constata la teinte brunâtre du sang -qui n’était donc pas le sien. Le dégoût prit rapidement le dessus tandis qu’il réalisait qu’il était couvert d'hémoglobine de zombie. “Bordel, c’est dégueulasse. Hé, Kwanteen, viens faire un bisou !” plaisantait-il. Même les verres de ses lunettes étaient tachées, obstruant sa vue. Il les essuya sur le coin de son t-shirt, scène quasiment normale alors que le crâne explosé d’un zombie se tenait à moins de trente centimètres de lui. “Va nous falloir des armes.” conclut Jonah. Hors de question qu’ils se retrouvent de nouveau dans cette situation. Le système D n’allait pas toujours leur sauver la peau.

- C’EST PAS TOI QUI VOULAIT PAS ÊTRE PICKY SUR LES SNACKS ?! » « J’AI JAMAIS ÉTÉ FAN DE MEXICAIN. » C’est ridicule. La discussion, superposée à la scène, est ridicule. C’est leur façon d’évacuer la tension, il faut croire, tandis qu’ils se battent tous les deux contre quelque chose qui ne devrait pas être tué une deuxième fois. Archie se salit les mains en assenant le coup fatal mais la première pensée qui lui traverse l’esprit fait contraste avec le sérieux de l’événement. Il vient de commettre un meurtre et il craint pour son bulletin scolaire.

“Sérieux ?” Il cligne des paupières, toujours occupé à détailler la texture gluante du cerveau exposé, comme s’il était en train de prendre des notes pour son examen de science. Ça, c’est une vraie expérience. Relevant la tête, il croise le regard de Jonah, voit la stupéfaction dans ses traits, puis redescend enfin sur terre en réalisant le comique de son commentaire. « Ouais. Non. Enfin. Je ne sais pas. L’examen est sûrement annulé, en fait. » Relativiser, amoindrir l’étendue des dégâts. C’est la technique de défense qu’a décidé d’employer sa conscience pour lui éviter un véritable breakdown. Il pense qu’il ne s’agit que d’une aventure épisodique et qu’il pourra retrouver le confort de sa chambre le soir-même.

“Bordel, c’est dégueulasse. Hé, Kwanteen, viens faire un bisou !” Toujours assis près du cadavre, il est tout à fait lunatique. Pourquoi, soudainement, il doit aller embrasser cet idiot ? Il détache de peine et de misère ses yeux de mademoiselle Aberline pour observer la crasse qui dégouline du front de Jonah. « Ew. » Il grimace, réalisant ce qu’il vient de lui demander. « Non merci. Avec un peu de chance, Lena ne s’est pas transformée en zombie, et j’ai encore toutes mes chances avec elle. » Ah, oui, la fille la plus populaire de la classe. C’est le moment de penser à elle, oui. Se détacher de la réalité. Se. Détacher. De la. Réalité. “Va nous falloir des armes.” « Ouais t’inquiète, j’ai vu un AK-47 dans le terrier d’une marmotte en venant ici. » Il ironise en rampant jusqu’à sa béquille, qu’il utilise pour se relever. « Tu avais trouvé la trousse de premiers soins ? » Il demande, au même moment où elle apparait dans son champ de vision. « Ah ! » Enfin ! Il s’en empare, y fouine avec vivacité.

@Archie Kwanteen

La tension sembla s'atténuer momentanément, malgré la situation sombre dans laquelle ils se trouvaient. L'humour, aussi noir soit-il, leur permettait de se ménager une bulle de répit, un instant d'évasion loin de la réalité macabre qui les entourait. C’était aussi, et surtout, le meilleur moyen de les préserver de la crise de nerfs. Car s’ils ne parlaient pas, s’ils n’en riaient pas, ils allaient se confronter à la réalité. Une réalité remplie d’incertitudes et de dangers, loin des papouilles sauce cervelle. « Non merci. Avec un peu de chance, Lena ne s’est pas transformée en zombie, et j’ai encore toutes mes chances avec elle. » Jonah lâcha un rire sincère, probablement le premier depuis leur fuite du camp la veille. Il réalisa aisément à quel point ce rire était précieux, qu’il n’y en aurait sans doute pas d’autres aussi purs avant un long moment. « Ouais, je suis sûr qu'elle sera impressionnée par ton héroïsme, » dit-il avec un sourire en coin. Le Fletcher n’avait jamais tenté quoi que ce soit auprès de la fameuse Lena. Hors de sa ligue, pas la peine de se couvrir de ridicule. Cependant il ne put s’empêcher de songer que dans la situation actuelle, elle n’allait plus avoir intérêt à faire la difficile, la Lena. Elle allait avoir l’honneur de se rabattre sur Archie, donc. Dieu les garde que ces deux-là soient les futurs Adam et Eve de l’apocalypse zombie.

Pour la suite, ils allaient devoir s’armer. Ce n’était pas à cet endroit qu’ils allaient dénicher de quoi se défendre : dans le camp d’une classe verte, c’était un miracle s’ils mettaient la main sur un simple canif. C’était une sortie pédagogique, pas un stage de survie. « Ouais t’inquiète, j’ai vu un AK-47 dans le terrier d’une marmotte en venant ici. - Plus qu’à lever une armée de marmottes pour botter le cul des zombies alors. » Franchement, si les rongeurs pouvaient faire le sale boulot…

L’imagination de Jonah tournait immédiatement à plein régime et, au fond de son regard vague, on devinait les scènes épiques de batailles marmottes versus zombies qu’il mettait en scène comme un film dont il était l’unique spectateur. La question d’Archie l’arracha au climax de son scénario. « Tu avais trouvé la trousse de premiers soins ? - Yep. Cadeau. » L’adolescent ouvrit le sac et lança la trousse en direction de son camarade. Il avait intérêt à se débrouiller car Jonah n’avait aucune intention de jouer les infirmières.

Jonah garda un œil vigilant pendant qu'Archie fouillait la trousse. Son esprit restait en alerte. Pour l'instant, leur répit était relatif, mais même si l'humour leur permettait de souffler un instant, la réalité est toujours aussi sombre et menaçante. Il se releva enfin et retourna faire un tour des tentes pour dénicher les derniers objets utiles à côté desquels ils auraient pu passer. “Pas terrible ce camping, hein ? J’vais leur mettre zéro sur Yelp.” commenta l’adolescent tandis qu’il ramassait une boîte de tampons d’une de leurs camarades. Un truc qui absorbait du sang, c’était toujours utile. “Tu t’en sors ? Faut amputer ?”

« Ouais, je suis sûr qu'elle sera impressionnée par ton héroïsme, » Fièrement, il opine du chef. Il l’a bien entendu, le sarcasme, mais il s’en soucie guère. Il a entendu son rire et il était plus vrai que l’apocalypse de zombies. Archie préfère rebondir sur ses réparties comme si elles étaient de vraies alimentateurs de conversation. Il n’y a pas meilleur moyen pour se changer les idées que de parler. Peu importe le sujet. Tant que le cerveau d’Archie reste actif et ne tombe pas dans le terrier du lapin. « Je compte sur toi pour lui raconter tous les détails et embellir certains détails. » Dans son petit monde, c’est vraiment lui le héros de l’histoire. Il oublie qu’il n’a pas jeté la pierre, qu’il ne s’est pas emparé de la toile et, surtout, qu’il est resté immobile comme une statue de cire jusqu’à ce que la voix essoufflée de Jonah le sorte de sa torpeur. « Enfin… Pas touuut quand même. Elle a dû quitter la classe la fois où on a disséqué des souris alors je ne crois pas qu’elle apprécierait de s’imaginer ce que j’ai fait avec le cerveau de sa prof. » C’est bien de parler des amours, aussi. Ça lui permet de rêver à ce moment où il trouvera la femme de sa vie, bien que ce concept paraisse plutôt flou pour le moment. En tout cas, ce n’est probablement pas Lena car elle faisait partie du groupe de classe verte. Le groupe de classe morte, du coup.  

Trouver des armes est la prochaine étape du plan ficelé par le geek. Archie ne sait pas vraiment comment il compte s’y prendre, le petit futé aux idées loufoques, mais ça ne l’empêche pas d’entrer dans le jeu et de proposer l’arme à feu imaginaire. « Plus qu’à lever une armée de marmottes pour botter le cul des zombies alors. » Nouveau hochement de la tête. « Yep. Aussitôt dit, aussitôt fait, et on pourra rentrer chez nous. » Pauvre Archie. Désillusionné jusqu’à ce qu’on lui fasse bouffer la vérité avec une grosse louche.

Mais avant de rentrer chez eux, il devra s’occuper de cette jambe dont il aura fortement besoin pour trouver le chemin de la maison. Il imagine déjà toutes les histoires qu’il racontera à ses sœurs. Elles seront si fières de lui. Son père aussi. Puis il ne doutera plus jamais des capacités de son fils. Cherchant le nécessaire dans la trousse de premiers soins que lui a lancé Jonah, il ramasse ce qui capte son intérêt et l’enfonce dans sa poche. D’abord un bandage, puis du ruban adhésif, et un sachet d’Advil. Il s’empare aussi de la petite paire de ciseaux. Elle est minuscule, mais elle pourrait facilement crever des yeux. “Pas terrible ce camping, hein ? J’vais leur mettre zéro sur Yelp.” « Je me charge de Trip Advisor et Google +. » Retournant à sa propre tente, il récupère son sac dans l’état qu’il l’avait laissé. Il ne prend pas la peine de rouler son sac de couchage qui, de toute façon, s’est fait tirer trop de fils. Enfin il se permet de s’asseoir, relève la patte de son pantalon jusqu’au-dessus de son genou meurtri. Il grimace. La plaie est infectée. Il y a autant de pue que de sang. Heureusement, il ne voit pas l’os. “Tu t’en sors ? Faut amputer ?” « Je crois, oui. J’ai trouvé des ciseaux. Je te laisse le faire, je ne pourrai pas couper nettement. » Juste après, il applique une serviette alcoolisée dessus et il étouffe ses gémissement derrière l’intérieur de son coude. « Putain de merde… Regarde ça, j'ai de la gelée de grenouille dans la peau ! » Il soupire, tapotant la blessure pour la nettoyer. « Vivement un vrai hôpital, n’empêche. » Dé.si.llu.sion.          

@Archie Kwanteen

« Yep. Aussitôt dit, aussitôt fait, et on pourra rentrer chez nous. » Chez nous. Est-ce qu’il restait seulement un chez eux ? Jonah voulait y croire, éternel optimiste qu’il était -fort naïf sur les bords, aussi. Il imaginait ses parents, ses frères et sa soeur bien barricadés dans la maison familiale, des planches sur les fenêtres, la porte renforcée. Tous très en vie. Aucun d’entre eux ne se serait fait mordre, personne ne se serait transformé. Il les visualise au milieu de montagnes de boîtes de conserve, des haricots, des raviolis, du thon. Ils l’attendaient. S’il était encore vivant, s’il allait survivre jusqu’au moment de les retrouver, c’était parce qu’ils pensaient fort à lui. Le pouvoir de l’amour, ce genre de trucs. Ça lui donnait un cap, une raison d’espérer, et la motivation nécessaire pour supporter Archie tout du long.

Parfois, il n’était pas si terrible, Kwantuche. Quand il n’utilisait pas sa répartie pour le malmener et l’enfoncer, il était presque drôle. Presque. Il restait un boulet de compétition, un boulot criophore qui portrait son gros égo bien lourd sur ses épaules.  « Je crois, oui. J’ai trouvé des ciseaux. Je te laisse le faire, je ne pourrai pas couper nettement. - J’aurais plus vite fait d’y aller avec les dents. » Berk. Berk, berk, berk. L’imaginer lui retournait l’estomac. Il réalisa que son ventre était bien vide, d’ailleurs. Ils venaient de trouver de quoi manger, mais il était sans doute plus raisonnable de rationner tant qu’ils le pouvaient.

Jonah passa une tête du côté d’Archie afin d’avoir une idée de l’état de sa jambe. Et c’était pas beau à voir. « Putain de merde… Regarde ça, j'ai de la gelée de grenouille dans la peau ! - Oh, la vache, c’est vraiment crade ! On dirait la transformation dans La Mouche ! » Le pourtour de la plaie était d’un rouge vif, la peau brûlante. La coupure était humide, purulente, blanchâtre. La blessure aurait pu être bien pire, mais l’absence de soins n’avait pas aidé. « Vivement un vrai hôpital, n’empêche. » Ouais, vivem-...

Le Fletcher frappa dans ses mains, pris d’une soudaine illumination. “T’sais quoi, parfois, tu sers à quelque chose.” C’était par rares fulgurances, mais utile malgré tout. “Y’a forcément un hosto dans le coin. Les profs nous auraient jamais fait camper dans un endroit où les secours pouvaient pas nous rejoindre dans la seconde.” Ils allaient devoir rejoindre la route. Jonah était tombé dessus par hasard, la veille, à force de courir comme un dératé. Il lui suffisait de se souvenir par où il avait détalé. “Pt’être qu’ils ont réussi à repousser les zombies. Pt’être qu’on trouvera de l’aide.” Un téléphone pour appeler leurs parents, une voiture pour être conduits auprès d’eux. Ce pouvait être le début de leur salvation.

- J’aurais plus vite fait d’y aller avec les dents. » Il va falloir que Jonah cesse son obsession pour mettre sa bouche sur Archie d’une manière ou d’une autre. D’abord le bisou, puis la proposition d’amputation dentaire. Le virus qui s’attaque aux cerveaux des monstres doit être entré en contact avec le sien et il gère comme il peut. « Tu vas pas te transformer en zombie devant moi, uh ? » Il s’assure en le regardant de travers. « Parce que tes propositions sont de plus en plus inquiétantes. » Après tout, ils ne savaient pas encore comment les autres avaient été infectés. Ils ne le sauraient peut-être jamais, d’ailleurs.

L’heure est aux petits soins. Enfin, Archie peut s’occuper de sa blessure (avec les moyens du bord). Pour relativiser, il ne peut s’empêcher de faire des blagues de mauvais goûts. C’est plus amusant de transformer sa jambe en mare à grenouilles que d’affronter la réalité telle qu’elle est. Cette plaie n’est pas jolie du tout. « Oh, la vache, c’est vraiment crade ! On dirait la transformation dans La Mouche ! » La mouche ? Les grillons chantent. Un silence perdure, et se fait enfin couper : « Une autre référence geek ? » Leurs échanges n’arriveront pas à rebondir s’il n’arrête pas de comparer le monde à ses jeux vidéo. Tout ce qu’il connait, c’est Mario, Pokémons et League of Legends, de nom. N’empêche qu’il payerait le grand prix, Archie, pour se trouver dans un hôpital en ce moment. Il affronterait sa peur des murs blancs et de la puanteur de javel si ça lui permet de marcher à nouveau. “T’sais quoi, parfois, tu sers à quelque chose.” « Venant de toi, c’est presque un compliment. » Il met l’emphase sur le presque qui s’échappe plus fort que tout le reste. “Y’a forcément un hosto dans le coin. Les profs nous auraient jamais fait camper dans un endroit où les secours pouvaient pas nous rejoindre dans la seconde.” Il glousse. « Ou alors c’est un coup des profs qui voulaient tous nous tuer, mais ils se sont gouré dans les potions et ils nous ont donné leur bouteille sans poison. » Dans ce cas-là, ils se seraient éloignés le plus possible d’un endroit où les gosses pourraient être sauvés. Il hausse les épaules devant la gueule que lui tire Jonah : « Quoi ? On ne sait pas ce qui leur est arrivé et ça ne fait pas de sens si on est les seuls à ne pas ramper au sol en perdant nos dents. C’est toujours la faute des adultes. On peut leur faire porter le bitos. » Il s’applique à enrouler le bandage autour de sa blessure, après y avoir étampé quelques cotons. « Je sais conduire. » Il affirme. Oui, il sait conduire depuis qu’il a douze ans. Il attend impatiemment d’avoir 16 ans pour choper le permis sans efforts. Sa magnifique décapotable rouge l’attend dans le garage. Cadeau d’anniversaire. « On trouve l’autobus scolaire, les clés, et on cherche un hôpital. Ça ne doit pas être bien compliqué, suffit de suivre les indications. »    

@Archie Kwanteen

« Une autre référence geek ? - Une référence à un classique du cinéma de science-fiction horrifique réalisé par David Cronenberg qui est le maître absolu du genre. » Mais rien de tout cela ne pouvait possiblement intéresser un Archie qui ne se souciait que de lui-même, sa popularité, et ses biscoteaux. Les parents Fletcher avaient un exemplaire de La Mouche en cassette que Jonah avait supplié qu’on lui permette de regarder après avoir découvert eXistenZ par le même réalisateur. Dommage qu’il n’ait jamais rien fait à propos de zombies, c’aurait surement été crade à souhait. En revanche, Jonah avait vu 28 jours plus tard, Dernier train pour Busan, ou encore Shaun of the Dead et Zombieland (ces derniers n’étant pas les plus utiles en réalité), entre autres. L’hôpital pouvait être aussi bien la meilleure des idées que le pire des pièges mortels. L’atteindre pouvait mettre le pire derrière eux, pour les faire courir dans la gueule du loup. « Ou alors c’est un coup des profs qui voulaient tous nous tuer, mais ils se sont gourés dans les potions et ils nous ont donné leur bouteille sans poison. » L’adolescent haussa un sourcil. Habituellement, c’était son imagination à lui qui résultait en d'étranges hypothèses improbables. Ce scénario était trop nul, même pour lui. « Quoi ? On ne sait pas ce qui leur est arrivé et ça ne fait pas de sens si on est les seuls à ne pas ramper au sol en perdant nos dents. C’est toujours la faute des adultes. On peut leur faire porter le bitos. » Bof, blâmer des gens probablement morts, c’était un coup à s’attirer un mauvais karma. Jonah préféra se passer de commentaires. Ils allaient être bien contents de trouver des adultes pour les aider lorsqu’ils en croiseront. « Je sais conduire. On trouve l’autobus scolaire, les clés, et on cherche un hôpital. Ça ne doit pas être bien compliqué, suffit de suivre les indications. » Bien sûr qu’il sait conduire, le premier de la classe. Bien sûr que tout est si simple pour lui. Jonah leva les yeux au ciel. “Un bus c’est pas comme la Tesla de papa. Comment tu sais que tu sauras conduire ça ?” Quoi qu’il en soit, il fallait se mettre en chemin. Dès qu’Archie eut terminé son bandage, ils empruntèrent le chemin qu’ils avaient emprunté pour venir, quand toute la classe était encore bien vivante.

- Une référence à un classique du cinéma de science-fiction horrifique réalisé par David Cronenberg qui est le maître absolu du genre. » Donc une autre référence geek. Oh, mais pourquoi Archie se priverait-il de le dire à voix haute ? « Donc une autre référence geek. » Sa voix monotone, son expression faciale, sa gestuelle inexistante trahissent l’absence d’émotions que lui procure cet apprentissage forcé. Le cinéma, il n’en a rien à branler. Le cinéma d’horreur encore moins. Il vit dans le vrai monde, Archie, et ne se laisse pas déranger des histoires sans queue ni tête. Il n’a jamais cru en le mythe des pipistrelles qui s’accrochent aux cheveux des voyageurs nocturnes et son cœur est assez fort pour supporter toute œuvre fictive. Quoique – il commence à ne plus arriver à distinguer la réalité du conte en cette journée sanglante.

Il élabore des hypothèses parce qu’Archie a besoin de savoir. Il a un cerveau rationnel et refuse de laisser une question sans réponses. Ainsi, la première idée qui lui vient à la tête concerne les professeurs et ils boisson empoisonnée qu’ils auraient tenté de distribuer aux élèves. Pas de chances, ils se seraient gourés. Devant le silence de Jonah, il comprendre qu’il ne partage pas son avis. Bon, d’accord, il ne s’épanchera pas sur le sujet. Il trouvera bien quelqu’un d’autre avec qui satisfaire son besoin de savoir. Jonah a d’autres idées derrière la tête et ça tombe bien parce que le sportif sait conduire. “Un bus c’est pas comme la Tesla de papa. Comment tu sais que tu sauras conduire ça ?” Ça ne doit pas être bien compliqué. Une pédale de frein et un accélérateur. Il sait comment manœuvrer automatique et manuel. « Panique pas, Limace, c’est pas un avion quand même. On va pas crash dans la montagne. » Il croit en ses capacités et il croit aussi qu’il sera le héros de cette histoire. Ils s’en sortiront indemnes parce qu’il a eu la décence de demander à son père de lui apprendre à conduire quand ses pieds touchaient enfin le fond de sa voiture. L’avenir appartient à ceux qui… savent conduire tôt.

Direction l’autobus. L’herbe a été marquée par un sentir emprunté à longueur d’année. Dans la terre humide, ils peuvent encore distinguer les traces de pas qui se dirigent à l’opposé. La semelle de chaussures qui ne seront plus jamais enfilées. Si sa jambe l’empêche toujours de marcher de pieds fermes, le bandage l’aide à réajuster sa posture. À travers le silence, il botte un caillou au sol pour qu’il percute Jonah, devant lui. « T’imagines si des flics nous arrêtent et me voient derrière le volant de l’autobus ! » Ce serait marrant. Digne d’une série comique. « Quoique, si on se fait arrêter, on pourra tout de suite leur dire qu’il y a eu un massacre aux tentes et on pourra tourner la page et les laisser faire leur travail. » Il a simplement hâte de retrouver sa vie comme elle était.        

@Archie Kwanteen

C’est de la culture générale, abruti consanguin.
Le dire tout haut ? Non, Archiffon ne méritait pas le gâchis de sa salive. Il aurait raison de toute manière, dans cette réalité qui ne tournait qu’autour de lui. De toute manière, ils avaient autre chose à faire que de débattre plus longtemps à propos d’un film. Songer que si le monde était bel et bien plongé en pleine apocalypse zombie, alors il n’y aurait plus jamais de films, cela brisait le cœur de Jonah. Au moins, il pouvait espérer que sa passion pour la robotique soit utile à quelque chose dans un monde post-apocalyptique. S’il survivait jusque là. Avec Archie derrière le volant, rien de moins sûr. « Panique pas, Limace, c’est pas un avion quand même. On va pas crash dans la montagne. - Y’a pas intérêt. Crever d’un accident de voiture en pleine invasion de zombies, c’est la mort la plus naze qui soit. » En tout cas, c'était pas comme ça qu’ils allaient retrouver leurs familles.

Ils suivaient le chemin tracé par leur précédent passage en direction du bus. Jonah s’adaptait un peu à la vitesse d’Archie qui clopinait toujours, restant en avant pour ouvrir la marche et guetter le danger. "T'imagines si des flics nous arrêtent et me voient derrière le volant de l'autobus !" plaisanta son camarade, envisageant l'absurdité de la situation. “T’auras qu’à leur dire que 'ton père en entendra parler', ça fonctionne super bien pour Malefoy.” Blondinet suffisant et richissime avec un besoin viscéral d’être remarqué par papounet, Archie était un Malfoy, point à la ligne. "Quoique, si on se fait arrêter, on pourra tout de suite leur dire qu'il y a eu un massacre aux tentes et on pourra tourner la page et les laisser faire leur travail." Pas sûr qu’il y ait un stage de gestion d’invasion de zombies pendant la formation des forces de l’ordre. “Et tu comptes leur dire quoi ? 'Bonsoir officier, oui, on était juste en train de fuir des zombies et de sauver nos vies, et ouais, désolé, on a buté la prof de littérature mais elle voulait nous bouffer la cervelle’.” fit-il en imitant la voix d’Archie avec un soupçon de ridicule et une pointe de féminité. Si personne d’autre n’avait fait l’expérience d’une situation similaire, s’ils étaient les premiers dans le coin à avoir affronté les zombies, alors personne n’allait les croire. Cependant, l’idée qu’il reste des agents de police le rassurait légèrement. Il se sentirait plus en sécurité dans une voiture de flics que dans le foutu bus avec le serpentard en puissance.

Finalement, ils trouvèrent le bus et parviennent à monter à bord, découvrant l'intérieur déserté par les élèves qui l'avaient jadis rempli de rires et de conversations animées. Jonah s’installa sur l'une des banquettes, juste derrière le siège du conducteur. Il fixa le volant et le tableau de bord avec une expression ironique. “Alors, le génie, tu comptes faire comment sans les clés ?” Lui tripotait des fils au quotidien pour ses robots -faute de tripoter quoi que ce soit d’autre d’intéressant pour un ado de son âge. Il avait une petite idée.

- Y’a pas intérêt. Crever d’un accident de voiture en pleine invasion de zombies, c’est la mort la plus naze qui soit. » Au moins, ça leur ferait une bonne histoire à raconter dans l’au-delà. Bouffé par un zombie ? Non. Confondu le frein et l’accélérateur. Même au Paradis, Archie gagnera les concours d’anecdote. Un titre duquel il ne se détacherait pour rien au monde. « Je préfère encore crever comme ça que de me réveiller en zombie, ceci dit. » Il précise en se faufilant entre la ramure basse des eucalyptus.

“T’auras qu’à leur dire que 'ton père en entendra parler', ça fonctionne super bien pour Malefoy.” En voilà une référence qu’il connait ! « Harry-Potter, c’est ça ? » Qu’il demande d’un air détaché. « J’ai juste vu la moitié du premier et le quatrième. » Comme si c’était un flex de ne pas avoir vu cette saga parce que ça le rend unique, différent de tous les autres. Un cancre cherchera toujours un moyen de se détacher de la foule, que ce soit en lui montant sur les épaules ou en prétendant ne pas être comme le reste du monde. Ça lui donne l’impression de mener son petit combat et quoi de mieux pour maintenant son cerveau réveillé. “Et tu comptes leur dire quoi ? 'Bonsoir officier, oui, on était juste en train de fuir des zombies et de sauver nos vies, et ouais, désolé, on a buté la prof de littérature mais elle voulait nous bouffer la cervelle’.” « Exactement ! » Qu’il l’interrompt pour le faire taire dans son imitation immatre. « Ils trouveront bien rapidement les preuves. Ce n’est pas une histoire facile à inventer, tu sais. Mademoiselle Aberline n’avait pas juste un petit rhume. » Ou alors, c’était une rhinopharyngite provenant d’une source inconnue. Peut-être ont-ils été témoins des tout premiers cas d’une pandémie qui mettra la Terre en pause pendant trois ans. Mais ce serait improbable. Ce genre de scénario n’existe que dans les films que les idiots comme Jonah consomment.

L’autobus n’a pas bougé d’un centimètre. Sa porte coulissante s’ouvre avec un peu de pression. Il y a des emballages de croustilles et barres chocolatées dans le couloir qui sépare les deux rangées de sièges. C’est comme si la vie n’avait pas cessé d’exister ici. Naturellement, Archie se pose dans le siège du conducteur, lâchant un soupir de confort. “Alors, le génie, tu comptes faire comment sans les clés ?” Ses yeux s’écarquillent et se posent sur le tableau de bord, là où la fente à clef est vide. « Mais t’es con, putain. Tu n’aurais pas pu penser à fouiller la tente du chauffeur ? » Encore blâmer Jonah. Ça lui permet de se détendre. C’est thérapeutique. « On a pas le choix. Il va falloir que tu refasses le trajet dans le sens inverse. Moi je ne bouge plus sinon il faudra vraiment m’amputer. »

@Archie Kwanteen

L'autobus semblait figé dans le temps, comme une capsule temporelle, épargné par la réalité de la situation. Il n’avait pas hésité longtemps à les laisser entrer, peut-être que l’engin était heureux de revoir des vivants. Lui aussi voulait s’en aller d’ici vite et loin. Bien sûr, Archie s’était installé dans le siège du conducteur, fier comme paon avec anticipation de pouvoir étaler l’étendue de ses talents. A un détail près. "Mais t’es con, putain. Tu n’aurais pas pu penser à fouiller la tente du chauffeur ?" cracha-t-il, provoquant l’hilarité de Jonah. La fierté disproportionnée de Kwanteen en toutes circonstances relevait du running gag peu à peu. Une moue nonchalante étira les lèvres de l’adolescent, et il haussa les épaules avec nonchalance. "Eh bien, si t'es si malin, pourquoi tu n'as pas pensé à le faire toi-même ?" répliqua-t-il avec un rictus ironique.

"On n'a pas le choix, il va falloir que tu refasses le trajet dans le sens inverse. Moi je ne bouge plus sinon il faudra vraiment m’amputer," ajouta Archie d'un ton théâtral, espérant peut-être faire fléchir Jonah par l'ampleur de la menace implicite. C’était avec ces commentaires de diva qu’il espérait obtenir quoi que ce soit ? Visiblement, il n’avait toujours pas compris que, d’eux deux, c’était Jonah qui n’avait pas besoin de lui, et non l’inverse. "Oh, arrête ton cinéma, Archicken." fit-il en attrapant une barre chocolatée abandonnée sur le siège. “Je sais comment démarrer ce truc, mais avant, tu vas devoir dire ‘s’il te plait’.” C’était soit ça, soit Archie pouvait continuer son périple tout seul et à pied. Jonah n’avait pas besoin des clés, encore moins d’un éclopé enchifrené pour le ralentir et polluer l’air de ses jérémiades. Et, comme il le disait, pas besoin d’un brevet de pilote pour conduire un bus, ça ne devait pas être bien sorcier.

"Eh bien, si t'es si malin, pourquoi tu n'as pas pensé à le faire toi-même ?" Il le guette de ses deux yeux noirs, incapable de comprendre comment cette situation peut le faire rigoler ainsi. C’est peut-être sa manière de sonner l’hallali comme le ferait une petite brebis aux abois. Dans cet autobus, malgré les murs de fer, ils ne sont toujours pas en sécurité, et Jonah se permet de faire aller son rire dans des octaves disproportionnés. D’ici quelques minutes, il alertera la Terre entière. « Mais ta gueule, tu vas ramener la classe entière. » Qu’il couine, bien conscient qu’il vient d’éviter la question parce qu’il n’avait pas de réponse valide à offrir. Effectivement, il n’a pas pensé à chercher les clefs lui-même. Il pourrait blâmer son genou, mais il ne le fait pas, cette fois, parce que ce n’est pas un débat qu’il pourrait remporter à la fin. En attendant, ils doivent trouver une autre solution qui implique qu’ils se séparent un moment. Il ne suivra pas l’autre garçon encore un autre kilomètre. "Oh, arrête ton cinéma, Archicken." Il le foudroie du regard, toujours. “Je sais comment démarrer ce truc, mais avant, tu vas devoir dire ‘s’il te plait’.” « Tu bluffes. » Qu’il l’interrompt aussitôt. Pourquoi saurait-il comment démarrer un véhicule de ce genre alors qu’il ne peut pas distinguer les deux pédales ou même le bouton pour allumer la radio ? « Tu veux que je m’agenouille devant toi pour dire à tout le monde que tu m’as eu à tes pieds. » Il secoue la tête, formel, les bras croisés sur son torse bombé. Il n’est pas question qu’il se ridiculise même si la situation est critique. : « Tu ne m’auras pas. Va chercher les clefs ou on rentre à la maison à pieds. » Réalisant que ce choix n’est pas plus approprié pour lui, il se corrige aussitôt : « Tu me porteras sur ton dos, au moins ça te fera faire un peu de sport, brindille. » Et vlan, cassé – absolument pas.