A promise tomorrow is worth a lot less than trying today

@Sergio Gutiérrez & Sara Gutiérrez
7 mars 2023, chez Sergio, #230 Edward Street, Spring Hill

L'intensif scrolling sur Instagram de Sara, qui passe d'un tuto make-up à un top 3 des meilleurs tacos d'Australie – elle a déjà son classement personnel, mais critiquer l'avis des autres l'amuse un peu –, est interrompu par la petite notification qui vient empiéter sur le tiers supérieur de son écran. Elle clique dessus, ouvrant alors la conversation de groupe dont elle ne lit intégralement que le premier message, passant sur les autres rapidement avant de refermer l'application avec un désintérêt évident dans les yeux. C'est déjà la troisième invitation à une soirée qu'elle ignore ce soir, sans parler du refus explicite qu'elle a dû donner à Ally qui s'est fendue d'un texto personnel pour l'inviter à l'incroyable soirée qui a lieu tous les premiers mardis du mois chez Scott. D'habitude elle y va, chez Scott, mais ce soit elle n'en a pas envie. Ni de cette soirée, ni des autres. Aussi étonnante que ça puisse paraître, ce soir la Gutiérrez n'a aucune motivation pour que de la musique lui vrille les tympans durant des heures, pour enchaîner les shots trop sucrés et finir carrément à la tequila paf, pour probablement aussi embrasser un abruti qui lui semblera bien moins beau dès le réveil – comprendre : dès qu'elle sera sobre.

Allongée à plat ventre sur son lit, encore habillée parce que se mettre en pyjama avant minuit serait d'une faiblesse sans nom, Sara préfère scroller sur Instagram que réfléchir à pourquoi elle n'a aucune envie de sortir ce soir – ce qui est inhabituel, c'est vrai. D'autant plus que, si elle n'a aucune envie d'aller en soirée, la Gutiérrez se sent tout de même foutrement seule et n'aime pas ça. Elle serait bien allée faire chier son frère pour s'occuper, mais Cesar est de sortie. Et il est bien trop tard pour que le plus jeune soit encore réveillé. La maison semble déserte, avec un tel silence. Maman aussi dort, épuisée comme chaque soir après ses interminables journées de boulot.

Les yeux rivés sur son oreiller, Sara finit par reprendre son téléphone et ouvrir ses SMS. Elle fait défiler les contacts quelques secondes, clique sur Papa. Elle hésite à écrire quelque chose, retombe alors sur les SMS en haut de l'écran : ce qui ne lui ont pas fait plaisir du tout lorsqu'elle les a reçus. Lui revient alors en mémoire cette stupide dette qu'elle n'a jamais remboursé à son père – cinq-cents-soixante dollars dont il n'a pas besoin, mais qu'il réclame quand même, allez savoir pourquoi. Nouvelle hésitation, elle regarde un instant son bureau puis la porte de sa chambre, et finit par céder parce que cette solitude commence vraiment à peser sur son moral. Elle pianote sur son téléphone un instant, n'écrit que sept petits mots qu'elle envoie aussitôt, puis se lève et remet en place ses cheveux.

Quelques minutes plus tard, une réponse reçue par SMS, Sara sort de sa chambre en ayant recouvert sa tenue d'un long gilet. En passant devant celle d'Alejandro, elle l'entrouvre pour s'assurer qu'il dorme encore à poings fermés et remarque qu'il a la tête fourrée dans sa peluche. Il bave sans doute dessus, en fait. C'est bien le seul gamin pour lequel elle pourrait penser que c'est un tant soit peu mignon. Il paraît qu'il y a un âge où les enfants doivent arrêter de dormir avec une peluche, mais Sara trouve ça con – s'il dort mieux avec, autant qu'il la garde, non ? Un battement de cils plus tard pour sortir de ses pensées, la Gutiérrez referme discrètement la porte, rejoint l'entrée où elle enfile ses baskets puis quitte la maison familiale, fermant à clé derrière elle.

C'est en arrivant au #230 Edward Street que Sara se rend compte qu'elle n'a pas fait tant de fois que ça le trajet entre chez elle et la maison de Papa, récemment. Elle toque à la porte puis retire ses écouteurs. C'est en les rangeant aux côtés de son téléphone dans son sac à main qu'elle effleure du bout des doigts les billets qui s'y trouvent aussi. Le compte y est : les cinq-cents-soixante dollars qu'elle doit à son père sont rassemblés par un élastique à cheveux noirs, à défaut d'une enveloppe – elle n'en a pas trouvé dans son bureau. Elle aurait préféré en faire autre chose, sans aucun doute. Mais elle a accepté de le rembourser et tient promesse aujourd'hui, même si la tête remonte à septembre déjà.

Tenue :

(c) Miss Pie
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@Sergio Gutiérrez & Sara Gutiérrez
7 mars 2023, chez Sergio, #230 Edward Street, Spring Hill

Arrivée devant chez son père sur du Bad Bunny, Sara toque puis retire ses écouteurs qu'elle débranche de son téléphone et range dans son sac à main. La porte s'ouvre sur Papa qui affiche un léger sourire auquel elle répond automatique. « Bonsoir Sara. » « Salut. » Elle entre et laisse Etna la renifler comme à chaque fois qu'elle vient. Elle ne se baisse pour lui donner une caresse qu'une fois que la chienne semble satisfaite de son odeur – elle ne le fait pas avant, ayant toujours peur de se faire croquer. « Je dois admettre que je ne m’attendais pas à ta visite. Tu vas bien ? Tout va bien à la maison ? » Elle non plus ne s'attendait pas à finir sa soirée ici, mais étonnamment ça lui faisait plus envie qu'une boîte de nuit ou un bar. « Oui oui tout va bien. Cesar est sorti, Maman et Alejandro dormaient quand je suis partie. » Si le benjamin de la fratrie se couche tôt à cause de son jeune âge, leur mère s'effondre à peu près à la même à cause de la fatigue due à ses journées bien trop denses. Sara ne sait pas comment elle fait pour en supporter tant. Elle a cessé de compter le nombre de casquettes que porte successivement sa mère dans la journée. Trop. Sa mère se tue à la tâche constamment, et ça semble pire depuis que Maria les a quittés. Peut-être que Sara se fait des idées et que ce n'est pas lié, elle n'en sait rien. Elle sait seulement qu'elle ne veut jamais avoir à vivre la même chose. Parfois, sa discussion avec Willow lui revient et elle flippe : et si ça lui tombait dessus à elle aussi, un jour ? Quelle horreur.

Ce soir, ce n'est pas ce à quoi Sara a envie de penser. Elle se concentre plutôt sur son père qui lui fait signe de le suivre. « J’allais me préparer à dîner, si tu veux me joindre. » « J'ai déjà mangé, mais c'est pas grave t'inquiète, » assure-t-elle avec un haussement d'épaules. Le regarder manger tout en discutant ne la dérange pas. À la maison, ils ont tendance à manger tôt pour qu'Alejandro ne se couche pas à point d'heure – c'est important, à son âge. Elle le suit dans la cuisine où elle s'appuie contre un plan de travail, le regardant ouvrir le frigo. « Qu’est-ce qui t’amène ? » Elle se mord l'intérieur de la joue discrètement puis plonge ses doigts dans son sac à main – c'est pour ça qu'elle est là, au départ. Après tout, une promesse est une promesse, quand bien même elle aurait voulu garder ces 560$ pour autre chose. « Je suis venue te rendre ça. » Elle en sort la liasse de billets qu'elle a constituée et entourée d'un élastique à cheveux. « Je sais que ça fait longtemps mais j'avais dit que je te rembourserai alors... Voilà. » Elle n'a rien d'autre à dire à ce sujet : elle se contente de poser l'argent quelque part où il n'y a pas de nourriture. Et, ne voulant pas qu'une gêne s'installe – notamment par le biais d'un silence qu'elle ne saurait interpréter –, elle ajoute. « Si tu te fais des fajitas, finalement j'en veux bien une s'il te plaît. » Vu les ingrédients sortis par son père, elle suppose que c'est ce qu'il se prépare, or elle ne peut assurément pas résister à l'appel des fajitas. Ni à celui du vin, d'ailleurs. « Je peux nous servir des verres ? » qu'elle propose en désignant la bouteille d'un geste du menton. Elle sait où sont les verres, après tout, et comme ça il pourra directement se mettre aux fourneaux.

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7 mars 2023, chez Sergio, #230 Edward Street, Spring Hill

Le fait que son père soit surpris par sa visite n'étonne ni ne vexe Sara : même elle, qui se considère comme la plus proche du paternel parmi les grands de la fratrie, ne se rend pas souvent chez lui. Et c'est encore moins le cas depuis qu'il l'a récupéré au commissariat après une soirée ayant dégénéré : ce n'est pas que la brune est rancunière, c'est qu'elle est une Gutiérrez. Ainsi, elle s'applique à préciser qu'aucun incident malheureux n'a eu lieu à la maison : Cesar est simplement de sortie, tandis que leur mère et leur petit frère dorment déjà à point fermé depuis un moment. « Tant mieux. » Il semble soulagé et, dans le fond, elle l'est aussi. S'ils pouvaient éviter tout drame pour les mois à venir, ça reposerait tout le monde, particulièrement Mamá qui semble vouloir se tuer à la tâche au boulot depuis qu'ils ne sont plus que quatre à la maison.

Lorsque la jeune femme finit par donner la raison de sa présence ici sous la forme d'une liasse de billet qu'elle dépose sur un plan de travail, elle admet aussi que cette dette qu'elle a envers lui remonte à loin. Cela va bien faire six mois que son père est venu la chercher au poste et lui a réclamé le remboursement de la caution qu'il a dû payer pour la sortir de cellule. Cinq cent soixante dollars qu'elle aurait aimé dépenser autrement, mais qu'elle a promis de lui rendre – c'est chose faite, à présent. Et même si utiliser une telle somme pour quelque chose d'aussi con – à cause d'un con de mec qui n'a pas accepté qu'elle le rejette, corrigerait-elle avec toute sa mauvaise foi – lui fait mal au cœur, une part d'elle se sent tout de même soulagée de ne plus avoir cette dette envers son paternel. « Tant que tu as payé ta dette, c’est tout ce qui compte. » Elle esquisse un sourire en réponse au sien, rassurée qu'il ne lui reproche pas son délai – ce qui l'aurait profondément agacée car elle reste persuadée, et est même certaine, qu'il n'a absolument pas besoin de cet argent. Et puis, pour ne pas laisser un silence ou une gêne s'installer, la brune choisit de repartir sur un sujet plus rassembleur : les fajitas. « Il y en aura bien assez pour plusieurs, aucun problème. Ne t’attends juste pas à ce qu’ils soient aussi bons que ceux de ta mère. » La remarque la fait souffler du nez. « J'ai jamais réussi à en faire d'aussi bons non plus. » Si la jeune femme ne prétend pas avoir de grands talents en cuisine, il y a des plats qu'elle maîtrise et les fajitas en font sans surprise partie. Pourtant, ses essais n'ont jamais abouti à des mets aussi incroyables que ceux de Mamá – à force, elle va finir par croire que c'est vraiment l'amour d'une mère qu'il faut y ajouter, comme dans les films. Enfin, quelque chose qui n'a pas besoin d'ingrédient secret, c'est bien le vin, et puisque son père a sorti une bouteille Sara est bien tentée de les servir tous les deux. « Bien sûr. Fais comme chez toi. » Il ne lui en faut pas plus pour se mettre en action, ouvrant le placard renfermant les verres pour en sortir deux qu'elle pose sur un plan de travail avant de le refermer. Le son du couteau lui fait savoir que son père est quant à lui concentré sur les fajitas qu'il prépare. Elle ouvre la bouteille et remplit leurs verres, s'asseyant ensuite sur l'un des tabourets et posant son regard sur son paternel aux fourneaux. C'est aussi étrange que réconfortant, comme image – inhabituel serait à n'en douter le mot adéquat –, et elle reste là les minutes qu'il lui faut pour qu'il lance la cuisson des légumes et la rejoigne.

Lorsqu'il s'installe à ses côtés, elle pousse vers lui son verre, souhaitant trinquer avec lui avant de boire. Ce à quoi elle ne s'attendait pas, c'est à ce qu'il prenne la liasse de billet pour la faire glisser vers elle, l'étonnement lui faisant froncer les sourcils. « Évite de faire des conneries qui coûtent cher, à l’avenir. » Vu tout ce qu'elle peut se payer avec 560$ – en terme de maquillage, de verres et de fringues, notamment –, nul doute que la case prison est rayée définitivement de sa to do list. « Promis. » Cette promesse là elle espère la tenir, Sara, malgré un côté irresponsable qu'elle tend bêtement à nier. « Merci, » ajoute-t-elle ensuite. Pendant un instant, elle a hésité à lui demander s'il était sûr. Mais finalement, elle ne veut pas savoir, ni même juste glisser vers ce genre de conversation. Alors elle se contente d'être reconnaissante et de remettre dans son sac à main l'argent qu'il lui a rendu. Leçon comprise – et c'est tout ce que Papá souhaitait en réclamant le montant de la caution comme remboursement, elle en a désormais la preuve. Puis elle l'imite et attrape son verre pour trinquer avec lui. « J’imagine que tu auras des projets à financer dans les mois à venir ? » Elle aurait dû s'en douter, que ce sujet-là serait abordé vu les circonstances, surtout maintenant qu'elle a obtenu son diplôme. Pourtant, ce n'est pas un sujet dont elle aime discuter avec sa famille, parce que ça revient toujours à jouer avec des semi-vérités inconfortables – des semi-mensonges bien plus acceptables que ses vérités. « Je sais pas encore si je vais reprendre mes études, alors je me suis dit que j'allais me laisser un an pour y réfléchir. » Comme si elle n'avait pas pris de retard avec ses mille réorientations, hm ? Aussi ajoute-t-elle aussitôt, refusant de passer pour celle qui se tourne les pouces : « Mais en attendant j'aimerais trouver un autre boulot. Ou peut-être juste un second, parce que j'aime bien le cinéma où je suis, » admet-elle, ayant fait sa place auprès de Rosemary, de Maisie et des autres collègues avec qui elle s'entend généralement bien. Comme quoi la Gutiérrez n'est pas si difficile à vivre lorsqu'on y met un peu du sien. « J'ai déjà modifié mon CV pour y ajouter mon diplôme et j'en ai imprimé quelques uns, mais il faut encore que j'aille le donner. Je sais pas encore trop où exactement. » La vérité c'est surtout qu'elle n'a pas envie de le filer à des labos ou tout autre truc scientifique chiant où elle risquerait d'être prise, mais qu'une précision du type je voudrais me lancer dans le maquillage est tout bonnement inenvisageable face à son père pour tout un tas de raisons.

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7 mars 2023, chez Sergio, #230 Edward Street, Spring Hill

C'est presque étrange de discuter cuisine avec Papá alors que leur relation s'est considérablement détériorée depuis – ou plutôt à cause de – son passage en garde à vue, mais ça fait énormément de bien à Sara. Ça lui donne l'impression que tout est normal, tant leur relation père-fille loin d'être idyllique que leur situation familiale... au mieux bordélique. C'est bien plus simple de parler fajitas que de ce qui va mal, indéniablement. « En l’amadouant, elle te donnera peut-être son ingrédient secret. » La brune pouffe. « Peut-être ouais. » Mais si Sara était connue pour savoir amadouer sa mère, ça se saurait. Au lieu de ça, elle excelle dans l'art de lui filer des sueurs froides – parce qu'elle fait des conneries – ou de la mettre en colère – parce qu'elle lui cache les dites conneries.

Si récupérer l'argent qu'elle avait amassé pour rembourser sa dette soulage énormément Sara, devoir justifier la façon dont elle va s'en servir lui fait presque regretter d'avoir remis l'enveloppe dans son sac. Le problème ce n'est pas qu'elle a honte de la façon dont elle dépense une partie de son salaire, le fait qu'elle sorte beaucoup, s'achète beaucoup de maquillage et pas mal de fringues aussi n'étant un secret pour personne dans la famille. Le véritable problème, c'est la mention de projets qui est autant une angoisse pour la brune qu'un possible sujet de tension entre son père et elle. Et cette potentielle tension, dans l'esprit de la jeune femme c'est une excuse toute trouvée pour mentir. Parce que c'est bien moins risqué de parler d'une simple année de pause dans ses études que d'une pause définitive, quand bien même elle sache pertinemment qu'elle ne souhaite pas les poursuivre au-delà de ce bachelor degree si difficilement décroché. « Une année sabbatique ? » Elle confirme d'un hochement de tête, presque rassurée par le fait qu'il n'ait pas les sourcils froncés ni l'air agacé. Et puis, ne souhaitant pas passer pour une flemmarde qui compte ne rien foutre de son année sabbatique, elle affirme vouloir trouver un second boulot. Ça au moins, ce n'est pas un mensonge. Elle a effectivement mis à jour son CV avec son diplôme, sans oublier son année et demi d'expérience au Twelve. Ce qu'elle omet de préciser à son paternel, c'est qu'elle n'a aucune envie de le déposer dans des labos où le travail la tueraient d'ennui, quand bien même ce soit une des – pour ne pas dire la – principales possibilités que lui donne son bachelor degree. « Pourquoi ne rien essayer dans ton domaine d’études ? Tant qu’à avoir un diplôme, autant le rentabiliser. » Vague hochement de tête, intérieurement elle a envie de s'enfuir ou de devenir invisible mais bien sûr elle n'en montre rien. « Tu auras toujours l’embarras du choix pour trouver n’importe quel boulot. Tout dépend ce que tu veux réellement faire. J’imagine que ce ne sera de toute façon que du temporaire. » Oui, mais pas pour les raisons qu'il imagine. « Ouais, faut voir comment ça se passe. » Il faut voir si elle trouve le courage de se lancer dans ce qui lui plaît vraiment, en réalité. « Qu’est-ce qui te plairait ? » Un boulot trop peu sérieux qu'il condamnerait, assurément. « A quoi tu aspirais quand tu as choisi d’étudier la biologie ? » À obtenir un diplôme pour le rendre fier, sans nul doute. Mais de là à l'admettre à voix haute... Non, comme toujours Sara arrange un peu la vérité, arrondit les angles, veut se montrer sous son meilleur jour quand bien même ce ne soit pas la stricte réalité. Elle est nulle la réalité de toute façon, alors autant l'embellir un peu. « C'était une matière que j'aimais bien, et puis c'était intéressant, » assure-t-elle avec un haussement d'épaules. Ça l'était surtout plus que le reste – Sara a choisi la biologie parce que c'était le moins pire pour elle, et que ça faisait un peu sérieux. Et puis il y avait l'ombre de Diego qui planait toujours à la maison, futur médecin que tout le monde applaudissait et qu'elle enviait un peu – beaucoup. Et puis il y avait Maria, et sans doute la jeune femme avait-elle à l'époque l'espoir que des cours sur le corps humain l'aiderait à comprendre un peu mieux pourquoi sa sœur s'éteignait si jeune alors qu'elle croise tous les jours dans le bus des personnes ayant dix fois son âge. « J'avais pensé aux analyses scientifiques des enquêtes policières, mais ça a l'air moins sympa en vrai qu'à la télé. » Sans déconner. « Ou sinon je sais qu'il y a des analyses dans les labos médicaux, mais je suis pas sûre qu'avec juste mon diplôme mon profil soit super intéressant. » Malgré elle, Sara donne sûrement à son père des balles pour l'inciter à reprendre après son année sabbatique pour obtenir un diplôme plus qualifié, mais elle préfère encore ça à simplement lui dire que ça ne lui plaît pas. Rien de tout ça ne lui fait vraiment envie, et si elle a choisi la biologie c'est en réalité parce qu'elle n'était pas trop mauvaise et pas parce qu'elle aspirait à travailler là-dedans.

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7 mars 2023, chez Sergio, #230 Edward Street, Spring Hill

Plus cette discussion avance et plus Sara s'enfonce dans des mensonges plus gros qu'elle, déformant la réalité pour apparaître sous un jour plus convenable face à son père qui, elle le sait, rejetterait en bloc toutes ses ambitions et ses désirs dignes d'une enfant. Elle est persuadée que si elle ose se montrer honnête avec les siens à propos de ses ambitions de travailler dans le maquillage, elle recevra le même accueil que Cesar quelques années plus tôt lorsqu'il a affirmé que l'art était ce pour quoi il était fait. Et si à l'époque sa grande sœur l'a encouragé simplement parce qu'elle avait conscience que le dessin le rendait bien plus heureux que son apprentissage de la maçonnerie, elle se rend compte aujourd'hui plus que jamais d'à quel point ça compte d'avoir quelqu'un de son côté lorsqu'on s'élève contre le carcan et les exigences de sa famille. « Disons qu’on ne t’encouragera pas à parler de ton travail à table. » Parce que travailler pour le pôle scientifique serait peu ragoutant, mais indéniablement mieux accepté par le patriarche que le monde du maquillage.

Et si son manque d'expérience et son niveau de qualification faible l'arrangent bien car font d'elle une candidate moins susceptible d'être sélectionnée, ce constat fait à voix haute pousse son père à avoir la réaction la plus évidente qui soit : l'encourager à poursuivre dans cette voie pour que ces deux critères ne soient plus un problème. « D’où l’intérêt de reprendre tes études. » Rien que l'idée lui hérisse les poils, mais elle s'abstient bien de le lui dire ou même de répondre quoi que ce soit. Elle se tait, Sara, parce qu'elle sait à quel point ce terrain peut être glissant et qu'elle n'a aucune envie de gâcher ce moment un peu complice que Papá et elle étaient finalement parvenus à créer autour de fajitas et de mélange d'épices. « Tu fais ce que tu veux de cette année Sara. Mais tu as travaillé trop dur pour jeter tous tes efforts à la poubelle. » Les mots du patriarche sont d'autant plus durs à encaisser qu'elle les sait sincères : il détesterait qu'elle arrête ses études maintenant, pourtant c'est bien ce qu'elle compte faire. Impossible alors pour la jeune femme d'être honnête de lui avouer la vérité sur ses intentions, sur le simple prétexte qu'est cette année sabbatique. « Hm hm. » C'est bien tout ce qu'elle est capable de répondre tant sa bouche est soudainement devenue sèche, le tout assorti d'un hochement de tête qui tente d'être convaincant mais peine déjà à être convaincu alors qu'elle se saisit de son verre de vin pour en boire une longue gorgée et espérer retrouver la parole rapidement. « Et ça te laisse le temps de réfléchir à quelle branche de biologie tu veux choisir. C’est plutôt vaste, non ? Entre les cellules, la faune et flore, les technologies… » « C'est sûr oui. » Cette fois la brune hoche la tête d'un air plus assuré, parce que c'est bien une chose que lui ont appris ses études supérieures : la biologie c'est vaste, bien plus que ce qu'elle pensait au lycée et lorsqu'elle a naïvement choisi cette réorientation. Pas qu'un seul de ces domaines la passionnent réellement, par contre, si bien qu'elle n'a pas grand chose à dire là-dessus non plus. Elle pourrait prétendre adorer l'une de ces filières, mais en y réfléchissant elle préfère s'accrocher à la phrase de son père. Cette année peut lui servir à choisir sa branche préférée, par conséquent il est plus logique qu'elle n'en ait pas pour l'instant, d'autant plus que ça lui évite des questions supplémentaires. « Je ne veux pas avoir l’air d’être sur ton dos ou te mettre une pression inutile. Mais tant qu’à faire preuve de favoritisme, autant que cela serve à quelque chose. » Par réflexe, Sara répond à son sourire avant même d'avoir analysé ses paroles, au point que c'est seulement quelques secondes plus tard que la frappe cette impression d'être utilisée qui la met très mal à l'aise. Le fait qu'il ait payé ses études lui a servi à se faire une place en tant que père, mais elle elle se retrouve piégée sous des attentes et des ambitions qu'elle pensait pouvoir gérer – spoiler : ce n'est absolument pas le cas.

Sans quelle ne sache si c'est intentionnel de sa père ou non, Papá la sauve de cette désagréable situation en se levant de son tabouret pour retourner face à la poêle. Elle profite qu'il soit dos à elle pour passer une main sur son visage, retenant un soupir, puis elle se lève à son tour pour le rejoindre. « C’est comment ? J’ai tout un tiroir à épices si tu veux t’en mêler. » Elle attrape la cuillère qu'il lui tend pour goûter. « C'est pas mal en vrai, » assure-t-elle alors qu'un sourire plus sincère se glisse sur ses lèvres. Elle se permet alors d'ouvrir le tiroir à épices pour y ajouter sa touche, s'inspirant directement des épices qu'elle sait que Mamá utilise le plus – parce que ce sont les pots qui se vident le plus vite à la maison plus que parce qu'elle l'a souvent observée cuisiner. « T'en dis quoi ? » Une fois qu'ils ont convenu du meilleur mélange d'épices pour leurs fajitas – sans pour autant atteindre le niveau de Mamá, bien sûr –, père et fille peuvent passer à table. Et pendant le reste de la soirée, l'ambiance plus douce qui s'installe donne envie à Sara de croire que toute cette discussion qui vient d'avoir lieu n'était qu'un mauvais rêve et qu'elle n'a pas dû mentir pendant de longues minutes à Papá pour se faire passer pour une fille dont il peut être fière.

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