Ce n'est pas demain la veille qu'Eddie consentira à poser les mots qui conviennent sur son état, quand bien même son épuisement n’a d’égal que son moral au plus bas. C'est ce que l'on récolte quand on fait chambre à part depuis des semaines et que l'on ressasse la même histoire jusqu’à en perdre le sommeil, en se demandant chaque soir quel avenir son couple peut encore avoir s'il n'en porte même plus le nom. Des pensées obsédantes qu'il tâche de laisser aux portes du théâtre avant d'y entamer sa journée, en admettant que certains regards récoltés au détour d'un couloir ne le ramènent pas à sa regrettable apparition dans la presse en début d'année. Ce n'est pas le genre de chose qu'Eddie tient à trainer derrière lui par ici et ce n'est également pas la première fois qu'une réputation le précède entre les murs de la compagnie, mais il méritait au moins la dernière qui le présentait comme un danseur opportuniste, bien plus glorieuse à ses yeux que celle lui valant aujourd'hui l'étiquette du coureur de service. Car difficile de ne pas souffrir de cette image quand on a fait de ce théâtre le lieu de sa demande en mariage, il y a seulement quelques mois. Ses collègues savent à quoi sa fiancée ressemble et ce n'est certainement pas la blonde apparue à ses côtés sur les photos qui ont fait grand bruit, une équation d'autant plus complexe lorsqu'on y ajoute son rôle de père, lui aussi bien connu de celles et ceux travaillant avec lui. Si ses collègues se gardent bien de le gratifier de réflexions ou de questions sur un sujet que l'on sait sensible, Eddie n'est pas aveugle et se doute que les bavardages qui le concernent vont bon train quand il a le dos tourné. Ce ne sont même pas leurs potentiels jugements qu'il redoute, c'est bel et bien l'influence que cette histoire pourrait avoir sur ses projets en cours alors qu'il met un point d'honneur à ne pas tout mélanger, en attendant des autres autant de neutralité que ce dont il s'avère capable de son côté. Pas évident toutefois lorsque certains bruits de couloirs finissent par parvenir à ses oreilles, valant à Eddie de s'isoler bien plus qu'il ne le faisait avant ça en trouvant refuge dans une salle à l'écart après chaque répétition, une nouvelle habitude creusant un peu plus ce fossé qu'il peut déjà ressentir.

Mais il conserve quelques alliés dans ce théâtre, et la visite qui lui est rendue pendant qu'il met sa pause à profit pour répéter certains mouvements confirme que tout le monde n'a pas forcément un avis à émettre ces temps-ci – ou du moins, pas en sautant sur l'occasion de s'en remettre au qu'en-dira-t-on. « Toc, toc. » L'apparition soudaine d'Anna le tire de son exercice car même sur son temps libre Eddie ne manque pas de pratiquer pour ne jamais laisser ses muscles refroidir, un acharnement qui ne devrait pas beaucoup surprendre son amie alors que celle-ci n’est d'ailleurs pas venue les mains vides. « Matcha express ! » Il étire un sourire à la vue de ce qu'elle lui présente, honorant une coutume bien ancrée entre eux et qui ne date pas d'hier, sans oser lui avouer que sa compagnie est tout ce dont il a présentement besoin. Ils ne se sont pas beaucoup vus ces derniers temps et Eddie l'a ressenti, sans doute parce qu'Anna n'est pas une simple collègue et que leurs moments à deux sont à part, à l'image d'une complicité rare enrichie par les années. « Tu me connais toujours aussi bien. » glisse-t-il en ne refusant sûrement pas un matcha quand il est si gentiment proposé, et parce qu'il serait peut-être temps qu'Eddie se résolve à avaler quelque chose, aussi. « Si tu n’as pas beaucoup de temps devant toi, tu me le dis et je te retiendrai pas trop longtemps. » Ce n'est pas tellement le temps qui lui manque en vérité, c'est surtout qu'il doute d'être de très bonne compagnie mais la frustration qui le dévore en voyant une partie de sa vie lui échapper tend à s'estomper grâce à la douceur d'Anna, à qui il répond sans tarder. « Non ne t'en fais pas, je viens justement de décider que j'allais m'accorder une pause sans être encore très sûr du temps qu'elle durera. » Et l'arrivée de son amie lui permet au moins de mettre son corps sur off lui aussi, à défaut de goûter à un véritable repos. « J'ai pas arrêté depuis ce matin, il y a longtemps qu'un spectacle ne m'avait pas demandé autant d'énergie. » Ce qui peut vite s'avérer compliqué lorsqu'on rencontre comme lui des problèmes pour dormir. Ses soucis de couple le travaillent, autant qu'il peut s'inquiéter pour le bien-être de son fils car Sasha pourrait bien être un dommage collatéral malgré son très jeune âge, et cette pensée l’afflige. « Mais je suis contente de te voir, en tout cas, ça fait une éternité qu’on n’a pas bu un matcha ici. » Il hoche lentement la tête, étirant un sourire qui n'a pas toujours été aussi faible. « Je trouve aussi que ça manque, et je crois que j'ai bien besoin d'une parenthèse comme celle-là en ce moment. T'es toujours la bienvenue de toute façon Anna, tu le sais. » Que ce soit dans cette salle ou ailleurs, pour boire un matcha ensemble ou juste discuter lorsque leurs deux emplois du temps le leur permettent. Pour elle, Eddie n'a pas peur de dégager du temps quitte à devoir même en inventer. « Fais pas attention au désordre, je suis en pleine sélection de costume et comme tu peux le voir, ça fait un paquet de tissu. » Le petit canapé de la salle de danse se trouve envahi par les fameux costumes qu'il était censé sélectionner au cours de la matinée mais autant avouer que sa tête est ailleurs, quoi qu'il puisse en dire. Eddie s'en saisit alors pour les poser un peu plus loin, libérant assez de place pour qu'Anna puisse s'y assoir et pour qu'il puisse faire de même. « Voilà qui est mieux, tu ne vas quand même pas rester debout. » Ils seront ainsi plus confortables pour parler, c'est ce qu'il se dit avant d'envisager l’idée d'aborder le sujet qui semble sur pas mal de lèvres depuis février. Eddie est le premier à souhaiter que cette histoire reste en dehors de la Northlight mais il ne veut aucun tabou entre son amie et lui, tout en supposant aussi qu'Anna n'a pas pu passer à côté. Autant donc en parler de lui-même avant qu'elle n'entende tout et son contraire. « J'imagine que tu es au courant pour ce qu'on raconte.. sur moi je veux dire, puisque j'ai cru comprendre que les choses étaient rapidement parvenues jusqu'ici. » Il oriente un regard prudent vers son amie, son matcha entre les mains et un silence prenant momentanément possession de la salle.