Tu passes tout en revue. Encore une fois. Tu es tellement nerveuse que tu n’arrêtes pas de grignoter. Ça fait un effet boule de neige sur ton estomac. Normalement, c’est du sucre. Cependant, la nuit dernière, c’était du salé dont ton esprit fatigué avait envie. Normalement, c’est quand t’es bourrée que tu considères absolument tout et n’importe quoi qu’il peut y avoir dans la cuisine ; hier soir, t’étais juste fatiguée. Jordan était dans son studio et t’avais envie d’aller mourir dans ton lit. Mais ton estomac criait famine alors t’as pris ce qui te tombait sous la main dans le frigo. Tu t’es retrouvée avec des enchiladas de Maria, du saumon, du bacon, des pickles et un reste de pâtes au fromage, qui est littéralement le seul plat que tu sais faire. Non, c’est faux mais ce n’est pas ta passion en tout cas. T’as foutu dans une assiette un bout du plat mexicain et t’as fait ton mélange audacieux avec le reste des ingrédients. T’as même rajouté du fromage râpé car y’en avait apparemment pas assez. Et du ketchup aussi - y’a jamais assez de tomates non plus. Tu as pris des doritos que tu as cassé ici et là pour le croquant puis un peu de sauce piquante pour relever le tout. T’as tout foutu au micro-onde et tu t’es explosée le bide car y en avait trop. Tant pis, t’avais faim. Par contre, t’as menacé Jordan de ne rien dire à Maria ; elle te tuerait si elle savait ce que t’as foutu de son bon petit plat fait avec amour. Tu aimes les plats de Maria. T’as pas envie qu’elle arrête.

En tout cas, ton estomac n’a pas forcément adhéré ce mélange car il te fait mal depuis le début de la journée. A moins que ce soit le stress ? T’en sais rien mais tu n’aimes vraiment pas cette sensation que tu ressens. Être aussi nerveuse n’est pas normal, si ? Tu ne l’as jamais été, c’est comme si tu découvres les effets pour la première fois. Ce qui est le cas car ça te tient à cœur. T’y as mis autant ton temps, ta patience, ta passion que tes économies dans ce projet. C’est comme ça que tu t’es rendue compte qu’il y avait un truc qui n’allait pas sur une des colonnes qui jonchent de part et d'autre la vitrine. Un bout a été oublié dans la peinture : te voilà donc sur un escabeau, le bras levé, et le pot sur le petit endroit pour de l’engin. Les passants sont juste dessous et font attention à ne pas te rentrer dedans - t’espères bien car sinon, ça serait une catastrophe. Pas pour le magasin mais pour toi qui ferait une belle chute.

Tu fais juste une pause dans ta peinture pour regarder ton téléphone. “Quizz du jour ; qu’est-ce que la cynophobie ?” Tu te marres brièvement à ce mot. “Facile.” Avec ta fratrie, vous vous envoyez souvent des mots absurdes - enfin vous… Toi, Elwyn et parfois Lila. Rarement Aurora. La suite est un enchaînement que tu n’as pas vu venir ; ton coude fait tomber le pot de peinture. Et comme une catastrophe n’arrive jamais seule, quelqu’un passait dessous. Tu manques presque de tomber de ton escabeau alors que tu pousses un petit cri. “Merde!” Le passant est recouvert de peinture brune, tu peux aisément le constater en retournant sur le sol. “J’suis désolée, j’ai pas fait attention et… Shit.” Tu n’oses pas le toucher car t’as pas envie d’avoir de la peinture sur toi mais il faut bien que tu l’aides. “Il y a de quoi vous nettoyer à l’arrière boutique.” Que tu proposes même si ça te fait un peu chier car ça va salir l’intérieur mais c’est ta connerie, faut l’assumer. “Vous… Vous voulez peut-être que je vous guide ?” Ça ne sera sûrement pas de refus vu que le pauvre type n’a pas l’air de pouvoir ouvrir les yeux.

@joseph keegan

C’est non. Twilight n’a officiellement pas plu à Joseph, qui n’a pas cru une seconde que ce genre de film romantique et gnan gnan pourrait lui plaire. D’abord, il n’a jamais eu d’intérêt pour les créatures surnaturelles. Vampires et loup-garou sont très loin dans sa liste de priorités. Des monstres, il en a côtoyé dans la vraie vie, et ils étaient bien plus terrifiants que ces suceurs de sang qui brillent au soleil. « Mais c’est ridicule ! En quoi c’t’un problème, de ressembler à un diamant au soleil ? J’aimerais bien ressembler à ça quand j’suis à la plage, perso. Je ne vois pas d’quoi ils s’plaignent. » Que Joseph s’agite en sortant de l’autobus, le téléphone plaqué sur l’oreille. C’est sa collègue de boulot qui a réussi à le convaincre de regarder quelques classiques du cinéma, lui qui ne s’est pas installé devant un film depuis l’éternité. C’est bien la première fois qu’il a le luxe d’avoir une télévision – et encore, elle ne lui appartient pas, elle était là quand il a signé son contrat pour faire partie de la collocation. « Même le truc est mal filmé. J’y connais rien en réalisation et tout, mais j’sais dès le premier coup d’œil que c’est pas visuellement intéressant. C’est quoi ce filtre bleu qui rend l’image complètement chiante du début à la fin ? J’veux bien croire qu’il pleut tout le temps dans cette ville-là, mais y’a des limites à échapper le galon de peinture dans l’objectif d’la caméra. » Il ne regarde pas vraiment où il va et où il met les pieds, son monologue lui grugeant toute sa concentration. « Et ne m’lance pas sur les acteurs. J’aurais pu faire mieux. Moi aussi j’peux plisser les paupières et me donner un air menaçant et mystérieux, j’ai pas besoin d’pouvoirs magiques pour y arriver. Non, vraiment, si ce film est un classique, tu m’as complètement perdu ! C’est ça, le cinéma ? Et tu oses me dire que c’est quelque chose qui manque à ma vie ? Et, du coup, non, j’ai pas l’intention de lire les livres, s’ils sont à la hauteur des films. » Oh, il aurait pu s’enflammer bien plus longtemps, mais dès l’instant où il s’apprête à répondre à sa collègue de travail qui lui conseille de regarder Harry-Potter, une masse brune liquide et lourde s’écrase sur le dessus de sa tête. Son réflexe est de balancer son téléphone sous l’effet de la surprise. C’était comme si un sorcier venait de le lui arracher des mains d’un coup de baguette. “Merde!” C’est une voix au-dessus de lui qui le dit à sa place mais il le pense très fort. Joseph s’est arrêté, complètement aveuglé, et il lâche des gémissements plaintifs en tentant de débarrasser son visage de la couche de peinture qui lui brûle les yeux. Il entend la jeune femme qui vient à son aide d’une seule oreille, son mode survie s’étant déclenché. “Il y a de quoi vous nettoyer à l’arrière boutique.” Il n’est pas en colère. Il n’a pas encore réalisé que la personne qui vient à son aide est la même qui lui a causé le malheur. « Oui, okay, okay ! » Il lance d’un ton irrité, bien qu’il n’ait pas du tout envie de la blâmer ou de lui faire sentir qu’il lui en veut. Pour l’instant, il veut seulement récupérer sa vision, lui qui en a déjà perdu la moitié de manière permanente l’année précédente. “Vous… Vous voulez peut-être que je vous guide ?” Grimaçant, inquiet, presque paniqué, il opine du chef, puis se rappelle au dernier instant, avant qu’ils n’entrent il ne sait où : « J’ai laissé tomber mon téléphone ! » Il vaudrait mieux qu’elle le récupère avant qu’un malotru profite de l’occasion pour se faire un peu d’argent de poche. Il n’est pas encore bien riche, Joseph, et il vaut mieux qu’il préserve le peu qu’il possède. Il espère seulement que la peinture n’a pas coulé sur l’appareil et que cette recette de potion magique opaque ne l’a pas brisé. « J’bouge pas, allez l’prendre s’il vous plait. » Il s’est arrêté, tangue comme un étourdi, ses mains tentant en vain de s’accrocher à quelque chose autour de lui, bien qu’il ne réalise pas qu’il tacherait tout ce qu’il agrippe.

Une catastrophe n’est jamais très loin. Quelle brillante idée de regarder son cellulaire quand on est en haut d’un escabeau, avec des passants qui naviguent juste en dessous. Enfin, Birdie n’aurait pas pensé que quelqu’un aurait eu le cran de passer littéralement en dessous - la malédiction des sept ans de malheur, tout ça tout ça. Un folklore dont Birdie croit, même si elle est loin de croire en la religion, en dieu ou en Dracula. Même si c’est fun aussi de penser qu’il y a un nid de vampires quelque part en Europe. Mais les vendredi 13 ou les miroirs brisés - ne parlons même pas de l’escabeau - c’est un big nono. La preuve encore une fois aujourd’hui. Un enchaînement de malheur pour le pauvre bougre s’engageant sous l’échelle, et bien c’est bien fait pour lui.

Cependant, ça implique aussi Birdie qui se met en mode alerte immédiatement. Elle descend de son perchoir d’une vitesse fulgurante, manquant même de se ramasser à la dernière marche dans sa précipitation. Ça serait fâcheux qu’elle se blesse à quelques jours de l’ouverture de son magasin. Mais elle réussit son coup en se rattrapant mieux que mal pour aller vers l’idiot qui a eu la bonne idée de passer quand il ne fallait pas, au moment où il ne fallait pas. « Oui, okay, okay ! » C’est qu’il a l’air désagréable par-dessus le marché, la petite sangsue en fronce des sourcils ; certes, c’est à cause d’elle s’il a reçu le pot sur la tête mais ce n’est pas de sa faute entièrement non plus. Elle s’apprêtait cependant à lui prendre le poignet pour l’entrainer à l’intérieur de la bâtisse quand ; « J’ai laissé tomber mon téléphone ! » Birdie lève les yeux au ciel en grinçant des canines. Est-ce qu’il va aussi lui dire d’aller lui chercher une pâtisserie en guise de dédommagement à ce rythme ? « J’bouge pas, allez l’prendre s’il vous plait. » “Hey hey hey, non non non, pas ici la main!” Si lui ne voit rien, Birdie sera alors sa vision aiguisée ; heureusement car l’inconnu était bien parti pour foutre de la peinture là où il ne fallait pas. Ce n’est pas le moment de foutre le bordel à sa décoration. “Voilà, là… Ici, c’est mieux.” Qu’elle lui dit en dirigeant sa main vers l’échelle. “Je reviens.” Parce qu’elle est quand même gentille, elle s’en va en quête du téléphone qui n’est qu’à trois pas. Par bonheur, pas d’égratinures apparentes, personne ne l’a volé ni n’a marché dessus par mégarde. “Trouvé! Allez, donnez-moi la main, je vais vous amener vers le lavabo. Faites attention à la marche juste là.” Elle se transforme en canne qui l’avertit à chaque pas quand il faut lever le pied ou faire attention à un meuble tout en lui tenant le bras. “Encore un peu et on est arrivés.” Qu’elle formule alors qu’ils passent le seuil de l’arrière boutique. Birdie lui pose la main sur le rebord du lavabo. “Voilà, c’est bon.” Oh Birdie.

C’est tombé du ciel. Une autre malédiction, puisque Joseph n’en collectionne visiblement pas assez. La loi de Murphy en chair et en os. Quelles étaient les chances qu’il passe en-dessous d’une échelle au moment exact où un pot de peinture marron a décidé de se jeter dans le vide ? Il s’attend à trouver des caméras cachées au coin de la rue, quand il retrouvera sa vision. C’est peut-être le karma qui le punie de regarder les films de Twilight plutôt que de rattraper son retard sur les classiques du cinéma ; dans tous les cas, il croit s’endormir devant n’importe quel long métrage parce qu’il est incapable de s’immobiliser et de ne rien faire, le loup nomade. Ses jambes sont en feu, des fourmis y vivent, et il doit les réchauffer pour qu’elles ne deviennent pas de véritables fourmilières. Il aura appris sa leçon aujourd’hui et ne passera plus jamais près d’une échelle – il évitera les chats noirs et les miroirs cassés aussi, tiens.

La responsable de l’accident ne tarde pas à faire acte de présence. C’est sa voix que Joseph entend en premier par-dessus le brouhaha de ses propres pensées affolées. Elle se propose pour l’aider à trouver son chemin, nouvellement aveugle qu’il est, et il est bien forcé d’accepter parce qu’il ne sait plus où il met les pieds. Il est déjà habitué à ne voir que la moitié de la vie, il n’est pas encore à l’aise de marcher à tâtons dans une ville animée où voitures et autobus se disputent la rue achalandée. Cependant, il a laissé tomber son téléphone, et il refuse de l’abandonner parce qu’il ne pourrait pas se permettre d’en acheter un autre pour le moment. Sans lui, il ne pourrait plus communiquer avec son travail, et il tente du mieux qu’il peut de ne pas foutre cette opportunité en l’air, comme il sait si bien le faire. “Hey hey hey, non non non, pas ici la main!” Il s’immobilise, soulève sa main qu’il faisait aller dans tous les sens pour s’accrocher à n’importe quoi. Il a les mains tachées, aussi ? Il ne s’en était pas rendu compte. Après tout… IL NE VOIT RIEN. “Voilà, là… Ici, c’est mieux.” Docilement, mais geignant sans cesse à cause de la sensation de brûlure que lui prodigue la peinture à travers les fentes de ses paupières closes, il accroche l’objet qu’elle lui cède. Il reconnait la structure de l’échelle. « Merci. » Il bredouille quand elle lui dit qu’elle reviendra, sûrement pour récupérer le téléphone, il espère. Un soupir rassuré d’échappe de ses lèvres quand elle le trouve et lui fait savoir. Puisqu’elle le demande, il lui tend sa main, elle l’attrape, et il se laisse guider à travers le dédale de la boutique, incapable de savoir s’il salit le sol, les meubles, des objets en vente. Il se sentira mal plus tard. Pour l’instant, il veut éviter de perdre son tout dernier œil et ses pensées ne se préoccupent de rien d’autre. “Encore un peu et on est arrivés.” L’odeur ambiante change. Elle est passée d’un agréable effluve de papeterie au parfum du bois fraîchement scié. Ils ont changé de pièce. Il aurait envie de crier Hallelujah quand ses doigts enveloppent la surface froide du lavabo en céramique. Son premier réflexe est d’asperger son visage mais il constate, bien rapidement, que la peinture liquéfiée lui brûle encore plus la rétine. « Aie ! » Sa mâchoire est serrée, ses deux mains tremblantes, son visage crispé dans une grimace. « Aidez-moi, j’sais pas c'que j'fais. » Il demande sous la précipitation, son cœur battant à mille à l’heure dans sa poitrine. La douleur n’annonce rien qui vaille. La liste d’ingrédients sur les pots de peinture est toujours bien longue et fournie, et c’est sans compter les symboles de tête de mort et d’avertissement qui occupent une grande place sur l’étiquette. « Une serviette, ou quequ'chose pour absorber l'liquide, j’sais pas. » Qu’il propose en balayant l’air devant lui, agité, nerveux, mais surtout inquiet.          


@Birdie Cadburry je m'en retourne regarder HP2

Il y a l’univers qui doit bien se foutre de la gueule des deux protagonistes. Ça jubile et ça se marre de les faire se croiser de nouveau, comme par HasArD, avec un foutu pot qui tanguait sur un escabeau. En même temps, on dit toujours qu’il ne faut pas passer sous un escabeau, y’a une raison valide et prouvée aujourd’hui. Ca va bien plus loin qu’une simple effusion de peinture mal placée sur la tronche du pauvre type malheureux qui se retrouve avec une teinte qui ne lui va pas, pense non sans amusement Birdie. C’est ça, c’est ça, moque toi dans ta tête, on verra si tu continueras à rire tout à l’heure. Après tout, la révélation approche et on n’est jamais prêt.e à revoir les fantômes de son passé, surtout ceux qu’on enfouit le plus profondément en soi pour ne pas y faire face. Le déni, c’est une technique comme une autre et ça a fait ses preuves. Enfin… Sauf quand ça déborde sans prévenir, qu’on perd contrôle et qu’on ne gère plus rien. Birdie n’est pas un exemple de maîtrise mais elle se défend quand même bien dans ce domaine. Surtout quand ça l’arrange. Ne pas y penser, ne pas s’en émouvoir, jamais. Cependant, ça n’empêche jamais les démons de venir toquer quand il ne faut pas.

Un peu comme là, où ça serait presque une combinaison mortelle de vendredi 13, d’un miroir cassé et de ce foutu escabeau. Cependant, candide et remplie de bonnes intentions, Birdie guide le malheureux dans son magasin. Elle fait attention que les murs ne soient pas touchés ; pour le reste, ce n’est pas grave. Ça se nettoie ou, au pire, ça sera une touche personnalisée. Une bonne anecdote à raconter de cette fois où elle a renversé un pot de peinture sur un passant. Pas sûre qu’elle raconte cette anecdote, ceci dit. Mais ça, elle l’ignore. L’ignorance est douce alors qu’elle dépose sa main sur le lavabo avant de passer la sienne dans sa chevelure maintenant colorée en noir. Une lubie temporaire mais qui lui va bien - il faut dire qu’elle est du genre à être toujours aussi jolie comme un cœur même avec un sac à patate sur la tête, hein. C’est pas elle qui le dit, c’est les autres, oui oui. « Aie ! » Elle était partie chercher un torchon ou une serviette qui pouvait trainer - par bonheur, y’a un torchon dans ce qui sert de kitchenette car il faut bien se nourrir - et elle revient au pas de course pour voir ce qu’il se trame. « Aidez-moi, j’sais pas c'que j'fais. » Birdie grimace légèrement, non pas par dégoût mais par compassion car ça doit piquer au bout d’un moment, nan ? « Une serviette, ou quequ'chose pour absorber l'liquide, j’sais pas. » “J’ai, j’ai!” Elle agite le torchon avant de le lui mettre dans la main. “Je suis vraiment désolée. Ca ne vous brûle pas, j’espère ? Sinon, j’appelle quelqu’un… Genre les urgences ou quoi.” Il ne faudrait pas que ça brûle le visage ou, pire, les yeux. La jeune femme passe une main contre son front avant de filer de nouveau. “Je dois avoir un autre essuie tout…” Qu’elle commence à s’agiter en cherchant dans les quelques tiroirs de l’arrière boutique. Ô si elle se retourne et qu’elle croise un des visages qu’elle tente le plus d’oublier…

Ça aura beau lui brûler jusque dans la rétine, il faut dire que Joseph est un habitué de la douleur. Certains seraient sûrement en train de se rouler au sol tant les produits chimiques dans la teinture agresse leur rétine, mais l’homme arrive à garder le contrôle. Certes, ses muscles sont tous tendus et son ton est pressé et presque austère, mais heureusement pour les clients dans la boutique (il y en a ? il ne sait pas du tout), personne n’hurle dans l’espace des employés. Même s’il paraît bien résister à la sensation de brûlure malgré les onomatopées qu’il échappe, il insiste. Il aura besoin d’un meilleur coup de main que celui que lui a prodigué la jeune femme jusqu’à présent, et son dévolu se jette sur une serviette. “J’ai, j’ai!” Qu’elle affirme en lui envoyant des coups de vent avec l’objet qu’elle agite sous le nez. Il tend la main dans le vide pour tenter de l’attraper et il lâche un dernier grognement plaintif jusqu’à ce qu’elle enfonce le bout de tissu dans sa paume. Il se retourne naturellement vers le lavabo pour faire couler de l’eau tiède dans la serviette et il arrive un peu mieux à nettoyer le plus important. À ses côtés, la vendeuse maladroite lui propose d’appeler les urgences mais ce n’est pas dans ses plans de passer sous les radars des médecins. Ils trouveraient d’autres problèmes dont il n’a pas envie de parler. Joseph, il veut crever sans savoir pourquoi et, surtout, sans s’y attendre. Une surprise un matin, comme les cadeaux qu’a apporté le père-Noël durant la nuit. Revivre l’ignorance de l’enfance une dernière fois avant de s’en aller pour de bon. Mourir sans savoir que c’est la mort. « Non, c’pas nécessaire. J’ai déjà eu bien pire dans l’œil. » Il grommelle dans sa barbe en terminant d’éponger ses paupières. Il n’ose pas les ouvrir tout de suite, craignant que du produit soit encore logé dans les plis de sa peau. “Je dois avoir un autre essuie tout…” La voilà à disparaître encore tandis que Joseph a toujours la tête enfoncée dans le bassin en céramique froide et qu’il se met à murmurer des mots pour se rassurer. « Tout ira bien. » Et encore : « C’est juste un peu d’peinture. » Elle sursautera, la vendeuse, quand elle verra que l’un de ses yeux est complètement vitreux sans savoir qu’il était déjà ainsi abimé. Bon, il y a certainement une autre chose qui la fera sursauter encore plus.

Avec un recoin sec de la serviette, Joseph tapote les dernières gouttes humides dans son visage avant de tenter d’ouvrir un œil. Au départ, il sent la morsure du liquide toxique mais ses larmes naturelles viennent nettoyer les dernières traces au fur et à mesure qu’il fait papillonner ses cils. Un regard dans le miroir suspendu au-dessus du lavabo le fait grimacer : le blanc de ses yeux est devenu… le rouge de ses yeux. « Ça va aller. J'suis O.K. » Qu’il annonce à voix haute pour que la demoiselle l’entende de l’autre côté de la pièce. Elle peut arrêter de chercher de l’aide, Joseph ne mourra pas dans son arrière-boutique. Puis, reposant ses yeux sur son reflet, il croise celui de… Birdie et se fige en même temps qu’elle. Refusant de bouger le moindre muscle tant l’insécurité a pris le contrôle, il se fixent comme deux chats qui se rencontrent au coin d’une ruelle sans que l’autre ne se soit annoncé. « Bird ?.. » Ses traits ont été repeints par le temps mais il pourrait reconnaître ces yeux, ce nez, ces lèvres et ces joues bien arrondies parmi mille.  

« Non, c’pas nécessaire. J’ai déjà eu bien pire dans l’œil. » Une phrase qui t’interpelle un peu et qui t’intrigue beaucoup. Tu mords fort ta langue pour ne pas jouer les curieuses car le contexte ne s’y prête pas trop. Depuis quand Birdie Cadburry attend et réfléchit avant de parler ? Il faut dire que pour le moment, la situation est assez critique à tes yeux - sans mauvais jeu de mots - et tu as la flippe que l’oeil du type que tu regardes avec appréhension tombe de lui même au sol. Rien que l’idée te répugne totalement. Ou pire, que son visage s’infecte, que les veines ressortent, qu’il devienne tout boursouflé et qu’il ne puisse plus respirer. Ton magasin n’est pas encore ouvert, il est hors de question d’y avoir déjà un mort dedans! Ah, Birdie, tes priorités parfois ne sont qu’un étalage de mystères. Puis pour ta conscience, tu vas quand même à la recherche d’un autre essuie tout car mieux vaut trop que pas assez. « Tout ira bien. C’est juste un peu d’peinture. » Mais tu n’entends pas, trop occupée à chercher et trop loin pour cela. Au moins, il t’épargne un aller/retour aux urgences, c’est quelque chose dont tu lui ai silencieusement reconnaissante.

« Ça va aller. J'suis O.K. » T’as pas trouvé ce que tu voulais mais apparemment… Ça va ? “Vous êtes sûr ? Y’a rien de gonflé ou qui paraît infecté ? Ca brûle pas ? On voit pas les veines ?” Que tu demandes à la suite sans prendre de respiration ni de donner le temps à ton interlocuteur de répondre. Tu reviens sur tes pas vers la petite pièce d’eau alors que le type se regarde dans le miroir et… Tu te figes. Tu te liquifies sur place. Le coeur tombe, les membres tremblotent, l’angoisse laisse place au choc. « Bird ?.. » Tu as perdu toute vitalité sur ton visage et t’as la sale impression que tes membres s’engourdissent. T’as le palpitant et tu te sens tiraillée par deux envies ; celle de fuir et celle de lui foutre un pain. “Ca va mieux, t’as dit, pas vrai ?” Tu t’approches de lui et vu que ton poing part pour aller rencontrer sa tronche, inutile de préciser quelle envie a pris le dessus. “Comment tu peux te regarder dans un miroir, espèce de connard d’enfoiré ?!” Et là, c’est comme si le tuyau était ouvert. La fureur prend le dessus, les émotions sont multiples et intenses, tu trembles de partout alors que tu te mets à le frapper sans vraiment te rendre compte où ça atterrit. Des poings et des claques qui atterrissent (ou pas) sur Joseph, sur un de ces visages que tu tentais d’étouffer et d’oublier après toutes ces années. Tu sens les larmes de colère, de rage, de tristesse, de déception, de blessure que ce visage peut représenter. Tu t’acharnes en l’insultant sans aucun scrupule. Tu es une lionne en furie qui venge la jeune femme blessée au fond d’elle même si ça ne changera absolument rien dans le fond.

Ça a été la panique, puis le wagon peut remonter la pente de la montagne russe. La brûlure s’estompe, la peinture lentement remplacée par l’huile que s’applique à pomper les glandes qui bordent la ligne de ses paupières. Quelques clignements des yeux et il sera comme neuf.  Une énième blessure qui ne causera pas de cicatrices. “Vous êtes sûr ? Y’a rien de gonflé ou qui paraît infecté ? Ca brûle pas ? On voit pas les veines ?” Cette fois, il a presque envie d’en rire. Alors il le fait. Il ricane, bon vivant, terminant de tapoter sa vision avec la serviette, se débarrassant du souvenir de la blessure. C’est facile, pour lui. Tourner la page. Ce n’était qu’un peu de produit chimique dans ses yeux. Ça se guérit. Ça se soigne. Contrairement à d’autres blessures, plus profondes, pour mieux remonter à la surface le mauvais jour.

Quand il croise le regard de Birdie, il n’y croit simplement pas. Son cœur manque un battement et son corps s’immobilise, victime de Médusa. Le malaise se traduit aussi dans le visage de la jeune femme, qui s’approche de lui après lui avoir posé une question pleine de sous-entendus. Joseph n’a même pas l’instinct de lever sa main pour se protéger du coup qui lui percute le nez de plein fouet. Seulement après, quand il se recule par pur réflexe, il se plaque la paume sur le ruban de sang qui ruisselle de sa narine. Il ne dit rien. Ne se plaint pas. Il n’est pas la victime. “Comment tu peux te regarder dans un miroir, espèce de connard d’enfoiré ?!” C’est son devoir d’endosser la vague de colère qui se rue ensuite sur lui. Les prochains coups, il leur évite de causer trop de mal. Il arrive à trouver une position qui ne fait pas couler plus d’hémoglobine, et se sont les muscles de ses bras, ainsi que ceux de son dos, qui amortissent le choc. Il veut que la tempête se calme mais, vraisemblablement, Birdie ne s’épuise pas. Bouleversée par des hauts de cœur, des hoquets incontrôlables, elle laisse se déchainer toutes les émotions qu’elle n’a pas pu lui adresser ce jour-là. Quand il est parti comme un lâche sans lever le petit doigt. Trop froussard pour faire la bonne chose et éviter à son amie de ne plus apprécier son reflet. Alors qu’elle était pétillante. Vivante. Les couleurs que jalousent tous les arcs-en-ciel.

« Arrête. » Il dit fermement, sans colère. Elle veut lui éviter de se faire mal aux rotules. Submergée par la colère, elle ne doit plus sentir la douleur. Son cerveau a envoyé dans tout son corps de la morphine naturelle. Il connait ça. Mais elle n’arrête pas, continue de plus bel, et Joseph doit lui attraper les poignets et l’immobiliser, même si ça le brise de le faire. Il ne devrait pas avoir de contrôle sur son corps. C’est le sien. « Arrête-toi, tu vas t’faire mal ! » Il insiste, serrant un peu plus fort sa poigne sans pour autant broyer ses os. Il veut la ramener sur Terre. Elle déteste cette proximité mais il ne peut pas faire autrement. Pour elle, il doit garder son sang-froid, même si c’est dix ans trop tard.

Birdie est déchaînée. Après la réalisation de la personne en face d’elle, son esprit puis son corps ont réagi plus vite que son cerveau n’a pu encaisser. Ce sont des souvenirs qui reviennent, des images par flash qu’elle essaie par tous les moyens d’étouffer et d’effacer de sa mémoire depuis presque quinze ans. Son fardeau à porter depuis autant d’années qui a provoqué des peurs qu’elle n’aurait jamais eu si ce connard en face d’elle avait fait quelque chose. S’il avait réagi, dit quelque chose. S’il l’avait protégé, tout simplement. La Cadburn ne veut pas repenser à ces instants et pourtant, la présence de Joseph l’y force sans qu’elle n’ait rien demandé. On le lui impose comme un vicieux rappel que sa vie n’a pas toujours été belle et tranquille. Oh non, elle ne l’est plus depuis ce jour-là. Ce jour qui a chamboulé sa vie, son mental, sa personnalité, son existence toute entière. Elle se bataille contre vents et marées depuis ce jour-là, naviguant entre le calme et la tempête quand elle survient. Et là, c’est clairement la tempête qui prend ses membres alors qu’elle assène des coups qu’elle espère douloureux à cet enfoiré. Mais au vu de son gabarit, et de celui de l’homme, il est certain que l’adrénaline la fait sentir plus forte qu’elle ne l’est réellement. La sensation de ne pas savoir rendre la douleur la rend hors d’elle.

Il tente de se protéger alors qu’il devrait affronter, le lâche. Mais il l’a toujours été et force de constater qu’il le sera toujours. A se recroqueviller, à se retourner pour éviter que la petite fée en furie se déchaîne sur son visage. Oh qu’elle pourrait lui refoutre de la peinture dans les yeux si ça lui permettait de faire disjoncter son cerveau jusqu’à ce que mort s’en suive. C’est le seul châtiment qu’il mériterait. La souffrance. « Arrête. » Un cri de rage de l’entendre dire ça et les coups repartent de plus belles. « Arrête-toi, tu vas t’faire mal ! » Avant qu’il ne finisse par l’immobiliser, poignets piégés par ses mains. Elle lui crache dessus en se débattant. “Lâche moi, connard! J’ai déjà eu mal par ta faute! Pourquoi t’as pas dit ça à ton pote à l’époque, hein ? Lâche moi ou je te jures que je t’en fous une assez forte pour que tu restes castrer à vie!” Qu’est-ce qui l’en empêche de le faire maintenant ? “Tu me dégoûtes, c’est d’ta faute tout ça, et prétends pas que t’en as quelque chose à foutre de mon bien être car t’as déjà prouvé que non!” Sinon, il aurait dit quelque chose. Il se serait rebellé. Il aurait l’aurait ouverte. Mais non. Pauvre petit mouton qui a préféré jouer les sourds alors qu’on la détruisait de l’intérieur. Il mérite de crever. Lui et toute sa bande de potes.

Joseph ne voulait pas contraindre Birdie à un contact comme celui-là. Lui restreindre les mouvements, c’est lui rappeler la dernière fois qu’ils se sont vus. Quand elle se faisait trainer dans la pièce voisine par deux brutes épaisses qui avaient diminué la jeune femme au rang d’objet de plaisir. Ce n’était pas Joseph qui lui avait pris les poignets comme il le fait aujourd’hui, mais il avait apporté la proie dans le piège à ours qui s’était refermé sur eux (sur elle) avec une violence inhumaine. Non, jamais le brun n’aurait pensé que cette histoire se termine de la sorte. Il connaissait ses amis cruels, même s’il était aveugle à la majorité des actes qu’il commettait, mais jamais il n’aurait pensé que Birdie, aussitôt ses pieds posés dans l’antre des bêtes, se ferait subtiliser son libre arbitre. Il n’a pas pu réagir sur le coup. Joseph est resté la gueule grande ouverte, ses neurones bouillonnant de colère, et complètement vulnérable. De relever le problème dans l’acte lui aurait coûté le confort de sa chambre, lui qui avait côtoyé les rues pendant trop longtemps et qui avait goûté la poussière acre. Il aurait perdu cette famille qu’il s’était enfin trouvée, à défaut d’avoir perdu l’autre.

Alors il n’a rien fait. Et, aujourd’hui, il paye le prix de la culpabilité, maintenant que les souvenirs retombent en vagues dans l’arrière-boutique de Birdie. Non, il n’a pas envie de la toucher, mais il y est forcé pour limiter les dégâts. Elle ne peut rien contre la masse qu’il représente. Malgré son absence de muscles, il est bien plus grand qu’elle, et de se défendre contre ses poings n’est pas ardu. C’est elle qui peut s’effriter les jointures, et il veut lui éviter le sang. “Lâche moi, connard! J’ai déjà eu mal par ta faute! Pourquoi t’as pas dit ça à ton pote à l’époque, hein ? Lâche moi ou je te jures que je t’en fous une assez forte pour que tu restes castrer à vie!” Déglutissant péniblement, il secoue la tête à la négative sans lâcher ses yeux des siens. Il ne peut pas délivrer ses poignets. Ce serait pire. Elle doit se calmer, même si l’exercice lui gruge toute l’énergie qu’elle possède. Si les yeux de Joseph sont gorgés d’eau, il ne laisse pas les larmes couler. Pour eux d’eux, il doit rester solide, même si ce n’est pas le rôle qu’il espérait obtenir. Il comprend sa colère. Elle est complètement justifiée. Mais elle leur nuira. “Tu me dégoûtes, c’est d’ta faute tout ça, et prétends pas que t’en as quelque chose à foutre de mon bien être car t’as déjà prouvé que non!” La voix cassée, il convient : « T’as raison, c’est ma faute. » Quel genre d’excuse pourrait-il formuler ? Il ne mérite pas le pardon, et ce n’est pas ce qu’il souhaite obtenir. Il veut seulement lui éviter plus de douleur. « Castre-moi si tu veux, mais qu’est-ce que ça changerait ? Ça n’effacera rien du tout, et ça foutra pas ces types en prison. » Il veut qu’elle sache l’essentiel : il n’a jamais été dans leur camp lorsque ça concernait ce genre de violence. Il suivait les règles pour survivre et aujourd’hui il s’est émancipé. « J’sais que c’est pas une excuse, mais j’étais perdu, Bird, et si j’avais essayé de l’arrêter, aucun de nous ne serait là aujourd’hui. » Joseph aurait terminé avec une balle dans la tête et Birdie aurait été exécutée à sa suite, pour ne laisser aucun témoin. Ce scénario, il l’a roulé en boucle dans sa tête quand il avait trop de temps derrière les barreaux. « On s’rait morts, ils auraient dompé nos corps dans une rivière, ou j’sais pas quoi. Mais si j’avais pu… J’te jure, j’l’aurais fait. Et si j’avais su, j’t’aurais jamais ramené là. »

« T’as raison, c’est ma faute. » Tout comme c’est de sa faute s’il est confronté à la colère tempétueuse d’un oiseau qui a été brisée y’a des années de ça. Plus d’une décennie est passée et pourtant, c’est toujours en elle, ce mal qui la ronge et qui rôde, prêt à attaquer à la moindre faiblesse de la jeune femme. Alors quand ce connard décide de ne pas la lâcher, elle se démène encore plus parce que de quel droit il ne la laisse pas faire ? Il récolte pour ce que les autres ont semé, pour ce qu’ils ont fait, témoin inerte et silencieux de ce qui l’a brisé intégralement au plus profond d’elle-même. Tous les mots ne suffiront jamais à exprimer ce qu’elle ressent - et merlin sait à quel point elle en a écrit pour essayer. Revoir Jo est revoir un traumatisme personnifié. Une personne qui partage le souvenir d’une des étapes de sa vie la plus douloureuse. Elle aurait préféré le savoir mort, les savoir tous morts car c’est ce qu’ils méritent. « Castre-moi si tu veux, mais qu’est-ce que ça changerait ? Ça n’effacera rien du tout, et ça foutra pas ces types en prison. » Son coeur tambourine alors que les larmes de rage continuent à perler dans le coin de ses prunelles. Elle tortille ses bras pour extraire ses poignets mais force de constater que Jo reste toujours plus costaud et physiquement plus fort qu’elle. Elle va finir par se mettre à la boxe. Elle aurait dû s’y mettre. Elle aurait pu lui rendre la monnaie de sa pièce. Elle se sent diminuée. Encore une fois.

« J’sais que c’est pas une excuse, mais j’étais perdu, Bird, et si j’avais essayé de l’arrêter, aucun de nous ne serait là aujourd’hui. » Mais peut-être que si elle se calme, il va libérer. De toute façon, sa réplique lui coupe le souffle. Il était perdu ? “T’étais perdu ?” répète-t-elle avec une voix anormalement aïgue et complètement enrouée. Il était perdu ???? « On s’rait morts, ils auraient dompé nos corps dans une rivière, ou j’sais pas quoi. Mais si j’avais pu… J’te jure, j’l’aurais fait. Et si j’avais su, j’t’aurais jamais ramené là. » Elle se tortille assez pour le pousser violemment, même si les doigts la menotent toujours. “Mais j’aurai préféré être morte que subir ça!” crie-t-elle avec rage. “On a abusé de moi et toi, t’étais perdu ? Je dois pleurer pour toi, t’excuser et effacer tout ? Parce que t’étais perdu ?” Celle-là, clairement, elle ne s’y attendait pas. Il se fait passer pour une victime alors que c’est elle la victime de l’histoire. Elle qui n’a même pas eu les ovaires à l’époque pour aller porter plainte. “Ca m’a tué quoiqu’il arrive. Une partie de moi est morte ce jour-là. Alors essaie pas de te faire passer pour quelqu’un qui a agi pour le mieux. T’es qu’un putain de lâche qui m’a laissé pourrir!” Et enfin, elle réussit à se détacher de son emprise en reculant fort. Que Jo soit rassuré, Birdie a l’air de vraiment reculer et même de se détourner. Les mains sur son visage alors qu’elle inspire et expire profondément pour tenter de se calmer. “Casse-toi d’ici.” Elle se retourne, sa vision lui faisait horreur et là voilà en train de lui balancer le premier objet à portée de main - un stylo. “CASSE-TOI!”

“T’étais perdu ?” C’est plus compliqué que ça. Bien sûr que ça l’est. Il y avait des variables, des dizaines de dénouements possibles, des portes qui menaient vers un précipice et d’autres vers le néant. Joseph n’a pas eu le temps de faire de choix. Du moment où le poignet de Birdie a été empoigné jusqu’à ce qu’elle se fasse enfermer dans la pièce contiguë, un seul s’est présenté à lui : le silence complet. Il avait senti des yeux accusateurs se fixer sur lui comme l’encre sur la peau et il avait compris qu’il s’agissait d’un test. S’il avait contesté la direction que prenait la soirée, il aurait été chassé de la meute de loups. Et les loups, ils se font arracher la carotide plutôt que de se faire offrir la liberté. Peu après, Birdie aurait suivi et ils se seraient peut-être revus dans une tombe commune. “Mais j’aurai préféré être morte que subir ça!” Le mal qu’ils ont causé à Joseph n’égalera jamais celui fait à Birdie. Il ne s’est pas fait restreindre dans ses mouvements et n’a pas été réduit au statut de l’objet. Il ne comprendra jamais la profondeur de la douleur qu’elle a ressenti lorsque sa bouche a été couverte d’une paume brûlante afin d’interdire les cris – aurait-elle pu crier, de toute façon ? Mais Joseph n’a jamais souhaité la mort et, ce jour-là, c’est son instinct de survie qui a pris le contrôle sur son corps. Pour se fondre à la masse, il a même accueilli entre ses doigts le goulot de la bouteille de whiskey qui tournait puis il a bu dans l’espoir de ne plus jamais se rappeler ce que ça fait, de trahir quelqu’un. “On a abusé de moi et toi, t’étais perdu ? Je dois pleurer pour toi, t’excuser et effacer tout ? Parce que t’étais perdu ?” Il ne peut que la couvrir d’un regard désemparé et lui répondre par le biais de son mutisme coupable. Il sait que ça n’aurait pas pu être autrement. Il a joué la scène en boucle dans sa tête, a modifié des éléments tels que l’heure, le moment, la pièce, les personnes présentes. Puis il est venu à la conclusion que la seule solution possible aurait été de ne jamais s’accompagner de son amie en rendant visite aux manthas. Mais il était fier d’eux, d’elle, fier d’avoir un semblant de vie et des poches remplies, lui qui n’avait jamais rien eu de sa vie. Même son lit d’enfance, on lui rappelait sans cesse qu’on pouvait le lui retirer s’il agissait mal. On le punissait en lui volant ses vêtements, en le dénudant devant la fenêtre pour lui dérober la seule chose qu’il pouvait seulement espérer de préserver : son humanité. Il a gouté à tout ; du gras de porc pur aux graviers. Puis sont arrivés ces gens dans sa vie, ces criminels qui s’en prenaient aux autres mais pas à lui. Pour la première fois de sa vie, il n’était plus la victime de personne. À l’époque, il n’aurait jamais eu le courage de se rebeller contre ceux qui lui donnaient la seule chose dont il avait besoin pour ne pas songer à se laisser mourir de faim parce que tant pis. « Je suis désolé. Je suis désolé. » C’est tout ce qu’il peut dire. Il a passé l’âge des excuses. Il ne peut qu’assumer ses torts et ne jamais prétendre avoir souffert autant que la vraie victime à ce moment-là. “Ca m’a tué quoiqu’il arrive. Une partie de moi est morte ce jour-là. Alors essaie pas de te faire passer pour quelqu’un qui a agi pour le mieux. T’es qu’un putain de lâche qui m’a laissé pourrir!” Battant à retraite, il n’arrive plus qu’à baisser les yeux. Il peut seulement lui offrir la possibilité de ne plus jamais croiser son chemin. Il y a des choses qui ne peuvent pas se guérir, des maladies incurables.

“Casse-toi d’ici.” Il esquisse de justice le stylo projeté par la fureur elle-même. Il n’insistera pas, quoique. « J’connais leurs vrais noms. » Certains se cachaient derrière des pseudonymes, par sécurité. « Plusieurs ont crevé dans une fusillade en 2019. Mais pas… » Pas le monstre qui a couvert sa peau de boue, taché son âme. « Pas lui. » Il a déjà commencé à se reculer pour lui montrer sa bonne volonté de l’écouter. « J’ai déjà fait mon temps en taule pour c’que j’ai fait. Pas lui. » Il regrettera peut-être ce qu’il dit ensuite, mais l’émotion et la culpabilité l’ont convaincu de le faire : « J’peux témoigner si c’est c’que tu veux. » Implanter une idée, une possibilité, pour réfléchir, si ça peut aider une victime à couper ses liens avec son passé.        

« Je suis désolé. Je suis désolé. » Qu’est-ce que Birdie peut en avoir à faire de ses excuses. Ce n’est pas des excuses qu’elle veut entendre. Elle aurait aimé des actions dans le passé. Le mal est fait. Si la jeune femme se laisse facilement attendrir par son affection pour ses proches et ses amis pour leur pardonner, c’est un cas très différent avec Joseph. La rancune est tenace et c’est tout à fait légitime. La colère est toujours présente, aussi bien envers son inaction dans le passé que le toupet de l’univers de le remettre sur sa route. Comme ça, sans crier gare. Toutes ces années à tenter d’oublier cet épisode de sa vie si sombre, qui la tourmente malgré elle encore aujourd’hui parce qu’on ne peut jamais vraiment oublier. Mais elle l’ignore, elle le laisse dans un coin dans sa tête… Jusqu’à ce que ce fantôme plus vrai que nature revienne en face d’elle pour lui rappeler la réalité des faits. C’est arrivé, Birdie. C’est réel.

« J’connais leurs vrais noms. » Son visage blémit alors qu’elle a l’impression de perdre toute chaleur. Comme un saut d’eau qu’on lui déverse sur le corps entier. Un seau d’eau glaciale avec des glaçons. « Plusieurs ont crevé dans une fusillade en 2019. Mais pas… » Elle a un haut d’coeur. Elle a envie de vomir. “Tais-toi.” qu’elle dit, mais sûrement trop bas parce que Joseph enchaine. « Pas lui. » Birdie va chercher l’appui sur le premier meuble qu’elle trouve sous sa main, qui tremble furieusement. Il est encore vivant. Il est encore vivant et peut-être même encore à Brisbane. Elle a envie de vomir. « J’ai déjà fait mon temps en taule pour c’que j’ai fait. Pas lui. » L’oiseau tremble. Ce fils de pute de chien n’a jamais été en taule. « J’peux témoigner si c’est c’que tu veux. » Le regard se pose de nouveau sur Joseph. Un regard froid, si froid, qui ne lui ressemble tellement pas. Le visage si fermé. “Parce que tu penses que je vais aller porter plainte ? Maintenant ? Plus de dix ans après ? Mais tu veux quoi, au juste, qu’on m’humilie encore plus ? Qu’on se foute de ma tronche ? T’as rien dans le crâne ou quoi ?” Elle tente de respirer mais ça devient difficile. “J’ai juste envie de t’étrangler pour m’avoir donné des informations que j’avais pas envie d’avoir. Surtout pour m’entendre dire qu’il est encore là, quelque part, et qu’il peut revenir n’importe quand pour remettre ça.” Elle a vraiment l’impression d’être au bord d’un précipice. Elle ne s’était pas levée ce matin pour subir ça. “Il est toujours à Brisbane ?” C’est la seule question qui l’intéresse à présent. “C’est tout ce que je veux savoir. T’en as déjà dit trop. Après, tu te casses d’ici. Je veux plus entendre parler d’toi.” C’est déjà tellement irrespirable. Birdie sait que sa journée est foutue. Elle va tout remballer et rentrer chez elle. Elle va se réfugier auprès de Jordan, en espérant qu’il n'ait pas de client avec lui. Elle a besoin d’air aussi. Sa poitrine est tellement serrée, ses poumons vont étouffer. Les souvenirs sont si violents.

Une dizaine d’années s’est écoulée. Joseph se souvient encore des faits, du chemin qu’il a emprunté avec Birdie pour se rendre à l’appartement en pagaille que les manthas appelaient le quartier général à l’époque. Les formes et les couleurs des graffitis sur les murs en plâtre, qui cernaient les deux canapés du salon, lui reviennent encore en rêve. Il se souvient sa propre signature derrière la lampe, un grand JO aux lettres gonflées comme des ballons, ceinturées par toutes les autres ; Alex, Roller, Dylan… Une tapisserie qui permettrait à la justice de lister tous les coupables, si l’incendie n’avait pas suivi la fusillade de 2019. Si Joseph n’a plus revu les garçons qui l’ont initié à leur style de vie, il a vu certains visages paraître dans les journaux le jour suivant l’attaque. Un portrait des victimes un peu cliché avait été dressé à la manière d’une enquête de série policière américaine. Il revoit les photos en noir et blanc, pixelisées, mais pas le regard de chef de meute de Dylan. Il se rappelle aussi ne pas avoir été surpris que ce soit l’un des seuls à s’être échappé des griffes de la justice vindicative. Ça tue Joseph de se replonger dans ces souvenirs, mais il raconte cette histoire à voix haute dans l’espoir que quelques détails puissent apporter un réconfort prochain à la victime de son inaction. À l’époque, il n’a pas levé un petit doigt, trop confus, gelé et coincé dans le piège que représentait le gang. Aujourd’hui, il n’y a plus rien qui l’attache à ce passé.

“Parce que tu penses que je vais aller porter plainte ? Maintenant ? Plus de dix ans après ? Mais tu veux quoi, au juste, qu’on m’humilie encore plus ? Qu’on se foute de ma tronche ? T’as rien dans le crâne ou quoi ?” Il ne sera jamais à sa place, ne pourra pas comprendre comment la chimie de son cerveau s’est modifié se jour-là. Il devra accueillir chaque reproche légitime, ne rien remettre en question. Il est le premier à savoir qu’un viol peut briser une âme, la fendre en deux. Il n’a lui-même jamais guéri. “J’ai juste envie de t’étrangler pour m’avoir donné des informations que j’avais pas envie d’avoir. Surtout pour m’entendre dire qu’il est encore là, quelque part, et qu’il peut revenir n’importe quand pour remettre ça.” Dents serrées, il s’empresse de secouer la tête. Il ne pense pas que Dylan est encore à Brisbane. Ça aurait été un choix suicidaire. Il doit avoir fui dans une autre ville australienne dans l’espoir de ne jamais se faire choper par les ouvriers de la ruche, qui savaient que certains manthas avaient fui le lieu de la fusillade avant de se faire transpercer de balles. “Il est toujours à Brisbane ?” Il relève les yeux. “C’est tout ce que je veux savoir. T’en as déjà dit trop. Après, tu te casses d’ici. Je veux plus entendre parler d’toi.” Il n’en aura jamais la certitude mais il peut au moins tenter de calmer ses peurs. « J’l’ai jamais revu. » Il passe sa main dans sa barbe, pensif. « Il n’est sûrement plus ici, mais il n’a jamais eu d’passeport, alors il a dû se cacher dans une autre ville australienne. » Dents serrées, il se fait violence pour admettre, avec honte : « J’connais son parcours, sa famille aussi. Alors il est retraçable, ça j’en suis certain. » Joseph avait toujours été la maman ourson du gang, le plus gros sentimental et empathique de la bande de crocodiles. C’est à lui que les types se confiaient avec tout l’embarras du monde, et il accueillait moults secrets au fil des soirées de beuverie. Se mettant à faire quelques pas en arrière, il conclut : « Tu peux y penser, et ne jamais m’donner de nouvelles s’tu veux. Mais si tu changes d’avis, tu m’trouveras au St Vincent tous les soirs, okay ? »