Je regarde l’heure sur mon réveil : 2h00, saleté d’insomnie. J’ai toujours eu un cycle de sommeil chaotique, j’ai jamais été du genre couche tôt ou quelqu’un qui s’impose d’avoir huit heures de sommeil. Loin de là, je me couche tard parce que j’ai toujours quelque chose à faire, les journées ne sont pas assez longues et j’ai tendance à considérer le sommeil comme du temps perdu même si je sais que c’est essentiel. Je me sentais fatigué aujourd’hui, ma journée de travail au chantier avait été éprouvante et je n’avais qu’une hâte :dormir. Alors ne pas pouvoir dormir à cause d’une énième insomnie, ça a tendance à sérieusement m’agacer. Puisque je n’arrive pas à trouver le sommeil, je me mets à réfléchir à tout ce qui se passe en ce moment. Il faut dire que les deux dernières semaines qui viennent de s’écouler ont été…merdiques. Je crois qu’il n’y a pas d’autres mots pour décrire cet enchaînement de galères qui me sont tombées dessus. Entre mon erreur sur instagram -et la honte qui allait avec-, mon altercation avec Léo à la galerie et surtout l’énorme dispute avec Sergio je suis fatigué. Je repense à cette dispute chez Maddy, je ressasse chaque parole, les siennes mais les miennes aussi et pense à son accident. J’ai franchi une limite dangereuse en essayant de le tuer, je le sais et je me sens un peu coupable. Je me dis que si j’avais fermé ma gueule -pour une fois- on ne se serait pas disputés aussi fort et il n’aurait peut-être pas roulé aussi vite. Je n’aime pas réfléchir dans le conditionnel, les “et si” ça n’a jamais été mon truc mais là je ne peux pas m’en empêcher. Je sais qu’Alma est allée le voir à l’hôpital et je me dis qu’il faudrait que je fasse pareil. Je me rendors après en être arrivé à ce constat : je vais aller le voir à l’hôpital et on va discuter calmement après que je me sois excusé. Enfin ça c’est de la théorie, en pratique je sens que ça sera compliqué et qu’il ne voudra pas me parler, ça changera pas de d’habitude finalement.

Après ma journée de travail, je prends le bus, direction l’hôpital. Je suis pas serein, j’appréhende un peu parce que je sais que dans cette histoire je suis le fautif. J’arrive à l’accueil et je demande où est sa chambre. “309, vous êtes de la famille ?” Je retiens un rire nerveux face à cette question où j’ai envie de répondre “oui et non”. Techniquement oui, on partage le même sang et c’est bien la seule chose qu’on a en commun mais pour moi Sergio n’a jamais été et ne sera jamais un Gutiérrez. Je réponds d’une voix mal assurée “Oui je suis son fils.” Et ça me fait mal de le dire parce que je sais très bien que pour Sergio je suis le vilain petit canard, le fils qu’il n’assume pas et qu’il déteste profondément depuis que Maman lui a annoncé qu’elle était enceinte. Le réceptionniste pointe du doigt une porte et m’indique le chemin “Prenez l’ascenseur, sa chambre est au troisième étage, dans le couloir qui sera sur votre gauche.” Je le remercie et je marche dans la direction qu’il m’a indiquée. Dans l’ascenseur je réfléchis et je me dis que j’aurais peut-être dû prévenir que je passais mais je suis persuadé qu’il m’aurait dit d’aller me faire voir et il n’aurait jamais accepté. Je ne sais pas comment m’y prendre ou ce que je vais lui dire, si je suis là c’est à cause d’un coup de tête et aussi pour soulager ma conscience puisque je n’arrive plus à dormir avec toutes ces histoires. La sonnerie de l’ascenseur et la douce voix qui annonce le troisième étage me sort un peu de mes pensées et je prends le couloir de gauche. Sauf qu’après ce couloir je découvre un nouveau couloir, et encore un autre, ça part un peu dans tous les sens et j’ai l’impression d’être dans un labyrinthe. J’arrête une infirmière qui me redirige vers la chambre de Sergio et j’arrive rapidement devant sa porte.

Je toque pour la forme mais je n’attends pas la réponse pour entrer. La première chose que je vois c’est qu’il a l’air sur la défensive et qu’il attrape un genre de télécommande, sûrement le bouton pour appeler les infirmiers. « Tu viens finir le travail ? » Super, maintenant on ne s’embarrasse même plus avec des banalités. “Bonjour à toi aussi.” Finir le travail, non mais pour qui il me prend ? Oui j’ai dépassé les bornes mais quel genre de personne je serais si je venais frapper quelqu’un dans un lit d’hôpital ? Ce serait plus que lâche et même Sergio ne mérite pas d’être attaqué dans une position aussi délicate. « Fous le camp de cette chambre, Cesar. Je ne sais pas ce que tu fais là, et je n’en ai vraiment rien à faire. Garde tes distances. » Il est plus que remonté. Bon je peux le comprendre vu ce qu’il s’est passé mais il m’avait énormément provoqué et dans tous les cas je sais qu’on en serait venu aux mains un jour ou l’autre. Maddy a été l’élément déclencheur mais même sans cette histoire il me détestait déjà avant et réciproquement. Je lève les mains et je fais deux pas en arrière. “Ok ok je reste loin mais je reste j’en ai pas pour longtemps.” S’il croit que je vais partir aussi vite sans avoir eu le temps de lui parler il se fourre le doigt dans l'œil, je ne me laisse pas abattre aussi facilement. Je ne ménage pas plus le suspense et je lui balance mes excuses avant qu’il essaie encore une fois de me virer.  “’Je suis venu pour m’excuser.” Je mets ma fierté de côté pour dire ça, parce que même si je suis soulagé que Sergio ne soit pas un violeur je le déteste toujours pour tout ce qu’il nous a fait subir et ce qu’il continue de faire. Mais je suis allé trop loin, j’en suis conscient alors même si ça me coûte énormément de mettre ma fierté de côté et de reconnaître que j’ai merdé je le fais. On fait tous des erreurs mais au moins j’ai le courage de l’avouer. “J’ai pété les plombs, j’aurais pas dû faire ça.” Les excuses c’est pas mon truc, s’il s’attend à ce que je l’implore de me pardonner, il se trompe, c’est déjà beaucoup ce que je suis en train de faire et il n’aura pas plus.

Je viens de balancer mes excuses à Sergio et j’ai l’impression de faire un effort surhumain en faisant ça parce que reconnaître mes erreurs c’est déjà quelque chose que j’ai du mal à faire mais m’excuser devant la personne que je hais le plus c’est encore pire. Je vois qu’il se détend un peu, il lâche le bouton d’appel quand je recule et alors qu’il allait me répondre un gars fait irruption dans la chambre. Je me tourne vers lui et je le regarde sans rien dire. Je pense qu’il peut lire dans mon regard “qu’est-ce que tu fous là ? Tu vois bien que c’est pas la radiologie ici non ?”. Sergio reste silencieux aussi et le boulet qui vient de nous interrompre a dû sentir qu’il n’était ni au bon endroit ni qu’il était le bienvenu puisqu’il s’excuse et repart aussitôt. « Quel gland. ». Je soupire et je réponds “C’est clair.” C’est bien la première fois qu’on est d’accord sur quelque chose. « Je ne sais pas quoi te dire, Cesar. » Il n’y a peut-être rien à dire en fait. Je suis venu ici sur un coup de tête, histoire de soulager ma conscience mais en fait je ne sais pas si j’attends vraiment une réponse. Je veux qu’il sache que je reconnais que je suis allé trop loin et puis c’est tout. Je n’attends pas à ce qu’il me dise “tout est pardonné ne t’en fais pas”, je m’en fiche un peu en fait. Ce que je veux c’est juste qu’il ne m’empêche pas de revoir Maddy ou le bébé parce que même si j’ai du mal à comprendre le choix de Maddy je tiens toujours à elle et je n’ai pas envie qu’elle me raye de sa vie à cause de mes désaccords avec Sergio. « Je ne saurais même pas par où commencer. Par le fait que tu aies tenté de me tuer, par le fait que tu puisses penser que j’aurais abusé de Maddy, par l’absence de confiance que tu as en son jugement, par le fait que tu aies tout simplement recours à tes poings comme le ferait Rudy… » Je reste silencieux, la liste de mes fautes est assez accablante et je passe pour le méchant absolu de cette histoire alors que les torts sont partagés. “Je te connais pas en même temps et le portrait qu’on a fait de toi est pas super flatteur” J’ai entendu pendant des années à quel point Sergio était un homme mauvais, par maman, par Rudy et il n’y avait même pas besoin de le dire, j’ai bien vu en grandissant à quel point son absence nous avait tous affectés. En plus de ça il n’a jamais été présent pour moi, il est même parti de la maison quand il a su que maman était enceinte de moi. Donc je me sens un peu coupable au fond, j’ai l’impression d’être le gamin de trop, celui qui a fait basculer toute la famille même si je n’avais rien demandé. Tous ces éléments font que je n’aurais pas pu accueillir le retour de Sergio chez nous d’un bon œil, je n’avais aucune envie d’apprendre à le connaître à cause de toute cette rancœur et des non dits. Depuis qu’il est revenu, Sergio n’a jamais fait aucun effort pour apprendre à me connaître, essayer de dénouer toutes ces tensions. Non il m’a toujours vu comme ce gamin de trop dont il n’a jamais voulu et de mon côté je l’ai toujours vu comme ce père qui n’a jamais voulu de moi, ça ne pouvait pas marcher. “Et t’as jamais rien fait pour apprendre à me connaître ou t’intéresser à moi. T’as pas arrêté de me provoquer ou de me rabaisser alors oui j’ai déconné mais t’es pas non plus tout blanc dans cette histoire.” Qu’il parle de Rudy c’est aussi quelque chose qui m’agace, je ne suis pas comme lui et je ne veux jamais l’être. “Et ne me compare pas à Rudy, je suis pas comme lui.”

Sergio est face à moi dans son lit d’hôpital et je vois bien qu’il est plus que sceptique quant à mes excuses. Ce que je peux comprendre, ce qui s’est passé hier est extrêmement grave mais je fais un gros effort en venant ici pour m’excuser alors qu’au fond je le déteste toujours. Il me rappelle les évènements d’hier chez Maddy et je me justifie en disant que mon jugement était peut-être faux mais Sergio est un parfait inconnu et les seules choses que je vois et que je sais sur lui ne jouent pas en sa faveur. « Je serais curieux de savoir ce que tu as entendu de moi, alors. » La liste est longue et je n’ai ni le temps ni l’envie de me lancer dans une discussion comme ça. Je suis venu pour essayer d’apaiser un peu les tensions, pour le bien de Maddy alors inutile de rajouter encore plus d’huile sur le feu. “Je pense que c’est pas nécessaire.” Je renchéri, calmement cette fois en lui disant qu’il n’est pas tout blanc dans cette histoire. Il n’a jamais fait d’effort pour apprendre à me connaître, ni à l’anniversaire d’Alma, ni avant, ni après. Il m’a toujours détesté, je sais que je suis le gamin de trop mais si les choses avaient été différentes j’aurais peut-être été moins hostile. « Non, c’est vrai. Je n’ai pas cherché à te connaître. Vu la manière dont les événements se sont enchaînés, je pense que la réciproque est vraie. Mais pour ce que ça vaut, je ne peux pas dire être satisfait de la manière dont les choses se sont déroulées. » Il reconnait ses torts, c’est déjà un petit pas. Mais quand il me rejette la faute dessus tout de suite après je me dis qu’il n’a rien compris à ce que j’essaie de lui dire. C’est une conversation de sourd, je lâche un soupir. Et j’insiste sur le fait que je n’ai pas envie d’être comparé à mon frère, je n’ai rien en commun avec lui. « Je me doute que tu n’es pas comme Rudy. Alors ne reproduis pas ce genre de comportements. » Il n’y a qu’avec lui que je suis comme ça. J’ai toujours eu mauvais caractère, un peu sanguin sur les bords -comme tout bon Gutiérrez finalement- mais il n’y a qu’avec lui que j’ai des pulsions de violence. “ça se reproduira pas.” Je n’aime pas ressentir de la colère comme ça, je ne peux simplement pas m’en empêcher. Je ne suis pas le genre de débile qui veut se battre en fin de soirée ou qui cherche les problèmes -comme ce connard de Léo-, si je dois cogner quelqu’un c’est que je suis réellement à bout, que je ne vois pas d’autre issue et surtout pour protéger ceux que j’aime. « Tu devrais aller voir Maddy. Elle ne mérite pas que tu lui en veuilles. » Même si je me dis que discuter avec Sergio, obtenir des excuses de sa part ou une véritable discussion semble être peine perdue je remarque qu’il essaie de la protéger. Je mets le constat qu’il essaie de veiller sur elle dans un coin de ma tête. “Je suis déjà allé la voir. C’est moi qui lui ai dit pour ton accident.” Elle était sous le choc mais j’ai essayé de la rassurer du mieux que j’ai pu. Elle m’a parlé, avec honnêteté sur sa grossesse et depuis la situation est un peu moins tendue. “On a un peu parlé et elle m’a expliqué un peu plus en détail. Je lui en veux pas, c’est juste qu’il me faut du temps pour digérer toute cette histoire.”

L’ambiance dans la chambre d’hôpital est vraiment très bizarre. Le point positif c’est qu’on arrive à se parler sans insultes, sans se crier dessus, ni se frapper, c’est à considérer comme un progrès au stade où l’on en est. Sergio essaie de savoir ce que les autres ont dit sur lui, c’est non. Je ne suis pas là pour parler de Rudy, de Diego ou de mes sœurs et il est hors de question que je répète leurs mots pour que Sergio s’en serve contre eux. Je suis venu pour m’excuser alors je n’ai aucune envie qu’on remette de l’huile sur le feu. Il me compare ensuite à Rudy et je dois soupirer un grand coup pour ne pas me lancer dans un grand monologue sur pourquoi je ne suis pas comme mon frère. J’ai fait des erreurs mais je n’ai jamais fini en taule et ce n’est pas dans mes projets non plus. Je lui assure que cette violence ne se reproduira pas et c’est quelque chose que je veux vraiment. Si j’ai été violent récemment, avec lui et avec Léo c’est parce que j’ai l’impression que ma tête va exploser avec tout ce qu'il se passe à la maison et à cause de malentendus à deux balles comme chez Maddy. Je n’ai jamais été un grand violent, un bagarreur ou un fouteur de merde. Je n’aime pas me sentir en colère et encore moins sentir que mes émotions me contrôlent et pas l’inverse. Alors je prendrai sur moi mais la violence ne sera plus une solution c’est certain, je suis allé trop loin et ça m’a fait peur alors je ne veux pas recommencer. Il mentionne ensuite la seule personne qui nous relie actuellement : Maddy. Je vois qu’il s’inquiète pour elle et qu’il s’inquiète de savoir que je puisse être en colère contre elle. Sauf qu’il n’en est rien. Bien sûr je suis vexé qu’elle ne m’ait rien dit mais après avoir parlé avec elle de toute cette histoire j’ai compris pourquoi. Je l’ai écoutée et maintenant il me faudra du temps pour digérer toute cette histoire mais je ne suis pas en colère contre elle. Seulement déçu et c’est peut-être pire que la colère. Pour autant je serai avec elle et je la soutiendrai, parce que c’est ce que les amis font. « Prends le temps qu’il te faut. Je pense juste que ce serait mieux si l’on cessait d’intervenir dans les affaires de l’autre quand elle est impliquée. Cela ne fera de bien à personne. Je sais que tu veux la protéger mais si on est honnête, elle me connaît mieux que toi. Fie-toi à sa capacité de jugement. » Je hoche la tête : rester loin de l’autre c’est un projet qui m’a l’air très bien. “Je vois qu’on est d’accord.” Et c’est bien la première fois que nous trouvons un terrain d’accord. Je me retiens un peu de rouler les yeux quand il me dit qu’elle le connaît mieux qu’elle ne me connait. Quand je lui ai parlé de notre famille elle n’avait pas l’air d’être au courant de la grande fratrie. Elle connaît peut-être l’agent mais pas le père de famille. Enfin bref cette discussion a assez duré et je pense qu’il vaut mieux en rester là avant qu’elle ne dérape à nouveau dans des cris et des accrochages inutiles. “Je ferai comme si t’existais pas et tu feras comme si j’existais pas, ça devrait pas être trop difficile.” J’ajoute avec un petit sourire provocateur et avant qu’il n’ait pu me répondre je mets une conclusion à cette discussion. “Bon j’y vais j’ai du boulot.” J’ai déjà fait un effort surhumain en venant m’excuser, cette visite sera la seule que je ferai alors je n’ai pas envie de m’éterniser ici. J’ai dit ce que j’avais à dire et je pense qu’il n’y a rien à ajouter. “Prends soin d’elle.”