La pluie rit de Joseph. Elle coule sur son dos, le rend complètement minable tandis qu’il déambule sans envie dans le cimetière. Son t-shirt est encore abimé et griffé ; il n’a pas eu le temps de se changer. Il n’a pas non plus envie de se changer. Son cœur est lourd. Il revoit encore, flashant derrière ses paupières closes, le corps de sa mère complètement ouvert, déchiré, broyé par les crocs et les griffes d’un monstre qui est sorti de lui-même. Cela fait plusieurs années que les loups-garous ne sont plus seulement une légende. Les cas de disparition n’ont cessé de se multiplier, et Joseph se disait que ça n’arriverait qu’aux autres, jusqu’à cette nuit où il est tombé nez à nez avec un monstre aux dents affilés dans une clairière et que ce dernier l’a contaminé d’une morsure venimeuse.

Il ne sait pas comment gérer ce nouvel occupant démoniaque en lui. Il a peur qu’il s’échappe de sa cage thoracique au moindre instant, et le rythme de son cœur battant n’a cessé de s’accélérer depuis qu’il survit dans ce danger constant. Les tombes rient de lui, elles aussi, et l’invitent à le rejoindre. Il pose sa main sur l’une d’elles : celle de son grand-père qui est décédé d’une maladie tout à fait humaine. À côté, il remarque qu’une nouvelle tombe vient d’être creusée. Le travail a dû se faire dans les dernières heures parce que la terre n’est pas encore tapée par l’averse. Lamentable, les jambes molles, il se laisse tomber dans celle-ci et se couche en son fond. Sa peine lève sa poitrine en soubresauts et ses yeux sont brouillés d’eau saline qui lui brûlent la rétine. Le ciel noir agit comme le couvercle d’un cercueil au-dessus de lui. Il pue. Il sent le chien. Et il veut en finir. Par pitié, Dieu, si tu existes encore.   

Ce n’est pas aussitôt que Joseph remarque cette voix qui s’élève en dehors de la tombe. Il a les yeux fermés, et le mélange du ruissellement de la pluie ainsi que la hauteur des murs de terre l’empêchent de bien percevoir tout ce qui se passe en dehors de la tombe dans laquelle il s’est couché. C’est seulement à la seconde réplique (qu’il distingue comme la première) qu’il ouvre vivement les paupières et qu’il voit cette tête et ses deux yeux ronds qui le fixent avec impatience. « Oh ! » Qu’il s’exclame en se redressant un peu, sans pour autant de relever. La terre humide a imbibé ses pantalons et il a l’impression d’être figé là, ne faisant plus qu’un avec ce trou rectangulaire réservé aux morts. « Comment ça, tu travailles ? » Il demande d’une voix perplexe en se frottant les yeux remplis d’eau. Quel genre de métier le mène à lui demander de quitter les lieux ? Cette tombe n’appartient encore à personne. Son propriétaire n’est pas encore prêt à dire au revoir pour de bon à cette Terre hostile. Le corps est peut-être en train de se faire embellir par un thanatopracteur, sa peau blafarde se faisant poudrée d’un peu de blush rouge pour lui redonner une teinte vivante. Ici, Joseph fait le contraire. Il attend de devenir gris comme ses pensées et de se faire bouffer par les rats et les cafards. Ça ferait moins mal que de vivre avec le terrible souvenir de voir sa propre gueule remplie de dents déchiqueter les entrailles de sa mère.

Il n’a pas encore vu cette pelle que l’étranger tient fermement dans sa poigne. S’il se levait un peu plus, il l’apercevrait ; mais il faudrait aller chercher un tracteur et une corde pour l’extraire de ce nid de fortune. Joseph ne bougera pas. Ni lui, ni aucun des atomes ou de la matière baryonique qui le composent.  

« Oui je travaille ici. Je creuse les trous pour les tombes. Allez sort de là, c’est pas autorisé. » Il ne bouge pas, immobile statue de marbre qu’il est devenu. Il n’en a plus rien à faire des règles. Il défie lui-même les lois de la nature. Il n’y a rien de normal dans cette nouvelle vie qui l’a choisi sans lui demander son consentement. Rien de bon ne sortira de cette mésaventure. Autant s’enterrer et attendre une prochaine chance dans une prochaine vie. Il croit en la réincarnation, Joseph, et il espère qu’il aura bon karma. « T’as besoin d’aide ? » Toujours rien. Un silence immuable répond à cet étranger qui a un drôle de métier. Joseph n’avait jamais pensé à ces gens en coulisses des cimetières. Il s’était imaginé des trous qui se creusent eux-mêmes le moment venu. Maintenant qu’il y pense, il se trouve un peu stupide, mais la majorité ne se questionne pas à ce sujet quotidiennement. Il peut s’en sortir en se disant qu’un gamin comme lui n’a rien vu du monde, encore, et que les surprises ne font que commencer. D’abord une malédiction de la pleine lune, ensuite des types dont le métier est de creuser des tombes. Ce sera quoi le prochain coup de théâtre ? Des extraterrestres qui débarquent sur Terre ? « Comment tu t’es retrouvé là dedans ? T’es tombé ? » Il se frustre et se tourne sur le côté, bras croisés et paupières fermées. « Non j’suis pas tombé. Et puis, laisse-moi tranquille. » Son ton est sévère, mais sa voix encore fluette n’est pas très menaçante. Sous sa forme humaine, il ne pourrait pas faire de mal à une mouche non plus. Cependant, sous son autre forme, dont il n'a pu qu’imaginer l’apparence après avoir vu les dégâts qu’elle a faits… « Et je te conseille de m’écouter. Tu ne sais pas de quoi je suis capable. » Lui non plus, d’ailleurs. S’il n’a pas envie de lui avouer ce qu’il est, il peut au moins utiliser la menace pour le faire déguerpir. Il ne sait pas encore comment se contrôle cette bête au fond de lui alors il vaut mieux prévenir que guérir. Ce n’est pas la hauteur du trou qui l’empêchera de bondir en dehors et de pourchasser ce fossoyeur armé d’une simple pelle.