La même abominable scène jouait en boucle dans mon esprit, récalcitrante désolation. J’aurais aimé effacer ma mémoire, gommer des épisodes de mon histoire. J’aurais aimé remonter le temps pour rejouer la scène, trouver les répliques parfaites, adopter le comportement idéal qui m’offrirait enfin un rôle que j’appréciais dans ce chapitre de ma vie qui avait tout d’une mascarade - chapitre qui, plus le temps passait, plus me paraissait s’étendre à l’intégralité du livre de mon existence. Je voudrais jeter le livre aux enfers et qu’on en parle plus, qu’on me laisse tranquille.

Il m’arrivait de maudire Lucy. Je questionnais, acerbe, la destinée sur son plan, sur ses attentes, sur ses vicieuses façons de me faire avancer jour après jour vers un dessein que j’abhorrais exponentiellement. Néanmoins, détester celle qui avait encore des affaires personnelles chez moi ne durait jamais longtemps. Bien vite, ma haine se dirigeait exclusivement envers moi-même. Je mettais en doute tous mes agissements, je cherchais méticuleusement les causes dont j’étais l’auteur à la déchéance de notre relation. Je m’accusais sans vergogne et me considérais tel un oiseau de mauvaise augure, ce corbeau de malheur qui attire indéniablement le mal.

Ca me rend fou à m’en brûler les yeux. Revivre sans arrêt ces scènes de dispute, de conflit, de déception, de contrariété me mettant en confrontation avec la femme avec qui j’avais jadis voulu fonder une famille me tuait à petit feu. J’aurais aimé que mon cerveau se mette sur pause mais même la nuit il m’extrayait cruellement des bras de Morphée pour me remémorer à quel point j’avais échoué à ce jeu de l’existence. Je faisais le décompte de mes défaites, je décimais mes maigres victoires, je me moquais de qui j’étais avec un profond désamour, je m’accablais des drames foulant mon histoire. Je rêvais d’anesthésie et d’amnésie, j’ambitionnais un fichu silence, je désirais une paix en perdant tout espoir de l’obtenir un jour.

Je m’appliquais à tenter de noyer ma détresse dans l’alcool. Le rhum m’aidait toujours à oublier. Il avait un prix, certes, mais l’illusion restait salutaire. Il m’arrivait de craindre développer une addiction à force, tant m’intoxiquer était devenu une nécessité sur mon temps libre, ma meilleure fuite vis-à-vis de moi-même, cependant, je ne savais plus mieux faire pour m’accrocher, m’attacher à ce cœur qui s’obstinait à battre.

Ma gorge se serre douloureusement, j’en perds le souffle. Un juron franchit la barrière de mes lèvres et doigts tremblotant, je dévisse le bouton de ma bouteille d’alcool. Je n’attends plus Greta qui m’a promis passer la soirée à la maison, je me convaincs qu’elle me pardonnera d’avoir commencé à boire sans elle. Je ne suis pas ivre, je suis totalement à jeûn avant que mes lèvres ne trempent dans le liquide, mais il me faut absolument une dose pour résister. Peut-être n’aurais-je pas dû inviter la britannique ce soir, peut-être aurais-je dû insister sur le fait qu’il valait mieux qu’on se voit une autre fois. Il est trop tard toutefois car je reconnais sa manière de frapper à ma porte d’entrée, qui grince déjà sur ses gonds, Greta faisant comme chez elle, comme je l’avais priée à de multiples reprises. Lorsque sa voix me parvient, un sentiment de soulagement m'envahit. Je la rejoins et je la salue d’une voix blanche : “Salut.” Regard brillant, je déglutis difficilement. “Dis-moi que tu peux au moins finir une bouteille avec moi ce soir, s’il-te-plaît.” Ivrogne, je me proclame intérieurement. “J’ai revu Lucy,” j’annonce comme argument, comme excuse, les simples mots faisant tonitruer dans une mécanique odieuse mon coeur brisé.

@Greta Moore  

Le loft était merveilleux mais il était désespérément vide, faisant écho au vide qu’elle ressent. Et malgré ce vide dans la poitrine, la douleur était extrêmement vive. Greta avait emménagé en vitesse, tentant tant bien que mal de se convaincre qu’elle prenait la bonne décision. Une aventure qu’elle avait déjà visualisé auparavant, s’imaginant tout quitter, s’éloigner de ses racines pour se lancer sans eux. Avec lui. Un nouveau départ précipité par la façon dont elle avait été abandonnée alors qu’ils avaient entamé tant de choses et faits tant de projet. Peut-être aurait-elle dû renoncer à ça à présent qu’elle était seule, peut-être qu’elle avait réagi trop vite et qu’elle regretterait. Assise chez elle dans l’immense logement offert par ses parents pour s’assurer qu’elle serait en sécurité, des larmes coulant sur ses joues, il était évident que les regrets venaient tenter de combler le trou béant de son âme.

Rencontrer Isaac avait probablement participé à la sortir de son chagrin alors que lui-même tentait de survivre à son propre échec amoureux. Isaac était beau et c’est ce qui l’avait frappée en premier lors de leur rencontre : un charme foudroyant et un sourire irrésistible. Greta avait compris à quel point elle allait mal en réalisant qu’elle avait simplement constaté l’aura du garçon, sans plus, sans arrière pensées. Elle était devenue incapable de se projeter et encore moins d’en désirer un autre qu’Arthur. Il occupait ses pensées et elle se demandait si un jour la douleur s’apaiserait. Alors quand son ami l’avait appelée au secours, Greta avait bien évidemment répondu présente et s’était présentée chez lui, un peu tard visiblement puisqu’il sentait déjà l’alcool. “Salut.” avait-il soufflé dans une odeur de rhum. “Dis-moi que tu peux au moins finir une bouteille avec moi ce soir, s’il-te-plaît.” Le rhum n’était pas sa boisson favorite mais le goût importait peu, ce qu’ils rechercheraient ce soir serait l’ivresse et la sensation de soulagement qui viendrait avec. « Watch me. » avait-elle répondu se sentant mise au défi et définitivement incapable de resister à l’idée de s’enivrer de manière générale et encore moins ce soir. L’anglaise normalement si chic avait attrapé la bouteille au niveau du goulot pour en avaler une grosse gorgée puis une seconde juste à sa suite. « Et je n’aime même pas le rhum. » Sous-entendu, imagine ce que je pourrais encaisser si le goût suivait. “J’ai revu Lucy,” C’était donc pour cela qu’il lui avait lancé un appel à l’aide et elle lui avait lancé un regard noir même si elle se devait d’être présent pour lui. Ils ne connaissaient que trop bien leurs histoires d’amour passées et l’un comme l’autre admettaient mal de pouvoir rechuter. « Putain Isy. Pourquoi tu t’es infligé ça ? » Elle espérait qu’il avait une raison valable de l’avoir revue et qu’il n’était pas simplement masochiste. Greta n’était pas prête à l’entendre évoquer son ex quand elle même se débattait encore avec ses sentiments pour Arthur alors que leur séparation avait eu lieu six mois auparavant. « Tu crois qu’on les oubliera un jour ? » avait-elle demandé en plantant son regard azur dans celui d’un Isaac qui lui apparaissait séduisant après une dose d’alcool ingurgitée aussi vite.

Même si j'avais sérieusement contemplé la possibilité d'annuler notre rencontre avec Greta pour mieux me morfondre dans une profonde solitude, désormais que la britannique se trouvait à mon domicile, un sentiment de reconnaissance doublé de soulagement m'habitait. Je priais mon amie de consommer de l'alcool en ma compagnie et l'écrivaine obligea promptement à ma sollicitation en s'emparant de la bouteille de rhum pour en boire quelques gorgées à même le goulot, son geste introduit par un assuré « watch me ». Sa réaction téméraire et déterminée m'arracha un sourire, à la fois admiratif et complice. « Et je n’aime même pas le rhum. » « Impressionnant, » je complimentais avec franchise, ressentant l'envie de l'enlacer pour la remercier de sa solidarité, sans pour autant exaucer ce souhait volage. « J'ai d'autres alcools, » j'annonçais plutôt en prenant la direction du placard où étaient entreposées les différentes bouteilles. « Tu peux prendre ce que tu veux, » je conviais avant de lui annoncer sombrement la raison de mon mal-être : ma dernière confrontation avec Lucy.

Greta m'adressa un regard noir que je soutenais, conscient que je ne pouvais la contredire sur les raisons qui l'incitaient à me fusiller ainsi mais assumant malgré tout cette part de ma déchéance. Une conséquente fraction de ma personne était intimement convaincue que je méritais toute cette souffrance, tout le mal qui obscurcissait les lignes de mon histoire ; jusqu'à ce que des bribes de mon esprit recherchent même la misère, effroyable mécanisme d'autodestruction s'était déclenché, mon esprit y dénichait du sens. Je subissais le chagrin, je recherchais la peine, comme si elle pouvait me divertir, comme si je lançais une promotion sur le fait de m'anéantir, comme si je quémandais silencieusement un KO. « Putain Isy. Pourquoi tu t’es infligé ça ? » En guise de réponse, je hochais la tête à la négative, mes yeux se brouillant instantanément, mes doigts venant presser mes paupières alourdies par cette catastrophe amoureuse. Je refusais de penser à la dernière conversation que j'avais eue avec mon ex, je rejetais cette horripilante confirmation qu'elle m'avait fait grâce d'avoir avorté de notre enfant sans m'en toucher le moindre mot, sans même m'informer qu'elle était enceinte. A cette pensée, au souvenir de ce nouveau volet de notre relation désastreuse, mon cœur se tordait douloureusement et je portais la bouteille de rhum à mes lippes, prenant une longue gorgée qui me brûlait la gorge. Vaine tentative de diversion, naïf souhait d'anesthésie, pieuse incantation à l'amnésie. « C'est fini. Je ne peux plus lui pardonner, maintenant. C'est fini, » je déclarais à la Moore, la voix éraillée par les sentiments et l'alcool. « Tu crois qu’on les oubliera un jour ? » Je hochais de nouveau la tête à la négative, sans vraiment réfléchir. Comme si Lucy m'était indélébile, comme si elle m'était fatale, comme si un futur n'existait pas sans elle. Je niais en bloc cette possibilité, l'échec flagrant de mon couple révolu. L'idée de repartir de zéro dans ma vie privée, de faire une croix sur mes rêves de mariage et de famille avec la Ersley, d'avoir consacré cinq ans de ma vie pour cet odieux point final m'était insupportable. Néanmoins, bien vite, je réalisais que la question ne me concernait pas exclusivement et je formulais, uniquement pour encourager et réconforter mon interlocutrice : « On mérite mieux. » Je me rapprochais de Greta, mon regard se plongeant dans ses perles azurées. « Ils nous méritent pas. » J'inspirais profondément. « 'Faut les oublier. On va devenir fou sinon, » je prévenais, mes doigts tapotant mon verre avant d'absorber une nouvelle gorgée de rhum. « Qu'est-ce que t'as envie de faire qui te ferait pas du tout penser à l'autre ? » Je demandais, soudainement épris de la volonté de changer les idées de l'artiste, de gommer le souvenir d'Arthur - dont je ne prononçais même pas le prénom, partie de ma stratégie - de sa mémoire aussi longtemps que possible.

@Greta Moore  

Tout n’était pas si noir parce que certaines personnes devaient probablement vivre leur rupture seul, sans personne. Greta, elle, pouvait se vanter d’être entourée et d’avoir le luxe de partager son chagrin avec ses amis sur place et ses nouvelles rencontres. Isaac faisait partie de la seconde catégorie et si l’écrivaine appréciait sa compagnie, le fait qu’il traverse la même chose qu’elle les avait encore plus rapprochés. Se voir et partager leurs souffrances n'était peut-être pas le meilleur des remèdes mais il représentait tout ce dont elle pensait avoir besoin en ces instants sombres. Alors elle était venue, pour être à ses côtés et pour également égoïstement profiter de sa compagnie alors même qu’il était au plus bas. Un paradoxe qui l’avait fait sombrer dans l’alcool à peine avait-elle eu passé le pas de la porte. « Impressionnant, » Elle avait souri. « J'ai d'autres alcools, » Le rhum ou un autre alcool, tout pourvu que l’ivresse vienne brouiller l’image encore trop intacte de celui qui représentait l’homme idéal dans son esprit. « Tu peux prendre ce que tu veux, » Alors elle l’avait suivi pour s’emparer d’une bouteille de vin rouge, quelque chose d’un peu plus acceptable pour débuter la soirée et qui mettrait un peu plus de temps à l'enivrer. Juste le temps de faire la morale à un Isaac qui s’en serait probablement bien passé.

« C'est fini. Je ne peux plus lui pardonner, maintenant. C'est fini, » Son regard avait toujours été perçant et ces moments où ils se regardaient dans les yeux avait quelque chose de troublant. Mais alors qu’il soutenait son regard, c’est une certaine brillance qui venait remplacer l’habituelle lueur des pupilles d’Isaac alors Greta avait adouci le sien, venant tendre le coin de ses lèvres en un maigre sourire. « C’est moi qui devrais te pardonner si tu lui accordais une nouvelle chance, Isy. » Parce qu’elle lui en voudrait de retomber dans les bras de quelqu’un qui avait réussi à le plonger dans un tel état. Il était en morceaux, et Greta n’avait encore jamais eu l’occasion de voir une rupture laisser autant de séquelles à l’un de ses protagonistes. « On mérite mieux. » A y regarder de plus près, c’était comme si elle se voyait dans un miroir. « Ils nous méritent pas. » Alors qu‘il essayait de se convaincre, Greta réfléchissait. Il était facile pour elle de l’accuser d’avoir succombé à la tentation de revoir celle qui partageait sa vie quand celui qui la hantait elle était restée à l’autre bout de la planète. Sans cette distance, il y avait fort à parier que la blonde ait fait la même erreur qu’Isaac - en se confortant dans un mensonge qui lui faisait du bien plutôt que d’accepter que tout était terminé. « 'Faut les oublier. On va devenir fou sinon, » Alors, ses yeux fuyants étaient venus s’humidifier à leur tour alors qu’elle ne pouvait s’empêcher de penser à Arthur. Mais alors qu’elle larmoyait et noyait son chagrin dans ce qui avait probablement participé à ruiner leur couple, qu’en était-il de lui ? Que faisait-il ? Il l’avait probablement déjà oubliée et l’imaginer déjà dans un autre lit l’avait encouragée à reprendre une gorgée de ce vin rouge dont les fines gouttelettes venant tâcher sa tenue ne l’inquiétaient même pas. « Je suis sûre que tu m’aurais pas fait souffrir, toi. » avait-elle répondu en guise de réponse en venant taper légèrement sa bouteille contre celle d’Isaac. « Et si j’avais eu un mec comme toi, je l’aurais jamais lâché. » Greta était songeuse, Isaac vivait une rupture douloureuse comme elle et elle ne pouvait s'empêcher de penser à combien le destin était parfois mal fait. « Qu'est-ce que t'as envie de faire qui te ferait pas du tout penser à l'autre ? » était-il venu demander pour lui permettre de sortir de ses pensées. « Il y’a une fête sur la plage, je crois. On peut y passer, faire semblant d’être un couple parfait plutôt que deux célibataires qui se sont lâchement fait largués. » Aller à une fête dans leur état n’était peut être pas non plus la meilleure des idées mais si cela leur permettait de se changer les idées, ils devaient essayer. « Une partie de moi meurt d’envie de rester là à boire avec toi mais je pense pas que ce soit une bonne idée, de sombrer comme ça ensemble… » Parce qu’un peu de lucidité au milieu de cette scène pathétique ne ferait sûrement pas de mal.

Tous deux munis du poison de notre appétence, c'est le cœur dans un état qui me paraît totalement irréparable que j'annonce, sur un ton étonnement catégorique, que ma relation avec Lucy est terminée. Clamer ces propos aux nuances définitives résonne en moi comme des milliers de bris, je peine à déglutir tant ma gorge se serre et irrémédiablement, un océan de chagrin vient noyer mes prunelles. Les entrailles malmenées par les sentiments, je ressasse cuisamment cette dernière conversation que j'ai eue avec mon ex, celle qui a imposé un acide point final à notre romance tumultueuse. Une amertume mêlée à de l'horreur et du chagrin me range sans vergogne et je romps le contact visuel avec Greta seulement pour boire une longue gorgée de rhum, en quête d'amnésie et d'anesthésie.

Mes doigts sont serrés fermement autour de la bouteille, comme si je craignais qu'elle se dérobe, comme si elle faisait partie des rares éléments de ma vie sur lesquels je pouvais investir ma confiance et qui demeuraient stables. Une bouteille de rhum ne me surprenait effectivement jamais, j'attendais toujours le même résultat de sa part et rarement étais-je déçu. « C’est moi qui devrais te pardonner si tu lui accordais une nouvelle chance, Isy, » fait la britannique et ses menaces amicales me font pâlement sourire en coin. La Moore était dotée de cette manière particulière de protéger et prendre soin des personnes qu'elle appréciait qui me touchait inexorablement.

Un soupire franchit la barrière de mes lèvres lorsqu'il est question d'oublier ces personnes qui ont impétueusement brisé notre cœur, cruellement bafoué notre âme, égoïstement perdu notre temps. Je ne peux personnellement pas concevoir devoir reprendre ma vie de zéro, quand bien même je ne saurais pardonner Lucy pour ses trahisons et ses mensonges qu'elle a enchaînés à mon intention. A mes yeux, tirer un trait sur cinq ans de relation rime avec un épouvantable échec, une fin tragique. Je suis impossible d'accepter le fait d'être un homme de presque trente ans qui a tout perdu, qui n'a rien de concret dans sa vie personnelle. Étais-je un raté ? Étais-je voué à la solitude ? Ne méritais-je pas l'amour et de réaliser mes rêves ? L'horloge du temps ne s'arrêtait pas, comment pouvais-je imaginer concrétiser mon objectif d'être père alors que le sentiment d'avoir loupé plusieurs trains sur le cheminement me menant à une telle réussite m'épouvantait ? Pouvait-on vraiment refaire sa vie à mon âge ? Je chassais néanmoins mes pensées, me concentrant sur mon amie. Elle aussi souffrait et je n'étais pas insensible à ses désolations. Je désirais fortement la réconforter, la consoler, l'épauler et c'est ainsi, en ne pensant qu'à elle, que j'affirme que nous méritons mieux et que ceux qui nous ont fait du mal et que ceux-ci ne nous méritent pas. J'invite ensuite à oublier ces sombres personnages, portant les paroles aux gestes en buvant une nouvelle gorgée de rhum.

« Je suis sûre que tu m’aurais pas fait souffrir, toi. » Greta suppose en tapotant sa bouteille de vin contre ma bouteille de rhum. Un sourire possède mes lèvres, je lève un regard bienveillant sur mon interlocutrice. « Jamais volontairement, en tout cas, » je promets en posant ma main sur la sienne, pressant doucement ses doigts des miens avec affection. « Et si j’avais eu un mec comme toi, je l’aurais jamais lâché. » J'avais plus de mal à croire en ces propos-ci ; je soupçonnais que les émotions mêlées au vin rouge altéraient quelque peu le jugement de l'écrivaine. Si Lucy avait trouvé mille raisons de me tromper, c'est que je ne faisais fort probablement pas partie des hommes qu'on garde. « J'aimerais aimer quelqu'un comme toi, » je réponds spontanément, sans filtre. Je rêve de faire partie d'un couple où l'amour et le respect sont réciproques et Greta, en quelques mots, le présentait à mes sens.

Nouvelle gorgée de rhum, j'invite à la distraction, dans cette stratégie frénétique d'oublier nos exs. « Il y’a une fête sur la plage, je crois. On peut y passer, faire semblant d’être un couple parfait plutôt que deux célibataires qui se sont lâchement fait largués. » Je hausse les sourcils, d'abord surpris par sa proposition, puis appâté. Je ne suis pas certain d'être le plus frais pour me rendre sur la plage mais l'idée de jouer au faux petit ami avec la Moore me plait éhontément, elle me motive même à vouloir m'extraire de ce salon où je rumine sans gêne en mode larve. « Une partie de moi meurt d’envie de rester là à boire avec toi mais je pense pas que ce soit une bonne idée, de sombrer comme ça ensemble… » Je reconnais que nous jouons à un jeu dangereux que nous risquerions de regretter demain matin si nous continuions sur cette lancée. « Je suis sûr qu'on ferait un excellent faux couple parfait. On a eu les meilleurs contre-exemples, » j'argumente, en tentant même de tirer du positif de nos désastres sentimentaux. Je me lève précautionneusement du canapé et je tends une main à Greta. « On prend quand même nos bouteilles, non ? On peut continuer à boire, au moins un peu... » Je m'inquiète, comme si le concept de risquer être à jeun m'abominait. Mon regard passe de ma silhouette à celle de mon amie. « Il faut que je me change par contre, pour qu'on soit un peu plus dans le même style. » Autrement dit, que j'ai moins l'air d'une vieille chaussette abandonnée. « Viens, suis-moi, » je l'invite à l'étage jusque ma chambre. J'ouvre la partie de mon placard où sont pendues mes chemises. « Choisis-en une si tu veux, je vais me doucher vite fait, je reviens dans cinq minutes. » Je disparais dans la salle de bain connexe et me presse sous le jet d'eau tiède.

Elle ne pouvait pas le croire entièrement pour la simple et bonne raison qu’elle-même ne pouvait assurer que c’était terminé, qu’elle ne sombrerait pas de nouveau à la seconde où son regard croiserait le sien. Mais une chose était sûre, le risque que cela se produise était bien moindre comparé à celui pour Isaac de revoir Lucy. « Jamais volontairement, en tout cas. » Et Greta avait accepté le sentiment que lui avait amené cette phrase associée à la pression de sa main sur la sienne parce qu’elle savait que sa vulnérabilité l’amenait à apprécier chaque chose positive qui lui était dite. « J'aimerais aimer quelqu'un comme toi, » avait-il continué et cette fois-ci, elle l’avait interrompue parce qu’il était dangereux pour elle de recevoir autant d’affection de la part d’un ami. « Dis pas ça, idiot, je pourrais tomber amoureuse tu le sais bien. » Et ils avaient échangé un rire parce que les plaisanteries entre eux ne dépassaient jamais les limites, parce qu’aucune ambiguité ne s’était jamais détachée de leur solide amitié. Pourtant, quelque chose semblait passer au-délà les regards et les sourires, qu’elle choisissait d’ignorer en continuant la soirée. L’alcool interrompait leurs pensées à rythme régulier, venant savamment leur donner le sentiment que tout n’était pas si grave, venant réduire l’intensité des sentiments qui se mêlaient en eux. « Je suis sûr qu'on ferait un excellent faux couple parfait. On a eu les meilleurs contre-exemples, » Greta avait hoché la tête, bien incapable de stopper Isaac qui empruntait le même chemin qu’elle, celui qui les ménerait à une gueule de bois infernale le lendemain matin. « Suffit de faire tout l’inverse d’Arthur et Lucy, et on sera parfaits. » Et la blonde, sans s’en rendre compte, était finalement assez alcoolisée pour faire passer la barrière de ses lèvres aux noms de leurs deux ex, elle qui s’était montrée extrêmement adroite quand il s’agissait de les remplacer par tous les synonymes possibles.

Puis les deux âmes en peine voulaient s’évader réellement, trouver une occupation autre que le partage de leurs peines, alors Greta avait suggéré un idée qui n’avait pas semblé réjouir Isaac. « On prend quand même nos bouteilles, non ? On peut continuer à boire, au moins un peu... » « C’est devenu mon nouveau sac à main, ma bouteille. Je la quitte plus. » Ses rires et ses interventions étaient de plus en plus incertaines au fur et à mesure où le liquide se vidait de la bouteille. Sa présence ici n’avait rien d’hasardeuse, il l’avait invitée au moment où il en avait plus besoin et elle savait, malgré la mélancolie qui régnait, qu’elle avait tout autant besoin de lui que l’inverse. Avec lui, Greta pourrait se laisser aller à son chagrin, se laisser aller à qui elle était vraiment, vivre pleinement cette rupture pour mieux s’en sortir. « Il faut que je me change par contre, pour qu'on soit un peu plus dans le même style. » Etudiant sa propre tenue, la blonde avait arqué un sourcil, peu convaincue d’avoir elle-même revêtu la tenue parfaite pour une soirée, ne se posant pas énormément de questions quant à son apparence en répondant à l’invitation de son ami ce soir-là. « Dans le même style ? Je ressemble pas à grand chose, tu sais. » Parce que ses vêtements hors de prix ne changeaient rien, ne permettaient pas de donner le change aux côtés de sa mine déconfite et des cernes qui ornaient le bas de ses yeux. Greta qui brillait d’un épanouissement certains quelques jours auparavant n’était plus que l’ombre d’elle-même alors qu’elle se raccrochait à Isaac. « Viens, suis-moi, » La blonde avait accompagné son ami à l’étage, se rangeant finalement de son avis - il avait besoin d’une douche. « Choisis-en une si tu veux, je vais me doucher vite fait, je reviens dans cinq minutes. » Isaac semblait détendu et elle se félicitait de cette initiative qui lui permettrait peut-être d’oublier un temps la douleur de son coeur brisé. Présente à ses côtés, il était devenu la priorité, comme si soigner le chagrin d’amour d’Isaac lui permettrait à elle-même d’aller mieux. « Le choix va être difficile, je dois en choisir une assez bien pour que tu sois parfait mais pas au point que tu tombes dans les bras d’une autre. » Greta faisait glisser inlassablement les cintres sur lesquelles étaient rangées les chemises de l’infirmier, soigneusement, sa penderie se révélant bien plus organisée que ses pensées actuellement. « Ce soir, tu es à moi, Jensen. » avait-elle ajouté un peu plus fort en se penchant vers la salle de bain pour s’assurer qu’il entendait malgré le jet de la douche. Trouvant la chemise parfaite pour la soirée à laquelle ils devaient se rendre, Greta l’avait attendu assise sur le lit, terminant la bouteille de vin. Heureusement, Isaac n’avait pas mis longtemps à la rejoindre, ne lui laissant pas le temps de se retrouver seule avec ses pensées. « Habille toi vite avant que je te saute dessus. » La barrière de l’amitié se fissurait doucement alors qu’Isaac était sorti avec une simple serviette autour de la taille, l’eau chaude n’ayant probablement pas suffi à lui faire retrouver une totale sobriété. Après qu’il se soit habillé, les deux amis étaient redescendus non sans mal pour quitter une maison qu’ils avaient remplie de nostalgie et de regrets pour se diriger vers la plage. Une fois aux abords de la fête, Greta avait attrapé la main d’Isaac pour y glisser la sienne en se tournant vers lui avec un sourire. « Prêt, mon chéri ? » Et elle avait éclaté de rire en se laissant diriger par la musique et les cris joyeux des fêtards.

Le cœur en berne, le dos voûté, les doigts entourant solidement ma bouteille de rhum, il s'avère aussi périlleux que séduisant de s'éprendre du conditionnel, de ce que ma vie aurait pu être si mes choix avaient été différents. Les regrets sont nombreux, les remords mordants, exacerbés par la détresse romantique qui provoque une décompensation totale de mon moral. J'aurais aimé tomber amoureux d'une autre que Lucy ; en l'état actuel des choses, je ne parviens à tirer absolument aucun positif de notre relation, aveuglé par la douleur aigüe générée par notre rupture. Je souhaite ardemment remonter les horloges du passé et opter pour une autre femme afin d'écrire mon histoire, bâtir les fondations de mon rêve. Avec désolation, ces cinq dernières années dans lesquelles j'avais investi tant d'espoir me laissent désormais sur une terre aussi sèche qu'aride, polluée de bris et de bagages aux allures de boulets.

Je soupire doucement, regrettant par exemple de ne pas avoir été en couple avec Greta, qui m'assure par quelques mots qu'elle ne m'aurait pas trahi, qu'elle m'aurait respecté ; des paroles possiblement superflues au sens de notre amitié mais qui ravive mon organisme d'une onde d'espoir mêlée à une douce nostalgie. « Dis pas ça, idiot, je pourrais tomber amoureuse tu le sais bien. » Je ris doucement avant de prendre une nouvelle gorgée d'alcool, le liquide ambrée écorchant ma trachée à son passage. Je fronce les sourcils, assez poli pour ne pas contredire Greta, mais trop incertain pour croire réellement en ce risque saugrenu qu'elle s'entiche de ma personne à laquelle j'alloue une bien piètre estime.

La solution réside peut-être à secouer notre inertie au sein de laquelle la gravité semble maximiser nos peines. Si la vaillance est une denrée rare dans mon attitude immédiate, je me laisse doucement prêter au jeu, la Moore détenant un talent certain de persuasion sur moi. Je m'inquiète néanmoins de nos consommations, comme s'il me devenait impensable d'affronter le monde extérieur sans cet alcool qui m'est devenu essentiel. Grâce à lui, les contours du souvenir de Lucy et le constat de ma vie ratée sont davantage floutés, quand bien même les chagrins ne se noient pas dans le liquide que j'ingère en grandes quantités. « C’est devenu mon nouveau sac à main, ma bouteille. Je la quitte plus. » Je souris, charmé. « Quelle femme. Tu pourrais pas être plus parfaite, » je complimente légèrement, réalisant par la même occasion que les vêtements que j'abhorre me donne un air pathétique. L'apparence s'accorde certes à mes états d'âme, mais si je compte jouer la comédie avec Greta à mon bras, il me faut un minimum d'accessoires. Je ne peux pas simplement me fier au talent sur ce domaine : je ne suis pas assez doué pour berner Autrui. « Dans le même style ? Je ressemble pas à grand chose, tu sais. » « Tu fais British donc tu fais classe. Moi je fais Aussie pouilleux. » Et sur ces belles paroles, je l'entraîne dans ma chambre.

J'abandonne l'écrivaine face à ma penderie, la chargeant de sélectionner ma tenue. Une stratégie pour gagner du temps tandis que je file sous la douche et pour susciter le style de Greta sur les vêtements à sa disposition. Je lui fais confiance pour dénicher la chemise qui pourrait s'apparenter à la même fibre que sa propre tenue du jour. « Le choix va être difficile, je dois en choisir une assez bien pour que tu sois parfait mais pas au point que tu tombes dans les bras d’une autre. » « Alors, si on se fie à nos contre-exemples, je n'ai pas le droit d'aller avec une autre femme, ce soir, » j'annonce à travers la porte de la salle de bain. « Ce soir, tu es à moi, Jensen, » j'entends la blonde menacer et je pouffe sous le jet d'eau tiède.

Quelques minutes plus tard, je retrouve mon amie assise sur le matelas, le niveau de sa bouteille de vin abaissé, le linge sélectionné à ses côtés. « Habille toi vite avant que je te saute dessus. » Je hoche la tête en signe de dénégation, la prenant guère au sérieux, puis saisis les vêtements avant de disparaître de nouveau dans la pièce connexe. « Alors, verdict ? Le costume est bon ? » Je demande en sortant revêtu à la mode de Greta.

La musique bat son plein et les convives s'époumonent de plaisir lorsque nous nous approchons de la fête qui anime gaiement la plage artificielle. J'échange un regard avec l'artiste, y cherchant un peu de courage. « Prêt, mon chéri ? » J'acquiesce, entremêlant mes doigts aux siens. « Allons chasser les démons de minuit, mon amour, » je fais, une pensée pour ces monstrueuses élucubrations qui me minaient autant l'esprit que le cœur depuis des mois maintenant. J'esquisse un sourire en coin, fais tourner Greta sur elle-même, telle une princesse improvisée. « Je te propose de te payer un verre puis après on rend les fêtards outrageusement jaloux sur cette piste de danse. Partante ? » J'annonce. Nos rafraîchissements en main, nous nous faufilions sur l'espace de sable désigné dancefloor et puisque le hasard semblait s'amuser de notre prestation, le DJ ne jugea guère plus adéquat que de démarrer un slow. Je glisse une main dans le dos de Greta, l'autre saisissant délicatement sa main. « Qu'est-ce que t'aurais aimé faire, en couple, à ce genre de soirée, que t'as jamais pu faire ? » J'interroge curieusement, l'alcool aidant.