Jesse ne pensait pas vraiment que sa vie était rendue plus difficile par son trouble de l’attention. Plus difficile par rapport à quoi ? Il n’avait aucun point de comparaison. Ce n’était pas comme s’il avait vécu un avant et un après TDAH. Plus difficile par rapport à qui ? A beaucoup de monde, sans doute. Jesse aurait des fois eu plus tendance à plaindre les gens autour de lui. Il était toujours surpris de voir à quel point ses collègues faisaient preuve d’une patience d’ange à son égard, alors que lui s’impatientait après lui-même. Bien qu’il ne sache pas exactement où s’arrêtait la simple bienséance et où commençait la bienveillance.
Une fois n’était pas coutume, son manque d’attention avait encore frappé. Son manque d’attention, ou son manque d’organisation. Certainement un peu des deux. La moitié du travail qu’il avait effectué jeudi dernier ? Disparu. Tout perdu dans les méandres du chantier que Jesse considérait comme son espace de travail. Il avait passé une matinée à collecter et mesurer toutes les tailles des danseurs de la Northlight Company. Il avait posé une partie quelque part, il était partie faire autre chose… et la suite, vous la connaissez.
Après avoir fait l’inventaire de toutes les mesures qui lui restaient, il avait envoyé un message à tous les danseurs pour lesquels elles lui manquaient. Il avait un peu tardé à le faire pour une raison que Jesse ne s’expliquait pas. Les personnes concernées venaient comme leur emploi du temps leur permettait, un peu au compte-goutte. 

Ce fut dans cette optique qu’Eddie Yang se présenta à l’atelier. Il manifesta sa présence à Jesse qui n’était, il semblait, pas en train de travailler. Il était affalé sur une chaise avec un ordinateur sur les genoux. Pour sa défense, il avait allumé son ordinateur pour travailler, à la base. Il s’était laissé distraire par autre chose en cours de tâche. Il lâcha vite ce qu’il était en train de faire, travail ou non, pour focaliser son attention sur son visiteur.
« Hey, », le salua-t-il en fermant l’écran de son ordinateur avant de se lever. « Merci d’être venu. Tu viens bien pour les mesures, c’est ça ? Je suis vraiment désolé, je n’ai aucune idée d’où sont passées mes notes. »
Il avait conscience d’en avoir agacé certains qui avaient été assez vocaux. Il espérait mettre un peu de pommade en faisant des excuses en bonne et due forme. Conseil fort diplomatique de sa mère. Mais il n'allait pas admettre qu'il avait perdu les mesures. Il maintenait que c'était elles qui avaient disparu dans le vide.

Eddie et Jesse se connaissaient depuis plusieurs bonnes paires d’années. Ils avaient eu l’occasion de partager la même scène à quelques occasions et de travailler ensemble. La collaboration n’avait pas été évidente, et ils ne s’étaient jamais vraiment lié d’amitié. Eddie avait toujours connu un Jesse dont la tête était partout et nulle part à la fois. Au début, Jesse paraissait surtout dépassé par tout ce qui se passait dans sa vie à cette époque. Il était la doublure du premier rôle d’une comédie musicale tout en étant en train d’être formé aux costumes. Cela représentait beaucoup de travail et d'énergie.  Sans même évoquer ce qui pouvait se passer dans sa vie personnelle. Mais même après avoir été libéré de ses obligations en tant que doublure, son défaut d’attention ne semblait pas disparaître. Il se manifestait juste différemment.
« Tu as toujours été hyper-actif. »
Jesse avait souvent l’impression qu’Eddie n’avait jamais le temps de faire quoique ce soit tout en faisant mille choses à la fois. Il semblait gérer d’une main de maître un emploi du temps de ministre alors que lui se noyait dans un verre d’eau. Eddie était hyper-actif, Jesse était juste hyperactif.
Eddie suggéra, plutôt que de reprendre les mesures, de chercher à nouveau celles qui avaient été perdues. Jesse secoua la tête en contournant son plan de travail à la recherche d’un mètre ruban tandis que son collègue rationalisait en disant que tout le monde était débordé et susceptible de faire des erreurs.
« Ça fait quelques mois que j’ai perdu mon alarme incendie. Je la cherche partout, je crois que je vais devoir en racheter une avant d’avoir des problèmes avec le proprio. Parfois faut s’avouer vaincu. »
Que son appartement prenne feu l’inquiétait moins que les remontrances de son propriétaire le jour où il allait venir et qu’il allait voir que l’alarme avait disparu. L’un des deux événements était plus probable que l’autre. Et il était plus sûr de reprendre toutes les mesures, plutôt que de les chercher sans avoir la certitude de les retrouver. Après avoir soulevé quelques objets, Il mit la main sur un mètre-ruban.
« Crois-moi, j’ai cherché assez longtemps. J’ai pas la patience pour ça. C’est contrariant , mais je dois avancer. Si ça se trouve, je les ai jetées sans faire gaffe. »
Ou bien elles étaient parties avec leurs petites pattes, comme aimait dire sa mère.